L'AUTRE QUOTIDIEN

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Les quêtes intimes de Clarisse Lispector

«Cette histoire commence au cours d’une nuit de mars, obscure comme l’est la nuit quand on dort.»

Martin pense avoir commis un crime et s’enfuit dans la nuit, au cœur des vastes plaines du Brésil, territoire immense qui dans l’obscurité évoque un retour aux origines. Il marche pour fuir le lieu du crime, pour tenter de fuir ses propres pensées, pour devenir un organisme non-pensant et surtout non-parlant, pour se reconstruire peut-être. Mort de soif mais renaissant, il arrive dans une ferme dans laquelle il va travailler, sous la coupe de Victoria, propriétaire des lieux, et aux côtés d’Ermelinda, une cousine tortueuse qui veut séduire cet homme mutique.

«Invariablement, au-delà du sol que touchaient ses pas, c’était l’obscurité. Il avait déjà cheminé des heures, il pouvait le calculer à ses pieds gros de fatigue. Il ne saurait où s’ébauchait l’horizon que lorsque le soleil poindrait et dissoudrait les brumes. L’obscurité collait toujours à ses yeux inutilement ouverts, et il finit par conclure qu’il s’était enfui de l’hôtel non à l’aube, mais au début de la nuit. Il avançait, portant en lui le grand espace vide d’un aveugle.»

L’avancée dans ce roman est lente, comme l’errance de Martin dans le désert, dans sa méditation sur ce crime, dont on ne sait pas vraiment s’il a eu lieu, dans le labyrinthe intérieur de sa reconstruction. Clarice Lispector réussit à maintenir l’équilibre d’un texte toujours ambigu, où les personnages oscillent constamment entre puissance, fatuité, simple présence au monde et anéantissement.

«La clarté dont il avait vécu faisait qu’il était capable de jongler avec des chiffres avec une patience sans défaillance ; et, nu à l’intérieur, ses vêtements lui allaient bien. Alerte et élégant. Mais à présent qu’il avait dépouillé les choses de leur couche de mots, à présent qu’il avait perdu le langage, il se tenait enfin debout, dans la calme profondeur du mystère.»

La perception insolite et intense du monde par les personnages – l’homme qui parle aux oiseaux et aux cailloux, cette femme qui évite dans tout ce qu’elle dit d’être entièrement comprise par des approches très tortueuses, pour ne pas être blessée par la vérité – pourra dérouter le lecteur. «Le bâtisseur de ruines» fait pénétrer lecteur dans une langue stupéfiante, et nous fait lire rien de moins que la re-création d’un homme.

«Le monde était si grand qu’il était assis. En lui, il y avait le vide plein d’échos d’une cathédrale.»

Photo  PAULO GURGEL VALENTE

Le titre original de ce roman de la romancière brésilienne d’origine ukrainienne Clarice Lispector paru en 1961 (La pomme dans le noir), traduit du brésilien par Violante Do Canto pour les éditions Gallimard (1970), renvoie à l’idée d’une nouvelle genèse sans vision ni langage, uniquement sensible, et c’est l’expérience de lecture, déboussolante et stupéfiante, à laquelle ce roman nous convie.

Clarisse Lispector  Le bâtisseur de ruines, NRF Gallimard
Charybde7
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Elle rêve très souvent de la bibliothèque de Babel, elle a l’œil qui brille dès qu'elle parle de livres, elle a le rire et les enthousiasmes facilement transmissibles, elle tente assez souvent en écartant les piles de livres d’accéder à son bureau pour écrire des notes de lecture sur le blog Charybde27, et elle a un goût prononcé pour les défis absurdes, et pour celui, le plus important de tous, de surmonter sa timidité pour interviewer les auteurs à la librairie...