Comment abriter un secret avec Nawel Ben Kraïem
La création d’une topologie poétique bien spécifique, aux marges et aux lisières méditerranéennes, aux élancées intimes et politiques étroitement mêlées, dans un même souffle rauque, envoûtant et salutaire.
J’ai perdu mes carnets
J’ai perdu mes carnets
J’ai perdu mon cadenas
J’ai peur pour mes secrets
Je ne me sens plus chez moi
J’ai la tête entrouverte
Le souffle raturé
Je suis seule près des mots
Et du jardin d’été
Pourtant il y fait froid
Pourtant il y fait gris
Pourtant il y fait nuit
En plein après-midi
Parisienne depuis 2004, la franco-tunisienne Nawel Ben Kraïem est autrice-compositrice-interprète depuis toujours ou presque, et en tout cas aux oreilles de toutes et tous depuis son album inaugural, « Mama Please » en 2009. Ayant d’emblée développé un lien bien particulier entre ses textes, sa musique et sa voix, ayant goûté aussi au cinéma et au théâtre, elle a franchi un pas supplémentaire, pour notre bonheur et après plusieurs albums studio largement célébrés, en publiant ce premier recueil de poésie chez Bruno Doucey, en 2021.
Si le recueil anticipe en partie l’album « Je chante un secret », sorti l’année suivante – l’artiste gomme à plaisir les frontières entre le concert, la lecture et la performance, comme on a pu en juger à merveille, encore, lors du récent festival de poésie contemporaine Créatine, donné à Ground Control en novembre 2024 -, sa poésie, même en mots seuls, propose une manière rare d’associer l’intime et le politique, de distiller un mystère jailli du quotidien au coeur de territoires d’abord bien balisés en apparence.
Réparer le cordon
Ma maison de famille n’est pas accueillante
Dans la maison des autres je dois être souriante
J’en ai marre d’être polie
De me couper en quatre
Il me faut un bout de lit
Un cordon
Un nombril
Pour que je me relie
Pour ne faire plus qu’une
Pour ne pas rentrer seule
Pour rentrer avec moi
Ma maison de famille n’est pas accueillante
Dans la maison des autres je dois être souriante
Il me faut un cordon
Il me faut un cocon
Sa Méditerranée tout particulièrement, centrale – que ce soit directement ou plus subtilement -dans beaucoup des textes assemblés ici, et malgré l’extrême concision de la poésie ainsi mise en oeuvre, frémit d’un foisonnement sous-marin que ne renieraient sans doute ni le mythique « Horcynus Orca » de Stefano d’Arrigo ni sa joueuse relecture et extension « Féroce » de Benoît Vincent (dont on vous parlera, tous deux, prochainement sur ce blog, par ailleurs), foisonnement miraculeusement condensé en un bloc solide et cristallin, à chaque occurence.
Bien que travaillant avec une technique poétique bien distincte de celle de la magicienne Anna Milani, Nawel Ben Kraïem élabore aussi, pas à pas, une topologie bien spécifique, qui devrait subrepticement autant à celle de Freud qu’à celle de Marx (qui le soupçonnerait de prime abord ?), à celle des marges frontalières et des enracinements passagers qu’à celle des cheminements patients et vitaux, contre vents et marées, intérieures et extérieures.
Clous
Ceux qui sont dans les clous
Tendus comme des photos
Ceux qui sont dans les clous
Debout comme des poteaux
Des tiges dans les genoux
Pour ne pas trop se tordre
Pour ne pas trop se mordre
Pour ne pas trop se voir
Pour ne pas trop s’avoir
Pour ne pas trop savoir
À force de de sécher
Ils ne sueront jamais
À force de presser
Ils ne s’entendent jamais
Mon clou est dans mon cœur
Qui bat comme un marteau
Qui bat comme un piqueur
Qui bat comme un voleur
Voleur de pleine lune
Plusieurs poèmes de « J’abrite un secret » ont été mis en musique et ont fait l’objet d’un enregistrement : Ma région (ici et ici), Idir (ici), À l’intérieur coule la mer, Yeux clos et Voyage (ici), tandis que l’on peut suivre son magnifique « seule en scène » (avec sa guitare électrique) consacré au recueil, sur la scène de la Maison de la Poésie à Paris, en 2021 (ici).
Hugues Charybde, le 3/02/2025
Nawel Ben Kraïem - J’abrite un secret - éditions Bruno Doucey
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