L'AUTRE QUOTIDIEN

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DOA frappe de plus en plus fort avec "Pukhtu Secundo" - rencontre ce soir chez Charybde

Géopolitique de l’avidité : mieux vaut néanmoins ne pas réveiller un Lynx qui dort.

Afghanistan, 2008. Sept ans après le début de leur intervention contre les talibans, les forces de la coalition OTAN pilotée par les États-Unis – de plus en plus relayées par des sociétés militaires privées qui, tout en permettant de concrétiser les discours politiques conduits sur les fronts domestiques à propos de retrait ou de désengagement, engendrent de significatifs flux d’affaires pour les hauts décideurs et intermédiaires divers qu’elles impliquent – s’essoufflent et peinent face à une rébellion beaucoup plus élusive que prévu, et face à une géopolitique chaotique qu’elles peinent toujours à appréhender pleinement.

En face de ce trio, exposant leurs doléances, cinq habitants de Taqi, le bled où, deux jours plus tôt, les kidnappeurs ont abandonné leurs téléphones mobiles. Dans la ferme de gens sans lien avec l’insurrection, pour tromper l’ennemi, le faire courir partout comme un poulet sans tête. Opération réussie. Ils sont également parvenus à remonter la population contre les Américains après l’assaut lancé sur la maison en question par les forces spéciales. Quatre personnes sont mortes au cours de celui-ci, dont le chef de famille, un policier. Les proches, les amis, les voisins ici, dans ce hameau, et dans tous les villages environnants, sont tristes. Et très en colère.

Fox est venu écouter cette colère en jouant, avec la précieuse caution de Dilaouar, à l’envoyé du gouverneur, dans l’espoir de capter un renseignement utile ou d’identifier une source potentielle. Une version afghane de l’enquête de voisinage. Les résultats ne sont guère concluants, il se prend surtout dans la gueule le désespoir de paysans coincés entre le marteau fondamentaliste et l’enclume étrangère, soutien d’un pouvoir corrompu qui a promis beaucoup et donné peu. Il encaisse la peur ressentie après chaque shabnameh, chaque exécution sommaire, la crainte permanente de sauter sur une mine ou de voir son enfant déchiqueté par la bombe d’un avion, l’angoisse d’être racketté par les agents de l’État ou emprisonné de façon arbitraire, l’absolu dénuement, l’absence d’espoir et le ras-le-bol de cette occupation – ainsi est-elle perçue – devenue, plus que la religion, le principal moteur de la rébellion. Derrière le croquemitaine taliban, énième avatar d’un storytelling dont les médias sont si friands, pratique pour le grand enfumage rhétorique de la guerre à la terreur, se cache une multitude de réalités souvent très limitées géographiquement et sans autre véritable ambition politique que l’éjection de l’envahisseur pas de chez nous, source de tous les maux. Impossible de dire combien de participants à cette mini jirga seront demain passés dans le camp adverse. Ou combien en font déjà partie.

Entre Afghanistan et Pakistan, le poste-frontière de Torkham (® Reuters, 2016).

Publiée en octobre 2016 dans la Série Noire de Gallimard, la suite tant attendue du « Pukhtu Primo » de DOA fait bien davantage que tenir son rang et ses promesses. Si dans le premier tome du diptyque l’auteur avait dû utiliser bien des ruses et des habiletés pour nous exposer sans didactisme toute la complexité de ce décor à cheval sur l’Afghanistan et les zones tribales pakistanaises, sur les Émirats Arabes Unis et sur le Kosovo, sur les couloirs parisiens du boulevard Mortier comme sur les restaurants des banlieues chic de Washington, D.C., il est comme libéré dans ce deuxième tome, et le résultat en est donc, encore davantage, explosif et sombrement réjouissant. On ne racontera évidemment pas ici l’histoire, le suspense noir qui l’anime jusqu’au bout mérite d’être préservé à tout prix : on se contentera de dire que les héritages issus de « Citoyens clandestins » (2007) comme du « Serpent aux mille coupures » (2009) sont présents, et bien présents, et que beaucoup, beaucoup, de dispositifs soigneusement mis en place des centaines de pages au préalable, il y a des années, trouvent ici un magnifique aboutissement (ou presque ?).

Avec difficulté, Dilaouar revient aux événements des jours précédents. À propos des portables jetés dans la cour, il n’apprend rien de nouveau. L’opinion dominante est qu’il n’y a jamais eu de téléphones, c’est un mensonge, une excuse destinée à justifier la bavure. Du policier mort, leurs interlocuteurs n’ont que du bien à dire, même si tous n’étaient pas d’accord avec l’allégeance du défunt au gouvernement. Il n’était pas corrompu, ou pas trop, un miracle, cause de frictions avec les hommes de son unité. L’un de leurs hôtes émet l’hypothèse d’un piège tendu par ses collègues. Fox sait qu’il a tort, le traquenard a probablement été orchestré par Sher Ali Khan, commanditaire du rapt de Ghost, mais une grande lassitude s’empare de lui devant l’hostile défiance manifestée par tous ces villageois. Réussir à inverser la tendance paraît illusoire, la conquête des cœurs et des esprits, dont les stratèges du Pentagone recommencent à parler, est vouée à l’échec. La maison attaquée par le JSOC a été choisie avec soin par les insurgés pour faire d’une pierre deux coups. Et en tuant ce flic, l’OTAN s’est tiré une balle dans le pied, une erreur aux conséquences mortelles à plus d’un titre.

 

Paris, boulevard Mortier : la DGSE (® E. Dessons SIPA)

Sans trahir d’éléments-clé de l’intrigue, donc, on doit noter, tant elle s’impose aux yeux de la lectrice ou du lecteur, la formidable puissance de ce « Pukhtu Secundo », due peut-être à la synthèse miraculeuse (et rarissime dans la littérature contemporaine) de quatre carburants décisifs.

1) La maîtrise de la documentation technique est impressionnante : politique, géographie, histoire, circuits financiers, et bien entendu, background militaire vont ici bien au-delà de cette simple politesse vis-à-vis de la lectrice ou du lecteur que réclamait jadis Jean-Patrick Manchette à propos d’armes à feu dans une chronique restée célèbre. Si la plupart des auteurs de noir et de thriller (à vocation « réaliste ») ont intégré cette dimension depuis une vingtaine d’années, trop peu encore parviennent à en intégrer autant tout en ne versant pas dans le didactisme, dans la caricature, ou dans le fossé lorsqu’ils s’écartent de deux ou trois terrains de prédilection. Ici, par exemple, le « look and feel » de travaux à dominante documentaire tels ceux de Nicolas Mingasson, d’Anne Nivat, ou même de Jean-Dominique Merchet, est bien présent, mêlé au souffle proprement artistique d’un Aaron Gwyn ou d’un Donovan Wylie, ou au halo cinématographique de Janus Metz Pedersen ou de Tim Hetherington – pour ce qui est des combats de l’Afghanistan contemporain -, sans que ce matériau ne vienne à aucun moment encombrer, ralentir, ou gripper la narration.

2) Le ressenti des scènes d’action (combat individuel ou collectif, filature, infiltration, perquisition,…) sonne toujours terriblement juste. Dans un volume de plus de 650 pages où ces situations abondent, une exécution moyenne ou simplement correcte (comme dans beaucoup de thrillers) créerait sans doute un effet d’usure pénible. DOA en fait un point fort, comme ce fut par exemple le cas des meilleurs Robert Ludlum dans ce domaine, « La mémoire dans la peau » en 1980 ou « Osterman Week-End » en 1972 (mais sans la géopolitique hasardeuse et les automatismes paranoïaques qui caractérisaient trop souvent le père de Jason Bourne). On peut d’ailleurs noter aisément, avec l’exceptionnel fil narratif que l’on pourrait appeler le retour de Lynx, à quel point l’écriture du Français l’emporte sur celle de l’Américain – et intègre le meilleur des adaptations cinématographiques de la saga« La mémoire dans la peau », en en écartant soigneusement les aspects stéréotypés atteignant trop souvent le grotesque chez Doug Liman ou Paul Greengrass.

 

Donovan Wylie, Outposts (2011)

3) La riche qualité paranoïaque de l’intrigue, veillant néanmoins à demeurer en permanence dans une pleine zone de crédibilité, sans recours aux divers conspirationnismes qui agacent chez tant d’auteurs actuels de thrillers, soutient ainsi tout à fait la comparaison avec le meilleur du John Le Carré post-guerre froide, comme « Le directeur de nuit » (1993), « Le tailleur de Panama » (1996) ou « La constance du jardinier » (2001). DOA parvient, sans multiplier les effets spéciaux ou les explosifs brisants, à distiller au long cours une intelligente sidération face, notamment, à l’extrême difficulté de résister à une offensive secrète bien déterminée, et face, aussi et peut-être surtout, aux terrifiantes collusions entre pouvoirs militaro-policiers et intérêts économiques, quasi-légaux ou franchement mafieux, contre lesquelles les diverses logiques de l’honneur qui donnent directement leur titre aux deux volumes (rappelons que « Pukhtu » désigne en effet, pour simplifier, « l’honneur » en pachtoun, aussi bien le sien propre que celui de son clan, familial ou autre) apparaissent impuissantes, vaincues d’avance, ou réduites à des barouds symboliques (ce qui n’enlève rien, bien entendu, à leur signification intime ou universelle).

4) La profondeur humaine mise en œuvre, pas du tout uniquement concentrée sur un ou deux personnages principaux, me semble particulièrement rare dans le grand roman d’aventure contemporain ou dans le techno-thriller, même de qualité. Les personnages au gris le plus clair (car ici personne n’est tout blanc) sont il est vrai sérieusement malmenés, et les personnages au gris le plus foncé (tirant parfois franchement vers le noir) présentent à l’occasion des points d’accrochage pour une certaine empathie : DOA n’est pas manichéen, c’est certain – contrairement à ce qu’une certaine critique automatique, prompte à détecter de l’idéologie là où il y a avant tout de l’écriture, affirme parfois -, et la palette et la force des sentiments et des sensations qui irriguent « Pukhtu Secundo » renvoient peut-être in fine à Ernest Hemingway, en tout cas à mon préféré, celui de « Pour qui sonne le glas ».

Une équipe Blackwater à Bagdad en 2005 (® AFP / Ahmad al-Rubaye)

Montana lève son verre, beau joueur. « J’ai un problème. Plusieurs en fait.
– Je me sens moins seul.
– Veux-tu commencer par les tiens ? »
Voodoo boit.
« Amel Balhimer. » Identifiée par Bluquet en deux jours. Le mouchard réactivé, de nouveaux SMS, un 06, du liquide remis aux bonnes personnes. « Une journaliste qui baise ma maîtresse, dans tous les sens du terme. » Cette liaison, explique Montana, ne peut être fortuite, ils ont un passif. Une histoire vieille de six ans, pas conclue de la manière qu’il aurait voulue. On lui avait demandé de faire le ménage puis, une fois l’objectif principal de cette mission atteint, la fièvre vindicative post-11 septembre retombée, fidèle à une très française frilosité, on n’a plus voulu assumer les conséquences des instructions initiales. « Nous aurions dû faire place nette, nos moyens étaient déployés, en mesure d’agir discrètement. » L’autorisation de neutraliser cette Balhimer et Bastien Rougeard, un autre emmerdeur à carte de presse qui l’avait entraînée dans l’affaire, ne leur a pas été donnée. Une grande frustration pour Montana. À laquelle est venue s’en ajouter une autre : le ratage de l’élimination, au nom de la sécurité nationale, de deux agents mêlés aux événements en question et devenus gênants ; un clandestin, idéal candidat à l’oubli, et un officier détaché de la DRM, infiltré au sein d’une cellule salafiste dans le cadre d’un test grandeur nature. Leur cavale qui perdure, en débit du lancement d’une traque homo baptisée Tisiphone, tous azimuts, encore active, est le grand échec de sa carrière.
Le regard d’habitude si attentif de Montana a dérivé dans le vide. Sa main droite est venue soutenir son menton poivre et sel, et il caresse, absent, cette barbe au cordeau derrière laquelle il cache l’affaissement de l’âge.

 

Talibans en 2012 ® Le Monde / AFP / Reuters

Comme des sortes de bonus dans ce grand roman, on pourra noter l’habile utilisation du bruit de fond médiatique, dépêches d’agences, extraits de journaux ou tableaux statistiques de morts et de blessés, d’une manière comparable à celle vicieusement développée par le David Peace du « Quatuor du Yorkshire », la singulière pénétration des arcanes toujours à imaginer de l’État profond qu’évoque si bien aussi le Jérôme Leroy de « L’ange gardien », la complicité (qu’il ne faut jamais confondre avec de la complaisance) dans la mise en scène des camaraderies de combat et des respects professionnels armés, ou encore les humours de corps de garde maniés allègrement par les divers militaires et paramilitaires du roman (que l’on songe un instant aux prénoms choisis par les « faux époux Turenge » de ce « Pukhtu Secundo »…).

Il y a trois jours, John a été rappelé à Washington. Il doit revenir, mais Jacqueline et Michel ne savent pas quand. Il a laissé du boulot. Deux piles de dossiers, les importants et les moins importants, à soumettre à Genêt pour recueillir ses commentaires. Dedans, il y a les visages, pas forcément nets ou bien cadrés, et les biographies, pas toujours détaillées, de complices connus ou supposés de Viktor Bout. Par complices, il faut entendre les mecs ayant bossé avec lui ou pour lui. La nuance n’a guère d’importance au regard du droit américain, vous participez, même à votre insu, et vous risquez autant que les principaux suspects, vive la conspiracy. Les deux officiers ont commencé par la pile importante. Ce matin, ils ont enchaîné avec l’autre. Les têtes défilent. Genêt en reconnaît peu. Normal, Bout employait, directement ou indirectement, plus de mille personnes quand Thierry pilotait pour lui. Jacqueline et Michel ne font pas vraiment attention à toutes ces tronches. Lui s’emmerde, il en a plein le fion, et elle préfère se concentrer sur le visage du prisonnier. Elle s’ennuie aussi, à dire vrai, et guetter les réactions l’aide à passer le temps.
Michel étale devant eux une énième série de clichés lorsque Jacqueline voit Genêt se crisper. C’est bref, il se reprend vite.
« Inconnu au bataillon.
– Vous êtes sûr ? »

Que dire d’autre, à part peut-être que, sans sacrifier la puissance de feu de son roman, l’auteur a ici apporté un soin tout particulier à la relative facilité d’approche, en proposant d’emblée un « Previously in Pukhtu » digne des meilleures séries télévisées, et un glossaire technique et linguistique d’une grande qualité ?

« Pukhtu Secundo », davantage encore que son prédécesseur, s’affirme comme l’un des grands romans récents (et sans doute plus que cela), pour peu que l’on apprécie l’aventure, la noirceur et l’intensité humaine du réel littéraire – et comme l’une des plus stimulantes lectures qui soient pour saisir ce qui se joue dans certains affrontements contemporains, mieux que bien des manuels de science politique ou des traités de circonstance.

Le roman sera disponible à partir du 13 octobre, et DOA sera à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris)  le mardi 25 octobre prochain, pour un enregistrement dans les conditions du direct, ouvert au public, de l’émission Salle 101 de Fréquence Paris Plurielle (106.3), et une séance de dédicace.

Pukhtu Secundo DOA Série Noire/Gallimard
Coup de cœur de Charybde2