L'AUTRE QUOTIDIEN

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Don Winslow démonte magnifiquement la mécanique anti-drogue des USA avec Cartel

En sept cent pages, ce second volume de l'histoire de la lutte anti-drogue depuis 1975 aux USA s'avoue totalement terrifiant dans son principe et ce qu'il décrit, tout comme il est éprouvant parce qu'il suggère. Epique comme la montée en puissance des cartels de la drogue mexicains entre 2004 et 2014. Aussi hyper-documenté et éclairant qu'il joue de la frontière entre fiction et réel pour se déployer. Glaçant !

Le livre s’ouvre ainsi sur une longue liste de noms: les journalistes assassinés ou «disparus» pendant la période que couvre le roman. Et «il y en a eu d’autres», précise encore Don Winslow. Ebranlé par cet hommage sans équivoque, le regard du lecteur plonge ensuite dans une carte du Mexique. De quoi situer sans difficulté le tristement célèbre Etat du Sinaloa, sur la côte du golfe de Californie ou la ville de Ciudad Juárez, l’une des plus dangereuses du monde, à la frontière avec les Etats-Unis.
«Cartel» est la suite, en plus hardcore, de «La Griffe du chien», qui se passait entre 1975 et le début des années 2000.  Impitoyables, cruelles et pourtant émouvantes, ces sagas s’écrivent à cheval entre le Mexique et les Etats-Unis, articulées autour de la relation complexe et ambiguë entre deux hommes à la morale passablement élastique.

D’un côté, le narcotrafiquant Adán Barrera, double à peine romancé du chef du cartel de Sinaloa Joaquín Guzmán, le célèbre El Chapo. De l’autre, l’Américain Art Keller, à moitié mexicain par sa mère, élevé dans le Barrio Logan de San Diego, un flic de la DEA (Drug Enforcement Administration) qui se comporte en cow-boy solitaire et qui, dans sa lutte contre les Barrera, a perdu «tout ce qu’il possédait: sa famille, son travail, ses croyances, son honneur, son âme».  Le trafic de drogue a fait 15 273 morts au Mexique en 2010... Ancien détective et guide de safari, Don Winslow, 62 ans, écrit des polars inspirés par la jungle du monde. Une appréciation parmi tant d'autres ? Celle de James Ellroy : «Le plus grand roman sur la drogue jamais écrit. Une vision grandiose de l'enfer et de toutes les folies qui le bordent.»


Une seule et même entrée en matière comme un résumé du programme de dévastation à facettes multiples que des millions de Mexicains subissent comme une malédiction sans fin dont les raisons n'ont pourtant rien à voir avec un châtiment divin. Entre les deux époques (la Griffe du chien va de 1975 à 2004, Cartel, de 2004 à 2014), le narcotrafic est en effet passé du stade semi-industriel à celui de marché global, calquant ses méthodes sur celles de l'ultralibéralisme (pas de régulation, pas de pitié pour les perdants, tout est permis), mais aussi du djihadisme islamiste : sauvagerie sans limites et techniques de la communication moderne, puisqu'il ne s'agit plus seulement de faire (massacrer, démembrer, torturer, terroriser), mais aussi de faire savoir. D'un bout à l'autre de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, avec incursions dans des Etats fédéraux mexicains limitrophes, la Colombie et la vieille Europe, Winslow narre l'irrésistible ascension des cartels, leur emprise grandissante sur des pans entiers du territoire national, le noyautage d'un appareil d'Etat totalement gangréné (de la police nationale à la présidence en passant par les federales et les municipalités), les guerres sanglantes pour le contrôle des «plazzas» (le noyau dur de l'Empire), les alliances et trahisons incessantes.

Sa réussite n'est pas seulement celle d'un écrivain surdoué mais celle aussi d'une conscience aux aguets qui jamais ne cède à la fascination de la grande criminalité. Dans son préambule, Cartel est assorti d'un hommage aux dizaines de journalistes mexicains (et tout au long du récit aux dizaines de milliers de citoyens) assassinés par les narcos. Dans un monde idéal, il devrait aussi faire mourir de honte les élites politiques en place à Washington et Mexico. Mais patience : Winslow a prévu un tome III...

Contrairement à son héros, et même s’il est incollable en matière de trafic de drogue, Don Winslow n’est pas issu du monde de la justice ou de la police.  Spécialisé dans le roman policier, titulaire d’un master en histoire militaire, Don Winslow est l’auteur de dix-sept bestsellers traduits dans une vingtaine de langues. L’un d’eux, «Savages», a été porté à l’écran par Oliver Stone. Quant à «Cartel», c’est Ridley Scott qui va l’adapter au cinéma pour la Fox qui en a acheté les droits 6 millions de dollars.

Don Winslow - Cartel, éditions du Seuil