L'AUTRE QUOTIDIEN

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Libye 1911 - "J'ai vu des choses à fendre le coeur le plus dur".

Gaston Chérau arrivant en Libye © Collection privée

Publié en octobre 2015 aux éditions Inculte Dernière Marge, cet essai co-écrit par Jérôme Ferrari et Oliver Rohe ne se contente pas d’explorer minutieusement un épisode particulièrement oublié des guerres coloniales européennes, l’affrontement entre l’Italie, désireuse quarante ans après sa jeune unité de se tailler elle aussi un empire colonial, et la Turquie, déjà depuis un moment fameux « homme malade » de l’Europe, en 1911-1912, dans les trois provinces de Tripolitaine, de Cyrénaïque et du Fezzan, ensemble que l’on n’appelait plus la Libye depuis l’époque de l’empire romain.

C’est en utilisant un matériau bien particulier, une série de photographies commandées au Français Gaston Chérau, écrivain et correspondant de guerre par le gouvernement italien, que les deux auteursdisséquent avec brio la substance de ce conflit, de sa médiatisation avant la lettre, de sa plus que troublante correspondance contemporaine, et de son caractère pour tout dire extrêmement emblématique.

Gaston Chérau, Pendaison de rebelles à Tripoli © Collection privée

Les toutes premières de ces photographies concernent la pendaison publique d’un certain nombre de « rebelles », jugés, condamnés et médiatisés jusque dans leur mort légale, travail de communication italien pour gommer, autant que possible, la fâcheuse impression laissée – déjà ? – sur les opinions publiques occidentales par les comptes-rendus des massacres indiscriminés perpétrés quelque temps auparavant par l’armée conquérante.

Devant cet ensemble de photographies consacrées à la Libye du début du XXe siècle – parmi les plus anciennes à rendre compte d’un conflit armé dans le monde arabe – notre regard n’a longtemps pu s’attarder ni se souvenir d’autre chose que de ces corps inertes suspendus au gibet. L’effroi qui nous frappait les premières fois que nous consultions ces images pourtant si éloignées de nous dans l’espace et dans le temps, par leur facture même, cet effroi durable devant la mort, devant la pendaison, devant la pendaison en série, laissait peu de ressources affectives et imaginaires en nous pour que nous soyons en état de porter également notre attention sur le reste du reportage de Gaston Chérau. (…)

Gaston Chérau derrière un cadavre aux confins de l’oasis de Tripoli © Collection privée

Le secours de toutes ces photographies délaissées, y compris les plus touristiques d’entre elles, les plus banales et les plus innocentes, où nichent parfois les indices les plus riches, restituait en quelque sorte un peu mieux les pendus à leur condition historique, inscrivait leur épouvantable destin pénal dans une trame narrative plus vaste, un réseau de faits et de signes intelligible. Il n’y a pas de violence qui puisse s’abstraire de la structure politique et sociale dont elle n’est qu’un des moments, à défaut d’en être toujours l’aboutissement.
S’incliner devant cette espèce de trop-plein, d’excès d’éloquence de l’image terrible, qui ne ménage en son sein aucun espace à la parole, c’est oublier la nature, peut-être, de toute image, même la plus spectaculaire, même, justement, la plus parlante : elle n’est que la forme abrégée d’une totalité cachée, l’incarnation d’un plan invisible de quoi elle procède. Elle sert par sa présence à désigner ce qui est absent, à nous ouvrir à lui.

Dirigeables italiens bombardant les troupes turques © Collection privée

Bien au-delà d’une analyse du contenu « propagande » inscrit au cœur de la représentation médiatique, téléguidée d’une manière ou d’une autre, de la guerre moderne et contemporaine, comme le montrait Anne Morelli dans son « Principes élémentaires de propagande de guerre » en 2001, à propos du« Falsehood in Wartime » (1928) de Sir Arthur PonsonbyJérôme Ferrari et Oliver Rohe questionnent subtilement ce que l’image muette dit de ses concepteurs et ordonnateurs, ce que la mise en scène d’un châtiment « juste et civilisé » dit du colonisateur réputé en lutte contre la barbarie, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle (et l’on pensera irrésistiblement au redoutable « Congo » (2012) d’Éric Vuillard), mais aussi et peut-être surtout, ce qu’elle dit, de manière très contemporaine, du « grand » et du « gentil » confronté de nos jours à une « guerre asymétrique ». Évoquant les « événements » français d’Algérie entre 1954 et 1962, et surtout la deuxième guerre d’Irak et sa longue période d’occupation-pacification, les auteurs ne dressent aucun portrait-robot, sans doute impossible, de la guerre coloniale ou néo-coloniale que ce conflit oublié de 1911-1912 contient déjà en substance, mais ils offrent à la lectrice ou au lecteur une méditation impitoyable sur le contenu involontaire du storytelling photographique contemporain, en matière de guerre, de civilisation, de justice et de modèle se situant a priori, d’emblée, « au-dessus » des contradictions qu’il révèle pourtant à chaque image.

Résonnant tant avec l’absurdité rampante de bien des conflits contemporains, dont aussi bien le « Un dieu un animal » de Jérôme Ferrari que le « Défaut d’origine » d’Oliver Rohe nous fournissent de cuisants échos littéraires, « À fendre le cœur le plus dur » est une contribution ô combien précieuse à la compréhension de ce que des médias dominants peuvent essayer, chaque jour, de pratiquer sur nos consciences d’observateurs faiblement participants.

L’exposition photographique dont est issu le travail des deux auteurs est consultable, en partie, ici.  Pour acheter le livre, c’est ici.

Charybde 2

« À fendre le cœur le plus dur » Jérôme Ferrari & Oliver Rohe, Éditions Inculte Dernière Marge