L'AUTRE QUOTIDIEN

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La jungle des villes, littéralement

Cette galerie de photos a été faite à partir de photos réunies ce mois-ci par les animateurs de la page Facebook "C'est ça la vie ?".

Tout le monde connaît le problème des migrants de Calais, coincés dans un cul-de-sac entre la France, qui ne demande pas mieux qu'ils partent, et ne fait surtout rien pour les retenir (par exemple installer quelques robinets, des toilettes, des choses terriblement dispendieuses pour un pays comme le nôtre), et l'Angleterre, qui se cache derrière le Channel pour ne jamais avoir à les recevoir chez elle, et est ravie que les policiers français lui servent de garde-frontières.

Rien n'est neuf et ne devrait surprendre dans cette histoire. Il suffit de regarder aujourd'hui "Qu'ils reposent en révolte (des figures de guerres)", le fulgurant film de Sylvain George tourné à Calais entre juillet 2007 et janvier 2010, pour s'en convaincre : PERSONNE ne veut faire face à ses responsabilités dans cette histoire. Fin 2015, des années plus tard, tout a seulement empiré, et vient de changer d'échelle avec l'arrivée des réfugiés syriens dont certains tentent aussi de passer en Angleterre. La jungle inexorablement grandit. On parle de bientôt dix mille personnes cet hiver au grand air marin des terrains vagues de Calais. Avec femmes et enfants pour certains. 

La population de Calais, une ville qui a longtemps voté communiste, a été toutes ces années où on l'a laissé seule avec le problème remarquablement généreuse. Tous ceux qui parlent de l'impossibilité de partager dans les difficultés présentes n'ont pas idée de tout ce qui a été réalisé par des Calaisiens. On ferait mieux de parler de ces bénévoles plus souvent. Ceux dont la vie, au fil de ces années de combat, ont changé. Et on ferait encore mieux de ne pas tout leur laisser sur le dos, à eux tout seuls, si longtemps, pour après venir leur mettre sur le dos la montée du Front National dans la région, et les montrer du doigt. Beaucoup trop facile.

Ce que nous voyons, nous, dans ces photos, sans faire du bête romantisme, ou s'imaginer splendide le camping sauvage sous les étoiles, c'est aussi l'ingéniosité pour survivre de l'être humain, qui se construit des abris de presque rien, se regroupe et s'organise une vie commune, des hameaux, des villages, une ville dans la jungle. Tout cela, peu d'occidentaux savent encore le faire. C'est un savoir ancien, mais toujours actif, dans toutes les jungles urbaines du Tiers-Monde. Notre gouvernement évoque parfois la création de grands camps de tentes façon militaire pour "gérer" tout ce monde. Nous ne sommes pas - c'est le moins qu'on puisse dire - convaincus par ce modèle carcéral avec dortoirs et cantines.  C'est pourquoi nous avons été intéressés par cette tribune publiée dans Libération le 9 septembre 2015 par Cyrille Hanappe, architecte et membre du Pôle d'Explorations des Ressources Urbaines (PEROU), dont nous avions suivi le travail pour réhabiliter un camp de roms à Grigny, Essonne, à l'époque de L'Impossible.

Il faut du courage pour défendre des idées qui prennent à rebrousse-poil toutes les préventions de l'époque, et encore plus pour les mettre en oeuvre. Ce sont ces idées-là qui nous intéressent le plus.

Calais : la Jungle, future ville ?


Manuel Valls a donc annoncé la création d'un "camp de toile type camp de réfugiés" pour les migrants et réfugiés de la Jungle de Calais . Ce camp serait dimensionné pour accueillir 1500 personnes dans 120 tentes de douze personnes alors qu'il y a actuellement plus de 3.500 personnes qui habitent le site. 


Ces 3.500 n'ont pourtant pas attendu ce futur camp pour dormir la nuit et ont construit, avec ou sans l'aide de bénévoles, des baraques qui offrent un niveau de confort bien souvent supérieur à celui que l'on est susceptible de trouver dans une tente. Pour les avoir étudiées avec mes étudiants de l’école d’architecture de Paris Belleville, il existe une belle intelligence dans certaines de ces maisons : solides, étanches, bien isolées, ventilées, ancrées dans le sol, faites de matériaux recyclables et recyclés, elles offrent parfois des qualités que l'on ne retrouve pas dans d’autres habitats et a fortiori des tentes…


La New Jungle existe comme ville, elle est là, avec ses écoles, ses églises, ses boutiques, ses restaurants, sa boite de nuit….elle est plus riche de promesses que nombre de quartiers mal pensés pour leurs habitants et pour la vie quotidienne. Il faut la regarder avec attention et savoir en tirer les leçons. Les migrants et les réfugiés n’ont pas vocation à y rester éternellement, mais certains y sont depuis de longs mois et d’autres ont même décidé de s’y installer. Doivent ils être condamnés à un cadre de vie infernal ? 


Selon les données de UN Habitat, le modèle urbain connaissant le plus fort développement est celui de la ville précaire et près du tiers de la population mondiale vivra dans de tels quartiers d'ici 2030, soit 2 Milliards de personnes.Ce modèle définit une nouvelle sorte de ville monde, une nouvelle ville générique qui prend la suite de la ville historique, de la ville moderne, et des marées pavillonnaires. L'ensemble des acteurs travaillant sur le sujet des quartiers précaires ont démontré depuis un certain temps que les politiques de démolition-relogement de ces quartiers ne constituaient pas un modèle valable, dans la mesure où, à un coût exorbitant, elles ne font que briser les solidarités existantes et casser les fragiles tissus économiques qui auraient plutôt besoin d'être renforcés et soutenus. Le mythe des miséreux heureux de quitter leurs quartiers insalubres pour habiter dans un logement social flambant neuf, dans un ensemble clinquant mais désincarné, a vécu depuis les années 1970. 


L'amélioration par le haut des quartiers précaires, de ces nouvelles villes-monde est donc bien l'enjeu que doivent relever l'ensemble des penseurs de la ville, à commencer par les architectes. Plutôt que de créer un nouveau camp de réfugiés fait de tentes et de misère qui ne manquera pas d’être rapidement comparé à un camp de prisonniers, ne serait il pas plus heureux de réfléchir à l'amélioration de l'existant, et cela pour que les habitants puissent mieux en sortir un jour. 


Avec les sommes évoquées par le premier ministre, il est possible d'établir dans la Jungle un système viaire, de gestion des ressources d'eau, de signalétique des lieux, de sécurisation et de pérennisation de certaines des structures existantes. Les objectifs de cette nouvelle politique publique pourraient se baser sur la conception d’une nouvelle ville monde - légère, mobile, recyclable, ouverte à tous. Loin de condamner et d’enfermer ses habitants dans une désolation sinistre, elle serait là pour qu’ils soient à même de vivre leur droit à la ville et pour pouvoir mieux en sortir. 


Il faut se rappeler que dans de nombreux cas, une ville est un bidonville qui a réussi. Dans un temps très ancien, une famille s’arrêta un jour dans une boucle de la Seine car elle crut y deviner des opportunités pour ses activités et y construisit son premier abri, qu’elle consolida ensuite. Il est fort probable que c’est ainsi que naquit Lutèce.
Ne commettons pas un urbicide de plus, le droit à la ville est un droit humain.


Cyrille Hanappe,
Architecte et Ingénieur AIR - Cyrille Hanappe & Olivier Leclercq)
Directeur pédagogique du DSA Risques Majeurs de lEnsa Paris-Belleville;
Membre du Pôle d'Explorations des Ressources Urbaines (PEROU)
 

Tribune publiée dans Libération le 9 septembre 2015