Marie Frering : aberration ordinaire à Sarajevo en 1994
Que devient la vie, après quatre ans sous les balles et les obus d’un siège balkanique aberrant ?
Quels effets profonds, sous la peau, quels changements irréversibles de perspective et de tonalité de la vie peut entraîner la vie sous les bombes (sous les tirs d’artillerie et les balles des snipers, plus exactement), lorsque l’on est venu s’intégrer du mieux possible, pour diverses raisons, au cœur d’une population soumise à ce traitement, dans l’impuissance générale, si ce n’est l’indifférence ?
Nous sommes tous anormaux. Enfermés dans ce cirque de montagne. Sur les hauteurs, les quérulents n’ont d’autres gueules que celles du métal et du feu qu’ils nous destinent. Ils nous sculptent, dessinent nos cages, colorient nos journées, nous modèlent et nous exhibent.
C’est à cette question que s’attaque, de manière subtile et acérée, poétique et incarnée, Marie Frering dans ce roman publié en 2010 chez Quidam éditeur. En laissant à un niveau volontairement très bas, très discret, presque incident, les références directes à ce récit du siège de Sarajevo de 1992-1996, qui est tout sauf un récit parmi d’autres, elle atteint une dimension très rare, et ce en une centaine de pages à peine.
Qu’il est absurde, dans une ville assiégée, coupée des habitudes du monde, de respecter le passage à l’heure d’hiver ! Mais en tournant les aiguilles de nos montres, nous sommes des Européens consciencieux. Et une nouvelle question peut alimenter nos conversations. Tu as oublié de changer d’heure ? L’hiver nous précipitons ainsi plus joyeusement la nuit. Notre vie retrouve le quotidien du dehors et ses ressorts.
Merveille d’agir sur un mécanisme lorsque la vie est devenue survie mécanique.
La lectrice ou le lecteur pourrait se souvenir avec émotion de « L’attrapeur d’ombres » (2004), le magnifique deuxième roman de Patrick Bard, où il confrontait un photo-reporter à certaines réalités du siège de Sarajevo, ou bien de « Autopsie des ombres » (2013), le formidable premier roman de Xavier Boissel, et ses soldats onusiens errant dans les rues désertées d’une ville de Bosnie. Marie Frering a choisi, par rapport à eux, un angle étonnant, à la fois beaucoup plus elliptique et beaucoup plus charnel, et atteint ainsi une épaisseur poétique rageuse et désespérée, bouleversante sans recours ni à la facilité du pathos ni à la crudité des chairs à vif, mais exploitant au maximum, et avec une grâce singulière, le choc des rapports humains et de leur impossibilité souvent radicale dans cette ville de fantômes errants et accrocheurs.
Elle se souvient de ses trajets sur ces routes. De sa peur des hommes dans l’autre territoire. Le territoire des quérulents. De sa peur encore plus grande des quérulents sans uniforme que de ceux en uniforme. De sa sensation d’être perdue totalement pour le monde, lorsqu’elle circule seule.
Il y a ici une écriture qui mêle mystérieusement l’extrêmement prosaïque et le quasiment sublime, créant une brume quotidienne qui écrase les sinuosités de la mémoire pour n’en garder que la profondeur insatiable de la blessure. Il y a aussi de merveilleuses – et terribles – trouvailles langagières, à l’image de la désignation des Bosno-Serbes par le seul mot de quérulents (dont l’encyclopédie en ligne nous fournit la tragique définition : « La quérulence est, en psychiatrie, un délire de revendication qui amène à multiplier les actions en justice pour redresser un dommage réel ou fictif. Le malade, souvent paranoïaque, amplifie démesurément son préjudice et poursuit indéfiniment celui à qui il en impute la cause. »). Il y a enfin, sans doute, une terrifiante poésie du quotidien, qui change irrévocablement le sens des actes les plus simples, qui révoque le langage en ses éléments discontinus, le forçant presque muet, et pourtant, autorise une communication au-delà de l’usure des chairs et des esprits, au-delà des vides et des abandons, au-delà de l’insensé et de l’incompréhensible.
La nuit s’appelle feu et couvre-feu. La nuit appartient aux coups de feu de la montagne. Elle appartient aux portes fermées qui attendent un jour meilleur. Le matin se réveille aussi assiégé que la veille. L’espèce humaine s’y habitue malgré elle.
Cette « Ombre des montagnes » est une fulgurance, l’un de ces textes rares qui attaque la lectrice ou le lecteur par un angle mystérieux et inattendu, et lui offre une empathie inespérée vers un indicible normalement hors d’atteinte. Et c’est ainsi que, souvent, la littérature est grande.
Nous ne ratons plus jamais rien. Ni spectacle, ni film, ni sortie, ni nouveauté, ni même un train ou un avion. Rien ne peut être programmé pour nous surprendre. Nous ne courons plus de peur d’être en retard ou de rater quelque chose. Les événements nous ratent car nous sommes définitivement lents et nonchalants. C’est à nous d’écrire les livres qui nous manquent. Si le monde moderne leur prête encore vie.
L’Ombre des montagnes de Marie Frering, éditions Quidam