L'AUTRE QUOTIDIEN

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Hakan Gunday a écrit le roman du passage par la Turquie des réfugiés syriens Glaçant.

Prix Médicis étranger 2015, Encore de Hakan Günday, livre sombre et violent, intéresse par les différents niveaux de lecture qu’il propose. Se présentant comme un roman sur l’univers des clandestins et des passeurs turcs de la mer Egée, Encore est plus largement l’exploration des maux et de la noirceur contenus dans toutes les sociétés humaines et incarnés par Gazâ, narrateur torturé et tortionnaire fasciné par l’exercice du pouvoir sur autrui. Si l’on peut regretter quelques longueurs qui desservent la puissance du récit, force est de constater qu’Encore dérange et captive. Hakan Günday ne ménage pas ses lecteurs, et sait les retenir et les entraîner à fouir avec lui dans les boyaux malades de la société qu’il dissèque.

« Après tout, ne sommes-nous pas tous les enfants des survivants, de ceux qui sont sortis indemnes des guerres, des grandes sécheresses, des massacres, des épidémies, des occupations, des conflits et des catastrophes ? Enfants d’escrocs, de voleurs, de meurtriers, de menteurs, de mouchards, de ceux qui ont arraché aux autres leur bouée de sauvetage… De ceux qui ont été capables de survivre… »

Survivre, malgré et contre les autres : dès les premières pages, l’enfant intègre la leçon tranchante et sans appel infligée par son père, un passeur de clandestins cynique, autoritaire et brutal par défaut. Gazâ est modelé par la violence qui l’entoure et qui s’insinue en lui comme une tumeur. A neuf, par négligence et fainéantise, il tue un jeune Afghan dont la voix devient celle de sa conscience. Gazâ ne peut se libérer de ce fardeau incarné par une grenouille en papier sur lequel l’Afghan avait dessiné les bouddhas de Bâmiyân. Victime de l’univers du père, l’enfant se change peu à peu bourreau et transforme en laboratoire le dépôt dans lequel sont entassés les clandestins en transit et sur lequel il est chargé de veiller. Marionnettiste et démiurge redoutablement intelligent, Gazâ exerce avec cruauté son pouvoir sur les hommes et les femmes à sa merci, jusqu’au traumatisme qui fera basculer sa vie. Sfumato, l’ombre diffuse ; Cangiante, l’artifice de la différence ; Chiaroscuro, le contraste brutal ; Unione, la vivacité : les quatre utilisations de la couleur dans la peinture de la Renaissance divisent le livre en autant de chapitres et de paliers franchis par Gazâ dans la quête de son humanité.

Le mélange de haine et de lucidité de Gazâ fait douloureusement écho à l’actualité, aux discours hostiles et racistes pétris de la peur de l’autre, aux campagnes anti-immigration qui sévissent de l’Australie à l’Europe, à l’inaction volontaire de pouvoirs publics qui imaginent que tolérer la mort, la noyade et la ratonnade découragera ceux qui bateau après bateau arrivent par vague pour fuir une terre qui les tue. L’auteur ne gracie personne et rappelle la responsabilité de chacun, narrateur, lecteur ou pouvoir étatique. « Choisir de ne rien faire, c’est déjà se déterminer » affirme-t-il dans une interview accordée à Mediapart, soulignant plus loin que le meurtre de ceux qui nous font nous sentir coupable est souvent la solution extrême choisie par ceux qui vivent reclus dans une étrange logique d’emmurés. Le portrait qu’il dresse de la Turquie est lui aussi criblé au vitriol : guerre contre les Kurdes du PKK, homophobie, corruption, sectes religieuses. Jetée comme un pont entre l’Orient et un Occident qui s’entretue chez les autres, la Turquie d’Hakan Günday est « une jouvencelle boulimique et dépressive qui se voit obèse dans le miroir de l’Orient et décharnée dans celui de l’Occident, et ne trouve pas de vêtements à sa mesure ».

Au-delà de l’enfer des réseaux clandestins de transport d’immigrés qui traitent les hommes comme de la marchandise, le cœur d’Encore est la vacherie universelle célinienne, pourriture logée au sein de chacun et qui envahit le corps et l’âme de Gazâ. « La guerre sans merci que le bien et le mal sont censés se livrer jusqu’au jugement dernier est la plus grande escroquerie dont l’humanité a jamais été victime. Il s’agissant sans doute de maintenir l’ordre public et de protéger le pouvoir en place. » Emmuré vivant par le monceau des cadavres de ceux qu’il a torturés, Gazâ incarne la métaphore de la putréfaction qui sommeille dans le cœur des hommes. Lors de cette abomination à laquelle il survit difficilement, il meurt symboliquement et la renaissance qui suivra ne sera que mirage, auquel succéderont l’apathie, la folie, la sociopathie extrême et la violence des foules. La disparition de l’empathie chez le narrateur perturbe celle du lecteur habitué à se nourrir chez l’autre du sentiment, de l’émotion. Pour lire, ici, il faut accepter que seul le temps, comme un décalage horaire, sépare le bien du mal chez un même personnage, et se remémorer Michel Tournier : « Publier un livre c’est procéder à un lâcher de vampires. Car un livre est un oiseau sec, exsangue, avide de chaleur humaine, et, lorsqu’il s’envole, c’est à la recherche d’un lecteur, être de chair et de sang, sur lequel il pourra se poser afin de se gonfler de sa vie et de ses rêves. Ainsi le livre devient ce qu’il a vocation d’être : une œuvre vivante. »

Lou

Un dernier livre avant la fin du monde. 

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