L'AUTRE QUOTIDIEN

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La poésie autochtone du Saint Laurent et de Rita Mestokosho nous parle

En terre innu, la ferveur d’une poésie lyrique célébrant un délicat équilibre à retrouver auprès de la nature et de la tradition, et surtout un regard photographique magique qui en transcende l’ensemble.

Innu

Imprégné jusque dans ta chair
Par cette odeur unique des bois
Tu vis seul dans tes pensées
Mais par ta façon d’être et d’agir
Je sens que tu regrettes ta façon de vivre.

Dois-je rallumer le feu sacré ?
Mais toi rallume mon coeur
Pour que mon esprit se porte mieux
Ce feu doit revivre plus fort
Pour réchauffer tous ceux qui vivent encore.
Ton message est celui de protéger la terre
Je la protégerai aussi longtemps
Que je vivrai avec elle
Mais je n’oublierai pas d’apprendre
Et de faire partager aux autres
Ton message si divin…

Publiée pour la première fois en recueil en 1995, à vingt-neuf ans, la poétesse québecoise innue Rita Mestokosho fait figure de pionnière pour la reconnaissance désormais en cours, de moins en moins timidement, de la poésie autochtone au sein des lettres canadiennes. Publié chez Bruno Doucey en 2014 en version bilingue innu-français, « Née de la pluie et de la terre » est son quatrième recueil.

On y trouve étroitement mêlés, ou magiquement enchevêtrés, aussi bien une célébration de certaines caractéristiques ancestrales (sans angélisme excessif – même si on est bien loin ici de la distanciation tantôt subtile et tantôt plus crue signée par Marie-Andrée Gill dans « Béante » (2012), « Frayer » (2015) ou « Chauffer le dehors » (2019)) qu’une mise en fête discrète de la nature (sous les formes les plus variées, végétales, animales ou même simplement minérales, quand ce n’est pas par ses manifestations météorologiques ou ses rusés avertissements inclassables), tout particulièrement celle de cette rive nord du golfe du Saint-Laurent où se trouve la réserve innue, région par ailleurs magnifiquement chantée et analysée dans son détail anthropologique et politique par la Noémie Pomerleau-Cloutier de « La patience du lichen » (2021).

La vie d’un Innu

Dans la vie d’un Innu
Il y a deux chemins se défilant devant lui.

Le premier est tracé
Par des pas d’hommes qui ont passé avant lui,
Ce chemin est lourd car il est profond en peines et en joies aussi.
Il prendra ce chemin pour évoluer dans l’environnement où il vit.

L’autre chemin est invisible.
Il est tracé par la lumière de la vie.
Il peut y accéder par la force de son Mishtapeu.
Ces deux chemins sont reliés quelque part dans le monde où nous vivons
Et dans le monde des esprits où nous voyageons par nos rêves.

Quand les deux chemins se rejoindront, à ce moment-là,
L’Innu se retrouvera lui-même.

Si on sera inévitablement saisi par la force de certaines images et plus encore par la ferveur quasiment religieuse (ou sans doute plus exactement agnostique mystique) qui se dégage de la plupart de ces 31 brefs poèmes, je dois pourtant confesser avoir été in fine un peu moins touché par « Née de la pluie et de la terre » que par les textes d’autres poétesses et poètes autochtones, du Canada ou des Etats-Unis, telles que Marie-Andrée Gill (déjà citée ci-dessus), Michael Wasson (« Autoportrait aux siècles souillés »), Kimberly Blaeser (« Résister en dansant ») ou, bien sûr, Joséphine Bacon (« Bâtons à message »). Peut-être, d’une certaine façon « en phase » avec la belle préface de J.M.G. Le Clézio intitulée « La poésie de Rita s’adresse à nous tous », cette poésie et ce lyrisme sont-ils un peu trop en trace directe pour mon goût, ou manquent-ils un peu de ce mystère de la langue, mise en tension du sens qui détruit rarement, dans ce domaine, l’accessibilité ?

C’est (presque) paradoxalement du côté de l’interstice imaginaire situé entre le texte de Rita Mestokosho et les photographies de Patricia Lefebvre qui l’accompagnent que se produit pour moi la véritable étincelle : comme l’écrit Murielle Szac dans sa précieuse postface, « avant de vous photographier, Patricia Lefebvre commence par vous aimer. » Entre ce que dit l’image et ce que montre le poème lui-même, une magie opère, une vacillation salutaire apparaît, et une ferveur d’une autre magnitude se dégage : grâce à ce pas de côté si magnifiquement exécuté par la grâce d’un regard décidé, une puissance poétique nouvelle et différente nous est offerte.

Sous un feu de rocher

J’ai appris à lire entre les arbres
À compter les cailloux dans le ruisseau
À donner un nom à tous les métaux
Tel que le quartz ou le marbre.

J’ai appris à nager avec le saumon
À le suivre dans les grandes rivières
À monter le courant de peine et de misère
Sans me plaindre et sans sermon.

J’ai appris à prendre le visage de chaque saison
À goûter la douceur d’un printemps sur mes joues
À savourer la chaleur d’un été sur mon cou
À grandir dans l’attente d’un automne coloré et long.

Mais c’est uniquement sous un feu de rocher
À l’abri d’un hiver froid et solitaire
Que j’ai entendu les battements de la terre
Et c’est là que j’ai appris à écouter.

Hugues Charybde, le 10/02/2025
Rita Mestokosho - Née de la pluie et de la terre - éditions Bruno Doucey

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