L'AUTRE QUOTIDIEN

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Illska, une géniale traque entre amour, fascisme, Lituanie et Islande


Publié en 2012 en Islande, paru en septembre 2015 en français chez Métailié dans une traduction de Éric Boury, le quatrième roman de Eiríkur Örn Norđdahl, à l’origine principalement poète, fut celui de la consécration. Récompensé par de nombreux prix, il propose une mosaïque en apparence échevelée, reliant l’Islande à la Lituanie, le présent et le futur au passé, en une exploration décapante et pourtant curieusement hilarante de ce qui gît, mal enfoui, sous les néo-nazismes et les populismes racistes européens, utilisant à merveille le point de vue « excentré » et matoisement modeste que fournit l’île nord-atlantique à l’auteur, et ainsi à la lectrice ou au lecteur.

Le pari un peu fou, et parfaitement réussi, de Eiríkur Örn Norđdahl est de nous offrir cette plongée par le détour d’un improbable et jouissif triangle amoureux reliant Agnes, étudiante islandaise d’origine lituanienne dont la famille a vécu de fort près l’élimination des Juifs lituaniens durant la deuxième guerre mondiale, Omar, jeune précaire quelque peu « paumé » mais chaque jour plus surprenant, qu’elle a épousé, et Arnor, l’un des rares étudiants néo-nazis islandais capables de tenir un discours théorique cultivé et « argumenté », rencontré dans le cadre du mémoire de master d’Agnes, qu’il a fascinée à plus d’un titre.


Elle voulait écrire sur les nazis en chair et en os. Des hommes et des femmes jeunes et énergiques, capables de façonner l’avenir. Elle voulait écrire sur l’extrême droite et les populistes dans les partis politiques. Certes, elle ne manquerait pas d’être confrontée aux problèmes de définition – rien ne disait qu’on lui permettrait d’estampiller comme nazis l’ensemble des racistes populistes. Elle entendait toutefois démontrer les parentés idéologiques. Même si les racistes empruntaient depuis quelques années des voies plus « convenables » pour atteindre leurs objectifs, les objectifs en question demeuraient inchangés et leur mise en application tout aussi délétère. Elle souhaitait prouver que les racistes islandais s’inscrivaient dans un univers culturel européen qui soutenait l’assassinat et la malfaisance même si on avait remis ces prérogatives aux mains des polices des frontières, des bureaucrates chargés de la gestion des réfugiés et des gouvernements extérieurs à l’Europe qui se voyaient forcés de commettre de graves crimes contre ceux de leurs ressortissants qui voulaient quitter leur patrie d’origine.


Naviguant avec un rare brio entre les flashbacks et les rebondissements, comiques ou tragiques, de l’histoire amoureuse des jeunes gens, d’une part, et la montée marécageuse de la xénophobie en Europe, d’autre part (à propos de laquelle, mêlant vicieusement les remarques d’auteur et les extraits de travaux d’Agnes, l’auteur n’épargne que bien peu des forces sociales et politiques en présence), l’auteur nous invite toutefois à entrer en Histoire, démêlant aussi bien l’écheveau de certaines particularités islandaises – et traçant avec maîtrise leurs extrapolations possibles – que le fatal méthodisme, tant nazi que villageois, de l’Holocauste en Lituanie, parcourant alors aussi bien le terrible reportage d’époque aux accents de « L’homme de Kiev » de Bernard Malamud que ses traces contemporaines comme « La ligne des glaces » d’Emmanuel Ruben.

Et ça, alors ? Cette histoire sur la tendresse d’Hitler à l’égard des Islandais ne nous apprend évidemment rien sur l’intérêt véritable du Führer, elle n’est que la copie conforme de l’image que les Islandais ont d’eux-mêmes. Elle est le regard du grand Autre, qui voit son intérêt dans ce cri de guerre empreint de fierté. D’ailleurs, l’idée que le Führer ait envisagé d’ériger une petite colonie danoise de paysans pauvres au fin fond de l’Atlantique nord en exemple de la race aryenne est tout bonnement idiote. L’Islande avait évidemment une valeur stratégique pendant la Seconde Guerre mondiale, mais les Islandais n’en avaient aucune. Le pays était un aéroport au milieu de l’Atlantique, et cela n’avait rien à voir avec la poésie de haut vol ou le courage – rien à voir avec la pureté du sang et les grands idéaux.

Pourtant, par sa confrontation sans pitié de l’Histoire, dans des récits précis et aux faux airs classiques, et du contemporain, docte ou non, chaotique au rythme des idiosyncrasies de chacune et de chacun, c’est peut-être paradoxalement dans le registre bien éloigné en apparence qu’offraient Jaume Cabré et son immense « Confiteor » que l’on trouvera les résonances ultimes de ce drame familial aux nombreux étages.

Agnes se réveilla au milieu d’une conférence sur les bombardements de Dresde. Elle s’était endormie, cernée par le vacarme. Elle aurait eu envie de lever le doigt pour demander au professeur ce qui était arrivé à la ville. Si elle existait toujours… Si c’étaient les mêmes bâtiments ou de la reconstruction. Des reproductions exactes des maisons en ruine ou simplement des façades toutes neuves, comme à Dantzig. Pardonnez-moi, je voulais dire Gdansk. Le grabuge, l’indécence : trois mille neuf cents tonnes d’explosifs. Trente-neuf kilomètres carrés saccagés. Trente-neuf millions de mètres carrés (ce qui correspond à la superficie d’un demi-million d’appartements de bonne taille). Trois millions neuf cent mille kilos de bombes, ce qui représente presque dix grammes d’explosifs par mètre carré. Dix grammes ! Ce n’est rien du tout ! Pourtant, ils ont suffi à rayer de la carte cette partie de la ville. Il ne devrait plus y avoir qu’un trou béant à l’emplacement de Dresde, mais ce n’est pas le cas, un surprenant entêtement du sort en a voulu autrement. À l’emplacement de Dresde, on devrait voir une croix sur la carte mais il n’y en a aucune. Dresde est une ville fantôme, comme Disneyland, sauf que là-bas, les gens n’ont pas la tête aussi grosse et l’entrée est gratuite. Le professeur conclut sa conférence en rappelant aux étudiants qu’il fallait se garder de comparer les bombardements de Dresde à l’Holocauste, puis les envoya en pause.

À la fois étonnant roman des racines – apparentes pour qui se donne la peine de regarder, dirait Agnes – de l’horreur toujours prête à recommencer malgré les serments et les solennels « plus jamais », et interrogation dérangeante de la place de l’intime et du personnel dans la vitesse contemporaine des choses, « illska » (« la méchanceté », ou « le mal », en islandais) s’affirme nettement, malgré quelques maladresses occasionnelles, comme un très grand roman.

Charybde2