L'AUTRE QUOTIDIEN

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Damon Locks envoie du jazz dans le hip hop avec sa superbe "liste de recommandations"

On a déjà suivi le natif de Chicago aux multiples casquettes (éducateur, artiste visuel, musicien) dans ses précédentes aventures comme sur le Black Monument Ensemble ou pour sa participation aux projets du label International Anthem. Mais là il se lance seul sous son nom et c’est sa première incursion dans le spoken word sur tout un album. Le sample, lui, est le pilier central des instrus. L’outil principal du hip-hop sert de caisse de résonance à ses poésies abstraites, futuristes et engagées… sa liste de revendications.

List of Demands est le résultat de circonstances spécifiques - et comme tout ce que l'artiste a fait depuis le milieu des années 90, on peut sentir qu'il a été réalisé par celui-là même qui était le leader de Trenchmouth, un groupe de post-hardcore hors norme. Issue d'un projet commandé pour une exposition au Museum of Contemporary Photography de Chicago, ville d'origine de Locks, l’album associe le spoken word au collage sonore. Il ne serait pas déplacé dans une pile de disques comprenant des œuvres de Nikki Giovanni, Amiri Baraka et Linton Kwesi Johnson, ou des enregistrements hip-hop marquants des années 80 aux années 2020.

Locks se dévoile en une sorte de poète dub, calme, observateur et encourageant, sur tous les morceaux, à l'exception de deux interludes et d'un morceau reprenant les mots riches en images de la poétesse Krista Franklin. Des voix échantillonnées tourbillonnent dans le mélange. Kathleen Cleaver et Angela Davis sont présentes sur le morceau central "Isn't It Beautiful", qui commence musicalement comme un bulletin d'information du début des années 70 avant de laisser place à la batterie éclaboussante de Ralph Darden et au violon alerte de Macie Stewart, puis à une batterie en boucle qui évoque Wild Style, avant de revenir à Darden et Stewart. Le "Isn't it beautiful ? All right !" de Cleaver concernant les cheveux des Noirs (et la noirceur par extension), est au premier plan à certains moments, se superposant parfois aux remarques de Davis sur l'état du mouvement Black Power.

La voix de Locks est en phase avec tout cela, décrivant les œuvres d'art à la manière d'un professeur génial ou d'un docte, et faisant écho à Davis à plusieurs reprises. La chanson titre place l'auditeur dans une marche de protestation avec des tambours insistants qui donnent le rythme, un groupe de filles qui scandent "Look out the way when you see me coming", et des bruits de foule tout au long de la chanson. Locks conclut la chanson en notant les revendications : "la beauté, la forme, le destin, l'amour, le temps, l'avenir et la lumière", en insistant fortement sur le dernier point. Dans "Distance", Locks explique que "la distance entre vous et moi est une fiction" avant de s'insurger contre la discrimination en matière de logement et d'autres cruautés racistes qui sèment la division. Il y a aussi un cri torturé et un appel désespéré à "Je ne t'ai jamais rien fait de ma vie", un moment rendu d'autant plus pénible par un violon qui donne l'impression de délivrer des chocs à haute tension. Après un envoi soul-jazz apocalyptique de Locks, le programme se termine par ce qui est essentiellement une version instrumentale du morceau d'ouverture "Reversed", mais avec des voix différentes et un message de motivation subtil. A la fois album d'archives et du présent - captivant et énergisant, à diffuser sur tous les boombox. En gros, la jonction - qui fait le sens actuel de la bonne musique - effectuée dans le sens inverse de l’habituel, du jazz au hip- hop et retour. C’est fort, très fort !

Jean-Pierre Simard, le 10/02/2025
Damon Locks - List of Demands - International Anthem