L'AUTRE QUOTIDIEN

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Marianne Rubinstein : Detroit, dit-elle

Detroit fut, à la fin du XIXe siècle et jusqu’en 1930, le symbole de l’expansion du capitalisme industriel, de tout ce qu’il pouvait avoir de superlatif et de fascinant, avant de se transformer avec son effondrement en une ville fantôme, et de devenir l’emblème de la fragilité des grandes villes et des collectivités balayées par les transformations du capitalisme et en particulier par l’émergence du capitalisme financier et mondialisé depuis les années 1970.

L’évolution de Detroit, et le ghetto urbain qu’est devenu son centre-ville, a prouvé une fois encore que les villes mortes, dont Mike Davis donne plusieurs exemples dans «Dead cities», ne sont pas uniquement des constructions fictionnelles.

«Dans ce lieu qui symbolisait la grandeur du capitalisme industriel, l’écroulement est si massif, la dégradation si profonde que le spectacle de cette déchéance fascine le monde entier. Detroit est devenu une sorte de Pompéi moderne, un vestige des temps industriels, détruit de la main de l’homme dont il est acquis désormais que la force d’anéantissement est bien supérieure à celle de la nature. Un terme a même été inventé par les habitants de Detroit et des environs pour stigmatiser cette fascination morbide du monde pour leur ville : le ruin porn, la pornographie des ruines.»

Eve Chiapello et Luc Boltanski racontent dans «Le nouvel esprit du capitalisme» combien le capitalisme se développe et mute au fil du temps, en intégrant et désarmant ainsi ce qui tentait de l’affaiblir, la critique sociale et la critique dite «artiste», tout en conservant ce qui lui tient lieu de cerveau et de colonne vertébrale : toujours plus de profit. Le capitalisme serait-il une sorte de virus mutant devenu mortifère en se mondialisant, et susceptible de dévorer les villes de l’intérieur ?

Ford Motor Company, Detroit, 1913

Depuis son premier récit paru aux éditions Verticales, «Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin», Marianne Rubinstein m’impressionne par sa capacité à inventer une forme avec chaque nouveau livre, en faisant toujours résonner l’intime et le collectif, et en entremêlant les sujets qui l’obsèdent, ici l’impact de l’économie sur nos vies et la lutte pour la survie. Dans ce livre paru en octobre 2016  chez Verticales, elle entreprend de nous raconter plusieurs «aventures», celle du livre qui prend forme, un portrait de Detroit comme symbole du capitalisme ancien et aussi du nouveau dans tous ses états et dérèglements, tout en distillant au cœur du texte les vibrations de sa lutte contre le cancer, et l’expérience d’individus et de leur survie à Detroit au cours de l’histoire.

Sous-titré «économies de la survie», «Detroit, dit-elle» forme ainsi un récit en patchwork passionnant dans lequel on croise les figures qui ont marqué Detroit et en premier lieu celles du cruel roi de la ville, Henry Ford, et de son âme damnée et plus fidèle serviteur Harry Bennett, «sorte d’Edgar Hoover de Detroit, qui protège la famille Ford, assure le lien avec le monde politique et celui du crime organisé et, surtout, lutte pied à pied avec les syndicats auxquels Ford voue une haine tenace», au côté de trajectoires d’individus ordinaires rencontrés là-bas en 2015, et dont le destin traverse l’Histoire de la ville et du XXe siècle.

Yves Marchand & Romain Meffre, National Bank of Detroit, 2005

Marianne Rubinstein mobilise de très larges connaissances et sources dans le domaine économique, ainsi que son parcours personnel et le vocabulaire de la maladie pour faire surgir des questionnements féconds, en interrogeant par touches les correspondances des stratégies de survie du corps et de la ville, ce qui a disparu et ce qui va «renaître», les fractures géographiques et raciales qui divisent la ville comme autant de métastases, la menace sur la classe moyenne et la capacité menacée d’y accéder ou de s’y maintenir avec la concentration du patrimoine dans un nombre de plus en plus limité de mains – tout ce qui menace l’unité de ce grands corps malade et suscite des interrogations inquiètes sur son avenir et sa survie.

«Une expression entendue là-bas, saisissante parce qu’elle en dit beaucoup en trois mots : driving while black. Conduire non pas en état d’ivresse, mais en état de noir.»

Mettre en lumière, au centre d’un faisceau de faits et de rencontres, l’évolution de ce malade emblématique d’un changement de paradigme est un enjeu passionnant, un exercice d’équilibriste stimulant et réussi. Dans le dernier roman de Marianne Rubinstein, «Nous sommes deux» (Albin Michel, 2016), le personnage de Laure, après avoir vaincu le cancer, fait dévier le cours de sa vie de manière radicale. À Detroit comme ailleurs il est clair qu’on ne reviendra plus à l’état précédent car le monde ancien n’existe plus, mais que l’enjeu est de réussir à survivre dans un nouvel environnement, à partir d’un point de départ franchement dégradé c’est-à-dire en ruines. Même si l’état de déréliction est quasiment inchangé (la renaissance dont on entend parler ici ou là restant marginale), Detroit est aussi aujourd’hui un lieu d’expérimentation inédit pour le futur, pour inventer (qui sait) une nouvelle économie et de nouvelles façons de vivre.

l'auteure Marianne Rubinstein

Détroit dit-elle de Marianne Rubinstein,  éditions Verticales
Charybde7
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Photo : le "Ziggurat" de Scott Hocking's a été assemblé à partir de 6,201 blocs trouvés dans l'usine Fisher Body, Detroit

Marianne Loing, alias Charybde 7 rêve très souvent de la bibliothèque de Babel, elle a l’œil qui brille dès qu'elle parle de livres, elle a le rire et les enthousiasmes facilement transmissibles, elle tente assez souvent en écartant les piles de livres d’accéder à son bureau pour écrire des notes de lecture sur le blog Charybde27, et elle a un goût prononcé pour les défis absurdes, et pour celui, le plus important de tous, de surmonter sa timidité pour interviewer les auteurs à la librairie...

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