L'AUTRE QUOTIDIEN

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L'échec des villes modernes vu par Alain Sarfati

Le 15 juillet 2024, le ministère de l’Ecologie a attribué à l’architecte-urbaniste Claire Schorter le Grand Prix de l’urbanisme 2024. Lettre ouverte d’Alain Sarfati, architecte et urbaniste, à la lauréate; en forme de coup de gueule. Mais poli -)

@AJOA-Schorter

Chère Claire, c’est avec joie que je vous ai félicitée parce que l’urbanisme est une chose sérieuse.

Vous souvenez-vous de ce moment, dans ce petit restaurant au nom prédestiné « la commedia » où Bernard Reichen vous faisait la leçon, sur un ton professoral : « La ville c’est le collectif, le bien commun, le tracé négocié et partagé. C’est aussi la diversité, l’écart possible par rapport à la norme. C’est la diversité fondée sur les intentions portées par les différents architectes, leur part de liberté, leur capacité à apporter une interprétation du lieu. Il ne faut pas oublier cet apport essentiel il faut réagir face à l’uniformisation, à l’appauvrissement de notre environnement. La ville est un monument qui contient la vie qui est sa richesse, sa différence ».
Il relayait alors mes propos et, réalisant que j’étais à ses côtés, quelque peu gêné, m’a dit « tu as eu tort d’avoir raison trop tôt ! ».
Vous vous en souvenez sans doute ! Je dois avouer que, sur le coup, je n’avais pas beaucoup apprécié cette dernière sentence car, pour moi, il n’est jamais trop tôt pour penser juste. Au contraire, le risque est grand d’attendre le bon moment pour réaliser que les méfaits peuvent être irréparables.

Que ferons-nous donc de toutes ces erreurs commises pendant cette longue attente ? J’aurais bien voulu pouvoir lui poser cette question aujourd’hui mais c’est trop tard.
Nos périphéries sont devenues des territoires perdus, les dépotoirs de tout ce que « la ville centre » n’ont pu contenir. La vitesse a transformé notre petit univers et nous n’avons rien retenu de la leçon de Robert Venturi qui, dans son « Learning from Las Vegas », montrait la contradiction qu’il y avait à mettre des arbres d’alignements qui cachaient la forêt des enseignes et les rendaient inopérantes ! Il fallait trouver une autre forme de présence de la nature.
Dorénavant, sous nos yeux impuissants, les Champs-Élysées ont changé de nature, et ce n’est pas fini ! La rue piétonne engendre une mutation du commerce, l’urbanisme avance au gré des opportunités, seule la voirie semble être devenue chose sérieuse !

Encore quelques réflexions :
D’abord Bravo ! Vous avez fait un beau parcours, pour ne pas dire un sans-faute !
Maintenant, il faut répondre aux attentes et prendre le risque de les anticiper, quitte à passer pour une rêveuse. Rêver, c’est vivre et faire vivre un projet avant de le réaliser. Il faut prendre un peu de hauteur, s’éloigner de l’efficacité immédiate pour se projeter. La commande invente de nouvelles notions : la ville résiliente, les forêts urbaines, la renaturation des villes, les îlots de fraîcheur, l’albédo ou tout peindre en blanc, et j’en passe… L’idée du bien commun a disparu, les fontaines disparaissent, les statues sont déboulonnées et les animaux sauvages sont aux portes de la ville !

Alors la notion de projet urbain, de réflexion sur la ville s’est bien vite révélée creuse.
Des efforts ont été faits pour réhabiliter nos centres-villes et notre patrimoine, ce qui rassure face aux incertitudes de l’avenir. Reste qu’aujourd’hui l’enjeu s’est déplacé avec l’action publique. Après avoir accru considérablement le dynamisme et l’attractivité des grandes métropoles, l’État se penche désormais sur les villes moyennes avec le « Plan Action cœur de ville ». L’important aujourd’hui est de ne pas concentrer tous les efforts sur « les centres », ce qui risque d’aggraver les disparités, la périphérie étant consubstantielle du centre-ville. La ville traditionnelle a volé en éclats, il faudrait reconstruire une unité, accompagner la formation des agglomérations, leur donner une identité, une unité symbolique. La périphérie doit, elle aussi, devenir séduisante grâce à ses cours, ses parcs, ses parcours de santé, ses pistes cyclables.
C’est un projet à long terme. Même si les élus sont pressés et veulent un résultat rapide, le temps d’un mandat, la ville a besoin d’une vision plus lointaine. Le sens réel de l’urbanisme est de créer une structure d’ensemble, de proposer une vision, de mettre réellement en place une relation forte entre le centre de la ville et sa périphérie, pour qu’une agglomération puisse se constituer. Il va falloir affronter les obstacles même si certains semblent impossibles à surmonter.

La question du bien commun.
Tout projet devrait commencer par cette question : quel sera le bien commun ?
La ville moyenne est éclatée, il va falloir la rassembler en la considérant comme un réseau avec des complémentarités et toujours en relation forte avec l’espace public. Les équipements publics, en principe extérieurs, sont devenus des lieux fermés, des parkings, des maisons communes… Ils ont oublié les pratiques qui ont donné naissance au Prado à Marseille, au Cours Mirabeau à Aix-en-Provence, aux Planches de Deauville, etc.

La question de la mixité sous toutes ses formes.
C’est étudier les incompatibilités pour les réduire, c’est s’interroger sur les conditions qui vont permettre cette refondation de la ville. Comment construire autour de la logistique, autour de la grande distribution ?

Comment rendre la mixité possible ?
Le centre commercial doit s’ouvrir sur la ville et se retrouver au cœur du bien public. Un nouvel art de vivre est en perspective, basé sur les nouveaux outils de communication, sur l’ère du numérique. Le centre urbain va s’élargir avec les commerces ambulants et les livraisons à domicile.

La question des vitesses.
La grande distribution a joué un rôle majeur dans l’éclatement de la ville, elle a donc un rôle primordial à jouer dans sa réhabilitation. On va redécouvrir le bonheur d’être un chaland, un consommateur heureux parce que c’est de lui dont il s’agit. Les mains dans les poches, le plaisir sera au rendez-vous. C’est le moment d’expérimenter, de développer de nouveaux concepts de centres commerciaux et de revoir leur rapport aux parkings, à la logistique.

La question fondamentale de la nature dans la ville.
Il ne faut pas oublier que la ville s’est faite contre la nature (les remparts). L’attente de nature, sous toutes ses formes, va se traiter à toutes les échelles sans dénaturer la qualité de l’espace proposé. La qualité ne se mesure pas au nombre d’arbres mais à une présence de la nature et à sa dimension métaphorique dans le champ visuel.

La question des limites.
Le rempart, créé à l’origine pour se défendre de l’ennemi potentiel, est devenu le boulevard périphérique et cette limite a été transgressée. C’est à l’extérieur de la limite que la ville doit se concevoir désormais. Il faudra concevoir une nouvelle limite, là où nous pensions ne plus en avoir besoin. Le nouveau rempart consiste à se défendre contre le gaspillage foncier, l’urbanisme ayant nié l’histoire et la valeur du foncier. C’est donc une limite que l’urbanisme moderne doit réussir à définir, la zone de zéro artificialisation du sol.

Toutes ces questions ne sont là que pour construire une nouvelle problématique de la ville, et sortir de l’impasse.

Pourquoi ne pas voir l’évidence, Paris est, et restera, radio concentrique.
Le maire de Paris l’a annoncé, la vitesse sur le périphérique passe de soixante-dix à cinquante kilomètres heure. À chaque jour sa mesure opportuniste, cachée derrière des justifications de boutiquier. Ce périphérique n’est plus qu’une grande avenue de Paris alors que ce sont deux voire trois périphériques qui auraient dû être réalisés ! Pékin en est à six et prévoit d’interdire la circulation sur les deux premiers !

Réduire la vitesse d’accord, mais où sont les 50 000 places de parking qui auraient permis le stationnement autour des gares, des stations de métros et des bus ? Que dire des PLU qui devraient densifier la première couronne ? Où sont les immeubles d’activités, les logements, les équipements qui auraient augmenté la densité sur le périphérique ?

De son côté, la Présidente de la Région a promis vingt milliards pour améliorer l’accessibilité du Métro. C’est beaucoup d’argent, en réalité ce sera beaucoup plus et on ne pourra pas aménager l’intégralité des stations.

Est-ce vraiment la bonne décision ? Personne ne descend de gaîté de cœur dans le métro ! Pourquoi ne pas plutôt améliorer l’accessibilité des transports collectifs en surface et faire en sorte que tout le monde puisse bénéficier d’une plus grande qualité des transports collectifs, d’une plus grande régularité, d’une plus grande sécurité. Pourquoi devoir descendre dans le métro ? La moitié de la somme prévue devrait permettre d’améliorer les aménagements de surface. D’ailleurs, qui utilisera le métro dans cinquante ans ?

Nous pouvons nous enorgueillir d’avoir les plus belles villes du monde, dommage que nous ayons aussi les entrées de villes, les banlieues, les périphéries les plus laides, les plus désespérées et les plus désorientées.

Nous sommes dans un moment d’inquiétude : dans quel état allons-nous laisser la planète ?
Nous sommes responsables, nous les urbanistes, les architectes, les maîtres d’ouvrage, les élus.
Responsables sans pour autant pouvoir maîtriser toutes les variables comme la démographie, l’économie, les évolutions technologiques, le réchauffement climatique… Cette responsabilité, qui peut vite se transformer en culpabilité, ne doit pas nous faire perdre de vue la chance acquise que nous avons d’avoir les plus belles villes du monde. Cet héritage, transformé en patrimoine, a autant de valeur que « nos espaces naturels ». La modernité ne s’est pas encombrée d’une réflexion sur la ville, elle a inventé l’urbanisme de toute pièce, faisant de la charte d’Athènes son livre, son bréviaire.

« Quelles villes pour demain ? », cela semble être le cadet de nos inquiétudes. La ville est en lambeaux sous l’effet d’un fonctionnalisme exacerbé : logements, voiries, équipements, activités… alors la réduction de la vitesse de déplacement sur le périphérique serait une question de stratégie ? Dans cette décision on ne trouve aucune représentation partageable de ce que sera la ville de demain, aucune idée clairement énoncée, et pourtant nous serons de plus en plus « urbains », si ce terme a encore un sens.

Notre ville « européenne » s’est adaptée à la modernité et nous commençons à comprendre qu’elle a changé de nature et qu’il va falloir concevoir des liens indispensables. La logique du petit commerce en centre-ville et des hypers en périphérie est devenue obsolète. En considérant que chaque ville est un cas particulier, il faut inventer un nouveau concept sur chacun des sites. C’est à un changement radical de culture qu’il faut s’attendre. L’événement a besoin d’un lieu pour se manifester, mais un lieu peut susciter l’envie de créer un événement ; c’est aussi le sens de l’urbanisme au-delà du besoin ou du programme.

Il est fondamental de ne plus penser « centre-ville à réanimer » et d’oublier en même temps son intégration dans une agglomération plus large. Le risque est de recréer les mêmes fractures territoriales et sociales dont les grandes villes souffrent actuellement. Les centres-villes entraînent un accroissement de la valeur et attirent les mieux nantis, laissant sur le chemin les populations moins aisées. Il faut réinventer la ville moyenne, force vive de la France, dans un partenariat public-privé, gagnant-gagnant. Il y a cinq milliards alloués par l’État pour que ce miracle advienne !

Pourquoi nos villes modernes sont-elles un échec ?
Avant n’importe quel projet, il faudra se poser cette question et porter la critique de « l’urbanisme moderne ». Tout commence par l’erreur de la séparation des fonctions puis la séparation des programmes, l’oubli du marché, et l’espoir de rééquilibrer au lieu de guider. Il faut absolument doter chaque ville d’UN PROJET, pas d’un PLU. On ne peut pas décomposer un organisme en pièces détachées pour le recomposer ensuite, comme on le ferait d’un moteur, ou de toute autre machine, si complexe soit-elle.

Ce Grand Prix qui vous oblige, comme vous me l’avez dit, vous oblige à résister. La question environnementale, pour importante qu’elle soit, ne répond pas à une autre attente collective : quelle ville pour notre vivre ensemble dans notre démocratie ? Il faut penser la ville pour la dessiner.

Vous avez toute ma confiance.

Alain Sarfati , Architecte & Urbaniste le 7/10/2024
Nos villes modernes sont un échec !