L'AUTRE QUOTIDIEN

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La guerre civile est avancée bien avancée… 

La guerre civile désirée et orchestrée, nue et crue. Il faut lire "Sniper", le roman de Pavel Hak, tandis que tombe Alep !

Mon devoir est de tuer. Frapper mortellement (en une fraction de seconde) ce qui est condamné à mort. Par qui ? Pourquoi ? La guerre n’admet pas de questions. Opposants au régime, hommes et femmes errants, soldats ennemis, rebelles financés par les puissances étrangères, enfants, vieillards, autant de noms pour une seule et même réalité : ma cible !

Frapper mortellement. Tuer. Le temps qui nous étouffe, la mort qui nous guette, sont tous deux invisibles. Peut-on arrêter le temps et vaincre la mort en tuant soldats, paysans, mercenaires, intrus venus d’on ne sait quel coin du monde ? Détruire. Anéantir. Je ne laisserai personne vivant. Il suffit d’un survivant pour que l’irrémédiable ait lieu : l’accusation. Et avec cette chienne malpropre, la condamnation et la peine. Car dès qu’une bouche s’ouvre, un trou noir se creuse dans le monde, et avec lui un suspens : que dira cette bouche ? Quelle vérité proférera-t-elle ? Les gens sont avides d’événements. Râles et gémissements parlent aussi. Diable ! Les bouches humaines ont toutes une fâcheuse habitude de parler, difformité dont nous n’avons guère besoin. Race maudite, je ferai de vous un tas de viande hachée ! Adorateurs du verbe, candidats aux épanchements en discours blasphématoires, tribuns malintentionnés, hyènes puantes, votre cervelle volera en éclats ! Plaintes, revendications, propositions de règlement pacifique, proclamations de nouvelles lois, discours acharnés à dire ce qui se passe, il n’y a pas de place pour vous : faut vous éliminer les uns après les autres, systématiquement, dans l’ordre de votre apparition. Dois-je le jurer ? Après moi ne restera aucune bouche parlante. Après mon dernier coup de fusil, l’ordre régnera. Je participe à ce conflit pour éliminer cette anomalie porteuse de paroles insensées qu’est l’homme. Mon fusil se charge d’éliminer cette hideuse source de mots, qui n’existe que pour salir, crier la révolte et inciter à la désobéissance. S’ils ne parlaient pas, s’ils ne proféraient pas leurs discours hallucinés sur le droit à la vie, au bonheur et à la terre (qui, selon eux, leur appartient, alors qu’elle est depuis toujours à nous), il n’y aurait pas de guerre. La guerre a lieu parce qu’il y a trop de bouches parlantes. Trop de calomnie. Celui qui accepte l’ordre et obéit à la loi ne peut jamais être à l’origine du mal. Source du malheur. Cause du besoin de régler les choses avec les armes.

Sniper serbe

C’est par ce monologue tout en intensité meurtrière, par ce soliloque halluciné d’auto-conviction, que débute le deuxième roman de Pavel Hak, publié en 2002 chez Tristram.

Cette terrible vaticination, cette auto-justification devant l’histoire et les hommes, que murmure ou hurle, on ne sait, un sniper dont il ne sera jamais dit qu’il puisse être bosno-serbe (mais dont beaucoup de caractéristiques de ces 80 pages pointent bien la direction), n’est que le début, l’introduction, d’un flot furieux, extrêmement violent et résolument guerrier, digne à bien des égards des premières pages du magnifiquement terrifiant « Tombeau pour cinq cent mille soldats » (1967) de Pierre Guyotat, creusant comme une tranchée sombre et meurtrière dans l’approche retenue, par exemple, par Mathias Énard dans « La perfection du tir » (2003). Parcourant à toute allure les sentiers de la guerre totale, par les yeux saignants de villageois fuyant leur village dévasté, de prisonnières et de prisonniers arrêtés au hasard des barrages routiers pour interrogatoire de principe, torture et viol de fait, par les voix d’officiers haranguant leurs troupes et leurs collègues de discours justificatifs incisifs, expliquant la nécessité de la purification ethnique et de la terreur qui doit obligatoirement l’accompagner, par les membres déchirés des victimes et par les cris rageurs des révoltés, le Français d’origine tchécoslovaque Pavel Hak manie un scalpel particulièrement redoutable, qui ne laisse de côté aucune des composantes horribles de cette guerre civile emblématique, dans laquelle, bien loin des « aléas du combat », aucune cruauté n’est laissée au hasard par ses orchestrateurs.

Autre sniper serbe…

Devant la fenêtre du Q.G. surchauffé, le commandant s’allume une cigarette, puis, les muscles du visage contractés, il se tourne vers les officiers au garde-à-vous. « L’intensité des raids aériens a interrompu notre action dans la zone frontalière ; notre armée a dû reculer, nos soldats ont été obligés de s’enterrer, nos chars ont rejoint les abris dans des galeries souterraines. » Le commandant plisse les yeux. « Pour qui nous prennent-ils ? Pour des rustres ? Des demeurés ? Ils multiplient leurs raids, pilonnent nos positions, matraquent nos infrastructures ; mais nous aussi nous avons nos armes et nos méthodes. Êtes-vous d’accord ? » Les officiers répondent d’une seule voix : « Oui, mon commandant ! » Le commandant scrute ses subordonnés. « S’ils pensent qu’ils vont nous faire mordre la poussière avec leurs bombes… » Les officiers ricanent. Le commandant écrase les restes incandescents du tabac sous sa botte. « Ils organisent les raids : nous organiserons la terreur ! » Les officiers, imperceptiblement plus pâles, se taisent. Le commandant pointe l’index sur la carte scotchée au mur. « Quand notre artillerie aura achevé la préparation du terrain, nos soldats sortiront les gens de leurs trous, les policiers canaliseront les colonnes de réfugiés, et les bandes paramilitaires se chargeront d’exactions. » Le commandant dévisage un à un les officiers. « Qu’en pensez-vous ? Meurtres, viols, exécutions sommaires, tortures, génocide, crimes contre l’humanité, toutes ces atrocités dont partie de notre stratégie. Nous devons exploiter tous les ressorts de guerre : l’arme de la faim décimera les civils, la haine raciale brûlera les campagnes, les enlèvements achèveront le nettoyage ethnique. Mais n’oubliez pas… » Le commandant dévisage les officiers. « La terreur doit être organisée ! » Les officiers acquiescent.

Derrière la harangue et l’organisation soigneuse des pires exactions, Pavel Hak dessine crûment les contours d’une « promesse » qui n’a hélas pas grand-chose à envier à « La promesse de l’Est », le grand dessein utopique et systémique nazi résumé dans le Generalplan Ost de 1940-1941, si magistralement décrypté par Christian Ingrao dans son récent ouvrage. Ce « Sniper » court et extrêmement intense est brutal et précieux.

Pavel Hak

Pavel Hak - Sniper, éditions Tristram
Charybde2
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