L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les années de taxi-boy d'un écrivain new-yorkais

Né dans un coin perdu du Missouri, orphelin précoce élevé par ses grands-parents, lecteur avide de littérature dès son plus jeune âge, impatient de découvrir le monde, Charles Stevenson Wright (1932-2008) partait en stop toutes les semaines, dès quatorze ans, pour passer le week-end à Kansas City ou St-Louis. Le narrateur du «Messager», au parcours très proche de celui de l’auteur, débarqué à Manhattan à la fin des années cinquante, travaille comme coursier au Rockefeller Center pendant la journée et passe ses nuits dans les bas-fonds et dans un monde intellectuel interlope, en faisant des passes quand il est à court d’argent.

Charles Stevenson Wright.

Par ces nuits de printemps, je traîne sur le perron, devant la porte de mon immeuble. Ces putains et voleurs de gitans, mes plus proches voisins, font comme moi. Leur clientèle est exclusivement masculine. Avec sa figure ocre, ses anneaux d’oreille d’or, la bourse brodée de perles qui se balance sur sa hanche et sa large jupe de soie, la Mamma a grande allure. Elle est assise sur son trône, la marche du haut. L’autre jour, elle est allée en prison et a eu les honneurs du Daily News. Elle avait truandé un flic en civil et, coincée, avait essayé de l’acheter avec dix dollars. Les gosses des gitans eux aussi rôdent dans la rue. La gamine a cinq ans, le garçon six. Ils vendent des fleurs en papier. Un pigeon qui se balade avec une fille donne dix cents au gosse et lui dit de garder la fleur. Il prend le bras de la fille et ils s’en vont en riant, tout fiers d’explorer les bas-fonds. Le gosse au doux visage me regarde et marmonne entre ses dents : «Pauvres cons».

Publié en 1963, «Le Messager» est le premier volume d’une trilogie romanesque inspirée des années new-yorkaises de Charles Stevenson Wright, paru en janvier 2014 aux éditions Le Tripode (traduction de Michel Averlant).

Spectateur incisif de la vie, authentique et lucide, enrageant d’être seul, lucide mais sans amertume, intégré nulle part à cause de la ségrégation et du racisme, car il était noir, à cause de la pauvreté, de son dégoût de la routine et des classes moyennes, il livre en chapitres brefs des chroniques de Manhattan, séances de tapinage ou de came auprès des gosses de riche et de la «haute» société, dans laquelle il pénètre grâce à sa belle gueule, spectacle d’une société de bourse un jour d’effondrement des cours à New-York, scènes tragi-comiques, sordides ou touchantes.

 Et les voilà qui passent, les voilà qui passent, ces joyeux tordus aux pas pressés, les employés de bureau. Ils ont trouvé leur niche dans ce monde et ils vont se démerder pour que vous le sachiez, que vous ne fassiez rien de stupide qui risque de détruire leur petit univers. Bourgeois jusqu’au trognon. Et voilà les miens, les gens de ma race, qui passent aussi comme autant de points noirs dans un champ blanc. Flot noir et blanc, voix perçantes et éraillées, comme celles de gosses rendus enragés par la faim. Gémissements du trafic embouteillé et hoquets de la ville nauséeuse. Non, non, je n’appartiens pas à ce qui défile là.

 J’ai toujours erré comme un fantôme mal assuré à travers le monde des Blancs.

Toujours à la marge, l’écrivain dresse une galerie de portraits saisissante de cette ville où tout se côtoie dans l’indifférence ; prostituées, travestis, arnaqueurs ou gitans, ils semblent tous plus vrais que nature, de Claudia la Grande Duchesse, un noir junkie et travesti qui se transforme en «gonzesse du tonnerre», à Maxine la petite voisine, lutin effronté de sept ans qui rencontre Charlie «quelque part entre l’enfance protégée et la sauvagerie du monde adulte», et enfin celui de la grand-mère, paradis de l’enfance.

Ma vie m’apparaissait aussi vide que celle d’un matou qui, après avoir traîné dans trop de ruelles, n’y aurait rien amassé de plus que le bagage d’une putain.

Un bagage en forme de récit, cabossé et solitaire, désespéré et drôle, une voix unique à découvrir enfin en français grâce aux éditions Le Tripode, qui a publié le deuxième volume de la trilogie, «Les tifs» au mois de mars 2016.

Vous pouvez écouter une interview passionnante de Frédéric Martin, éditeur au Tripode, ici, et lire la belle chronique de Julien Delmaire sur son blog Nous Laminaires, par là.

Le Messager de Charles Stevenson Wright aux éditions Le Tripode (traduction de Michel Averlant)
Charybde7