L'AUTRE QUOTIDIEN

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Biffer, de la rature comme un art

Un ouvrage impertinent et drôle pour se débarrasser des mots trop encombrants

Paru en Janvier 2015 dans la collection Un endroit où aller d’Actes Sud, ce petit «Dictionnaire de la rature» est une arme de résistance jubilatoire qui s’emploie à raturer des mots de la langue, par colère, par instinct ou par fantaisie, des mots dont l’utilisation annihile la pensée ou réduit le réel à sa caricature, des mots mesquins marqués par la petitesse du jugement, ou des mots dont la musique choque l’oreille, tout simplement.

 

Usant d’un esprit impertinent et subversif qui évoque des textes d’Yves Pagès comme «Portraits crachés» ou «Petites natures mortes au travail», le jeu de cet étonnant dictionnaire, qui vise à soustraire des mots à la langue plutôt qu’à en ajouter, aborde de très nombreux registres, et se révèle au fil de la lecture facilement contagieux. La rature est par moments joyeuse, pour supprimer les vocables qui reflètent les codes moraux ou les idiosyncrasies des familles bourgeoises, les mots de l’amour si mal employés, les mots poseurs de certains individus qui se prétendent auteurs, et elle se fait par moments nettement plus rageuse, pour les mots réactionnaires, ceux des populismes et des certitudes, les mots des tenants du libéralisme et de tous ceux qui se croient en surplomb d’une partie de l’humanité, en vertu de leur origine, de leur richesse ou de leurs croyances religieuses.

«Beau-frère
Accessoire conjugal à usage multiple de la sœur et de l’épouse, le beau-frère est employé à des tâches discrètes, le plus souvent inutiles mais présumées essentielles sur le moment. Bien entraîné, il sait griller une saucisse, ouvrir le vin, chercher un mouchoir ou un téléphone dans la voiture, se souvenir d’un acteur français et faire passer les chips. Comme le sac de la sœur, se pose et ne s’assoit pas. Il n’est pas censé émettre d’opinion, sous peine de contradiction immédiate – sinon sur les derniers résultats des championnats de football. Son effacement anticipe celui du mot qui le désigne.»

«Décomplexé
Qualité de ce qui est à la fois auto-complaisant, malhonnête et obscurantiste. Peut se dire d’un assassin ou d’une tendance politique. Equivalent dans le langage courant : « Je suis comme ça. » De manière très décomplexée, on peut ne pas aimer « les Noirs », « les Juifs » ou « les Arabes », les pauvres, les archipels ou les continents.»

Le lecteur peut ne pas être d’accord, et il est invité à son tour par les auteurs à entrer dans le jeu, et à utiliser l’arme pour débarrasser la langue de ses propres mots-scories.

«Con
1. Organe du corps féminin qu’on n’a pas appris à choisir.
2. Organe du corps social de génération spontanée. Le con partage avec le Je la faculté d’être toujours un Autre. Dans la mesure où l’autopsie reste muette sur la localisation, la composition chimique et d’éventuelles métastases, il faut espérer que la rature du mot réduira la fréquence de la chose.»

Et puisque ce petit vocable de trois lettres est ici proposé à la rature, rappelons qu’un autre avait déjà évoqué sa nécessaire disparition en chanson.

Charybde 7

Dictionnaire de la rature de Lyonel Trouillot, Alain Sancerni et Geneviève de Maupeou
Editions Actes Sud 2015
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