L'AUTRE QUOTIDIEN

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"L'étreinte du serpent" : entretien avec Ciro Guerra

Vous reconnaissez avoir peut-être atteint votre limite avec cette production tant les difficultés, les risques, l’exigence et la part d’inconnu auxquels vous vous êtes retrouvé confronté en vous aventurant dans la forêt amazonienne, ont été immenses. Vous rapportez dans une sorte de journal de bord dans la plus grande tradition des explorateurs dont le film s’inspire, avoir même envisagé de « rendre votre tablier ».

Alors qu’on terminait la première semaine de tournage, je me suis senti submergé par une profonde inquiétude. On avait trop de problèmes, le plan de tournage était trop serré. Il était clair que l’on n’arriverait jamais à terminer ce film. On avait eu des rêves démesurés, on avait voulu aller trop loin. On avait pêché par excès d’optimisme et les dieux et la forêt nous puniraient pour cela. En ayant cela à l’esprit, comme un capitaine qui est le premier à constater que son bateau coule, je me suis assis, bien confortablement, et je me suis préparé à affronter l’inévitable. Mais j’ai finalement assisté à un miracle.

D’où est née cette histoire ?

De ma curiosité pour l’Amazonie colombienne, qui représente la moitié de la surface du pays, et qui m’est toujours aussi peu connue et aussi mystérieuse, alors que je suis colombien et que j’ai vécu toute ma vie dans ce pays. Dans l’ensemble, la Colombie s’est toujours désintéressée de ce savoir et de cette façon de voir le monde. C’est une partie de notre pays que l’on sous-estime mais qui, pour ce que j’ai pu en connaître, me semble fondamentale. Quand on commence à étudier cette région, à faire des recherches, on la découvre inéluctablement à travers le regard des membres d’expédition, des voyageurs, presque tous nord-américains ou européens, qui sont les premiers a être venus jusqu’ici et nous ont donné des informations sur notre propre monde, sur notre propre pays. J’ai donc eu l’idée de raconter une histoire au travers du prisme de cette rencontre, mais depuis une perspective dans laquelle le personnage principal ne serait pas un Blanc, comme d’habitude, mais un Indien, un autochtone, ce qui change absolument le point de vue et est novateur. En réalité, ce qui se passe finalement, c’est que ce personnage, Karamakate, est peut-être le premier héros indien du cinéma colombien, mais c’est aussi une personne avec qui n’importe qui dans le monde peut s’identifier.

Vous racontez l’histoire de deux temporalités différentes, s’inspirant des récits de deux membres d’expédition qui ne se sont jamais rencontrés. Comment s’est déroulée la phase d’écriture et comment avez-vous trouvé le fil conducteur pour raconter l’histoire ?

On retrouve l’idée, dans de nombreux textes sur le monde indien, d’une notion différente du temps. Le temps n’est pas une continuité linéaire, tel que nous l’entendons en Occident, mais une série d’évènements qui ont lieu simultanément dans plusieurs univers parallèles. C’est ce qu’un écrivain a décrit comme « le temps sans temps » ou « l’espace sans espace ». J’ai fait le lien avec cette idée des aventuriers qui mentionnaient le fait que, bien souvent, lorsque l’un d’eux revenait 50 ans après le passage d’un autre, l’histoire du premier avait déjà pris la forme d’un mythe. Pour beaucoup de communautés, c’était toujours la même personne qui revenait parce que l’idée d’un seul homme, d’une seule vie, d’une unique expérience vécue à travers de nombreuses personnes était profondément ancrée. Cette idée m’a semblé être un point de départ très intéressant pour le scénario parce que, bien que ce soit un film raconté du point de vue des Indiens et dont le personnage principal est un Indien, il offrait au spectateur des points d’accroche par le biais de ces personnages qui viennent de notre monde et dont on comprend les motivations. Puis, lentement, à travers eux, on cède le pas à la vision du monde indien que nous offre Karamakate.

À travers toute cette expérience, comment avez-vous ressenti la relation avec les gens, avec la communauté indienne et leur façon de percevoir le film ?

Les communautés nous ont beaucoup aidés. Les gens de l’Amazonie sont très chaleureux, très aimables, très ouverts, ils ont un grand cœur. Bien sûr, au début ils se méfiaient un peu, le temps de s’assurer que l’équipe n’avait pas de mauvaises intentions, parce qu’il y a aussi des gens qui sont venus là pour les voler et leur nuire. Nous sommes très contents d’avoir pu travailler avec eux, les habitants ont vraiment été emballés par le projet. En tout cas, la démarche est de faire revivre une Amazonie qui n’existe plus, qui n’est plus comme avant. Ce film, c’est une façon de laisser une trace pour que cet univers subsiste dans la mémoire collective, parce que les personnages comme Karamakate, qui détiennent le savoir, les guerriers payés, ont disparu. Les Indiens modernes sont différents. Il y a tout un savoir qui est conservé, mais il y a aussi toute une partie du savoir qui s’est perdue : de nombreuses cultures, de nombreux dialectes et langues. À présent, ce savoir se transmet à travers la tradition orale et, comme il n’est pas écrit, tenter de l’approcher a été une vraie leçon d’humilité, parce que c’est quelque chose que l’on ne peut pas espérer comprendre rapidement, contrairement au savoir que l’on acquiert à l’université ou à l’école. C’est un savoir lié à la vie, à la nature, et c’est vraiment une immense source de connaissances, dont on ne peut espérer saisir qu’une infime partie. La seule façon d’accéder à ce savoir, c’est d’en faire l’expérience, de le vivre pendant de nombreuses années. Nous espérons vraiment parvenir à générer, à travers ce film, une curiosité qui donne au public l’envie d’en savoir plus, de respecter ce savoir et de comprendre qu’il est important dans le monde d’aujourd’hui. Il ne s’agit pas de folklore ni de cultures mortes, mais d’un savoir lié à une recherche actuelle de l’homme, à savoir comment trouver un équilibre avec la nature en puisant dans les ressources disponibles sans les saccager, comment trouver une harmonie, non seulement entre l’homme et la nature, mais aussi entre les différentes communautés qui composent l’humanité. Et cela souligne en quoi cette façon de parvenir à l’équilibre et l’harmonie est une façon de trouver un bonheur que l’on ne peut atteindre avec les systèmes politiques et sociaux actuels.

Au cours de ce processus de recherche et d’apprentissage de ces cultures, est-ce que certaines choses ont changé dans votre façon de voir le monde ?
 

Oui, évidemment. Tout. Je suis aujourd’hui une personne différente de celle que j’étais quand j’ai démarré le projet. Je crois que tous ceux qui ont participé à ce projet ont vécu cela. On s’immerge dans ce flot de connaissances et tous les jours on apprend quelque chose de nouveau. On a senti que tout était source de savoir, depuis les pierres jusqu’aux plantes, aux insectes ou au vent. Cela nous a procuré un grand sentiment de satisfaction. Cela change tout l’univers. Évidemment, il est très difficile de changer de vie pour les gens comme nous, qui ont grandi au sein de ce système, mais cela nous a quand même permis de voir de près d’autres façons de vivre et de comprendre qu’il y a de multiples façons d’être humain et de vivre. Je crois que celle-ci est tout à fait valable et belle, et qu’il est important d’en avoir conscience et de la respecter.