L'AUTRE QUOTIDIEN

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La Cène au Caire, 2015 : un dîner explosif

Comme dans une pièce de Tchekhov, ils parlent de tout et de rien, s’échauffent brusquement, se disputent puis se calment, s’ennuient et tuent le temps. À travers leurs conversations, c’est la vacuité profonde de l’élite économique de son pays que veut décrire l’auteur et metteur en scène Ahmed El Attar. 

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Dans l'Egypte de 2015, la révolution tant attendue se fait toujours désirer. Alors on discute autour d'une table, en famille avec les figures tutélaires de l'ordre et du progrès. Mais, qu'est­-ce qui retient l'action. Pourquoi ? Et le futur est-­il encore plausible ?

La révolution égyptienne de 2011 est loin de la "bulle" bourgeoise (treize personnages dont une mère absente et un bébé en plastique qui n'en peut mais) peinte par Ahmed El Attar autour d'une tête de veau. Son caractère suffisant, méprisant ­le peuple comparé à "un tas de cafards"­ et mondialisé est évident même si le pouvoir de l'armée (Al-Sissi en est l'avatar contemporain), du patriarche, la soumission de la domesticité sont ici structurants d'une classe que nourrit la soif rassurante de posséder tout ce que fournit le miroir aux alouettes du marché et font briller les publicitaires.

Comme dans une pièce de Tchekhov, ils parlent de tout et de rien, s’échauffent brusquement, se disputent puis se calment, s’ennuient et tuent le temps. À travers leurs conversations, c’est la vacuité profonde de l’élite économique de son pays que veut décrire l’auteur et metteur en scène Ahmed El Attar. Autrefois cultivée, maintenant repliée sur elle-­même et incapable de penser l’intérêt commun, cette classe dominante apparaît comme futile, autoritaire, cupide et méprisante, avide de domi­nation et soucieuse d’empêcher tout changement. The Last Supper dépeint une société qui ne parvient pas à tuer la figure archétypale du père, représentée par les présidents égyptiens – de Moubarak à al­ Sissi.

- Quelle est la signification du titre, The Last Supper, qui évoque la Cène ?

- Attar : Je ne sais pas pourquoi, mais en com­mençant le spectacle, j’avais en tête l’image de la Cène. Peut-­être aussi parce qu’il y a la dimension de la trahison, qui plane sur le tableau du dernier repas du Christ avec ses disciples. Dans mon esprit, la confrontation de Judas et du Christ, c’est un peu la confrontation du fils aîné et de son père. Pour moi, Judas n’est pas juste un traître ; c’est quelqu’un qui a affronté le Christ.

Oui, il l’a vendu, mais il ne lui a pas obéi. Mais tout ça n’apparaît absolu­ment pas dans le spectacle. J’ai choisi l’image de la Cène dans mon spectacle, non pas pour faire référence à une symbolique religieuse, mais pour me réapproprier sa signification à travers le thème de la famille que je choisis d’aborder. L’idée n’est pas d’évoquer une culture chrétienne – ou musulmane d’ailleurs­ mais plutôt d’en utiliser les images, les symboles. J’ai volé cette image et j’ai laissé sa signification de côté. Le père, ce n’est pas le Christ non plus : c’est un petit gros avec un cigare, qui rigole et qui parle tout le temps d’argent.

Alors que dans sa performance De l’importance d’être un arabe, Ahmed El Attar parlait de la révolution et de l’actualité égyptienne en puisant dans des documents personnels – en l’occurrence, ses propres conversations télé­ phoniques qu’il enregistre –, The Last Supper marque son retour à l’écriture d’un texte théâtral, nourri par la cohésion organique de ses onze comédiens. Avec ce récit familial et intime, c’est la structure même de la société égyptienne que vise Ahmed El Attar ; une société de classes, marquée par l’hégémonie despotique des pères et la domination silencieuse d’un peuple plongé dans la misère.

La démocratisation de la société ne passerait que par une démocratisation de la structure très patriar­cale de la famille.

- Ahmed El Attar : Tout à fait. Mais je ne parle pas d’une démocratisation de la famille dans un sens littéral, car ce n’est pas la même chose – on n’élit pas son père, on ne choisit pas son père –, mais d’un réarrangement du pouvoir au sein de la famille. Le père y est omniprésent et c’est pour cela que, dans tous mes spectacles, la figure du père est centrale. Au père, on ne peut que lui dire “tu as tort, tu as merdé, casse­-toi, ça suffit”. Le père, c’est le président, c’est Moubarak, c’est Morsi, c’est Al-Sissi mainte­nant. Dans ma prochaine création, je veux parler de la relation à la mère. Cela s’appellera Mama, comme la chanson de Genesis. Dans The Last Supper, la mère n’est pas présente sur scène : on l’appelle tout le temps, mais elle ne vient jamais. J’essaie de comprendre les dyna­miques du pouvoir au sein de la famille et de la société.

The Last Supper. Texte et mise en scène, Ahmed El Attar. Traduction française, Menha El Batraoui et Charlotte Clary

Acteurs : Tharwat, Boutros Boutros­Ghali, Abdel Rahman Nasser, Ramsi Lehner, Nanda Mohammad, Mona Soliman, Ahmed Farag, Mona Farag, Sayed Ragab Costumes, Hussein Baydoun

T2G – THÉÂTRE DE GENNEVILLIERS Lundi 9 au dimanche 15 novembre 15h, relâche mercredi 13€ à 24€ // Abonnement 10€ et 12€

L’APOSTROPHE / THÉÂTRE DES LOUVRAIS ­PONTOISE Mardi 17 novembre 20h30 - 8€ à 19€ // Abonnement 5€ à 14€

Spectacle en arabe surtitré en français