L'AUTRE QUOTIDIEN

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Fantasmagorie transcontinentale entre Paris et Mexico mises sur un même plan

La carte rêvée, le territoire intérieur. La dérive poétique dans toute sa sombre puissance.

J’ai d’abord cru que j’étais à plat ventre. Puis, je me suis rappelé que j’étais allongé sur le dos. J’ai respiré. Il y avait une douce odeur dans les draps. Une odeur fraîche de propre, d’adoucissant. L’idée m’est venue comme un écho : Paris a une superficie de 105 km², ce qui correspond à environ 7,5 % de la ville de Mexico. Pour savoir à quel espace physique du District Fédéral correspond cette aire, il nous faudrait en définir un centre, le point initial depuis lequel il serait possible de définir cette extension. (…)


J’ai superposé deux plans et j’ai commencé à calculer. Ensuite, j’ai choisi le lieu duquel tous les points sont équidistants : República de El Salvador, 96, Pharmacie Paris, épicentre autour duquel s’articule ma vie. À Paris, ce centre devrait se situer dans la cathédrale Notre-Dame.

Le reste a été plus simple : superposer l’espace résultant et trouver les coïncidences. Parcourir dans le District Fédéral une série de coordonnées à partir de cette carte revenait à parcourir le Paris résultant de l’autre côté de la sphère. Un Paris impossible, mais pas moins réel. Une ville imaginée n’en reste pas moins mémorable. (…)

Le vertige fut sensationnel. Qu’aurais-je pu sentir d’autre en me rendant compte que Chapultepec coïncidait avec le bois de Boulogne ou que le musée du Louvre se situait au même endroit que Bellas Artes ? J’ai passé des jours à annoter dans mon carnet les détails de chacun de ces points. Quand les deux villes se sont alignées, il ne me restait plus qu’à lire les signes occultes sur les cartes superposées, obéir aux signes qui se proposaient à moi.

C’est à une fort singulière dérive, à la fois très éthérée et terriblement incarnée, que nous invite le Mexicain Roberto Wong dans ce premier roman publié en 2015, et traduit en français en 2016 par Christophe Lucquin aux éditions du même nom : celle d’Arturo, poète trentenaire à la reconnaissance problématique, employé de la pharmacie Paris, à Mexico, parce qu’il faut bien vivre en attendant, et par ailleurs noceur invétéré, friand de beuveries, de rencontres et de prostituées.

 

Paris D.F.

J’aurais aimé arriver à Paris dans les années vingt, quand il était encore possible d’acheter un billet de troisième classe dans un bateau qui pouvait prendre cinq ou six jours à traverser l’Atlantique.

En tout cas, je suis ici. Tout système est un préambule, la génération d’un processus pour le développement de quelque chose qui peut être considéré, a posteriori, comme terminé.

Au début, je ne pouvais ni bouger les doigts, ni distinguer les sons. Je ressentais dans mes oreilles quelque chose de semblable au vide généré quand on y colle un coquillage. J’ai perçu le frôlement d’un tissu contre mon corps, après j’ai eu très froid.

J’ai respiré. Sur mes mains, j’ai senti la texture du sol. Ensuite beaucoup de choses se sont passées ou sont arrivées de nouveau. D’habitude j’aurais consacré mon temps à examiner les cartes, mais ce ne fut pas le cas cette nuit-là : j’ai décidé de les parcourir de nouveau dans ma tête, encore et encore, toutes les choses, tous les lieux, tous les pas, les rues, les bars et les caresses. J’ai essayé de bouger mes orteils et j’ai pu le faire. Alors, je me suis réveillé, j’ai enlevé l’oreiller de mon visage et ce que j’ai vu en premier ce furent les lumières des réverbères de Paris qui se faufilaient entre les rideaux. Mes yeux ont mis du temps à s’habituer à la lumière.

 

C’est un télescopage digne de bien des tables de dissection qui, plutôt que de mettre le feu aux poudres, va allumer dans la vie d’Arturo une formidable et dévastatrice mèche lente : la rencontre d’une projection quasiment astrale insérant le grand corps géographique du District Fédéral de Mexico dans l’habit exigu et dense de la capitale française, d’une part, et d’un fait divers devant autant au pur hasard qu’à quelque mystérieuse nécessité, un jeune braqueur s’en prenant à la caisse et à des médicaments précieux de la pharmacie étant abattu par la police à quelques centimètres d’Arturo, qui s’évanouit aussitôt.

Tu marches dans le sens des aiguilles d’une montre, esquivant des bicyclettes et des voitures pour retourner au point de départ depuis lequel on observe le néant. C’est comme si le simple fait d’articuler cette carte et ce carnet te permettait de mettre de l’ordre dans les souvenirs que gardent ces endroits. Oui, sans doute, il y a quelque chose de magique.

C’est de cela qu’il s’agit, Nadia : sortir de toi, sortir de ce triangle sans sommet, vaincu par mille et une choses que tu ne pourrais expliquer.

Cartes géographiques, cartes de tarot et cartes à jouer deviennent ainsi très vite les tuteurs, les soutiens et les agents d’une dérive qui, sans être psychogéographique à proprement parler, associe une quête névrotique hors du commun et une imagination terriblement féconde pour une étonnante descente aux enfers dans laquelle chaque trottoir de Mexico se dissimule sous les aspects de son double parisien. « Paris – Mexico District Fédéral » donne ainsi à voir et à ressentir, précieusement, le risque réel et génial que porte, nécessairement, la rêverie poétique articulée.

Il a de nouveau envie de parler avec Nadia, mais le refus clair de la boîte vocale le freine. Il décide de se replier. Il peut rentrer chez lui. Ou se perdre. Il est ivre, oui, mais cet état lui semble le plus lucide qu’il a connu depuis qu’il a fêté ses trente-trois ans. La seule chose qui le motive, c’est découvrir ce que partagent Paris, Mexico et lui.

Roberto Wong

Roberto Wong - Paris Mexico District Federal, Christophe Lucquin éditeur
Charybde2
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