L'AUTRE QUOTIDIEN

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Militer sur fond de bretzels, de barbecue et de weed

Le superbe autoportrait d’une vie militante dans les intervalles, les tiraillements, les déchirures – en poésie pleine d’allant et d’humour éventuellement noir.

mon corps picote
saupoudré d’une couche de poussière
alcool miettes cigarettes
découvert

mes yeux s’ouvrent à peine
gluants du désir d’arrêter de vivre
non pas de mourir
juste d’arrêter
pause
RTT

j’ai donné
j’ai trop donné
tous les jours bon petit soldat
bac + 9 ou + 13
ça dépend comment on compte
surqualifié•e sous-qualifié•e immigré•e
je n’ai choisi que des études sans débouchés

la préfecture ne comprend pas la nuance
le désir de faire
un taf qui s’extrait
des brisures du monde
un taf qui répare
nos espoirs déçus

J’avais découvert la surprenante collection des éditions 10 pages au carré, qui se définissent elles-mêmes comme incubateur de création poétique, en janvier 2021, en pleine pandémie, avec la lecture presque simultanée des deux premiers ouvrages à s’y inscrire, « Je crois que je viens de mourir » d’Arthur Scanu et « Avec des lucioles on peut faire des couilles » de François Bétrémieux. Choc thermique, bouffée d’air à haute teneur en oxygène radioactif, incantation orientée pour exhumer les sens bifurcatoires de mots sinon en voie de confiscation ou d’extinction : il y avait de tout cela dans ces deux minuscules pavés lancés au cœur de la poésie contemporaine. Depuis, la collection a beaucoup grandi, et le tout récent festival Créatine à Ground Control, fin novembre 2024, fournissait une occasion en or de se plonger dans d’autres épisodes de cette saga continuelle, menée à coups de dix pages par ci et de dix pages par là.

« Des odeurs de bretzels de barbecue et de weed », publié en novembre 2022, est le neuvième titre de la collection, et le premier ouvrage publié de la poéte•sse et performeu•se Selim-a Atallah Chettaoui. Iel y compose une œuvre magnifiquement ironique autour du surgissement d’un lâcher prise aux formes de couch potato, oubliant le temps d’un effondrement tous ses « idéaux de wokiste islamogauchiste » pour se plonger dans la malbouffe et les séries feel good à la chaîne : seul moyen avéré d’oublier un instant l’angoisse de ne pas être là où l’on devrait, ce mélange détonant, cette fuite provisoire est une forme terriblement réaliste, de facto, de remède contemporain à la mélancolie.

ma gorge pique
pleine du fiel de la haine de moi-même
mettez-vous à ma place
le lieu qui vous a vu naître
le seul qui ne vous demande pas de papiers pour vous légitimer
semble plein de chardons
gâché
dévasté
ce qui semble désormais vous y rattacher
c’est votre amour pour la langue
le tunisien chantant
dans lequel vous ne savez pas écrire

alors vous exaltez la mer le sable le sel et le soleil
carte postale orientaliste à l’ombre des oliviers

le lieu qui vous a formaté•e
vous demande tous les ans
tous les deux ans
de vous légitimer
d’expliquer pourquoi
pourquoi vous êtes là
à un uniforme qui devient agent de votre destinée
tous les papiers réunis dans la pochette bouclier
justifient votre droit à demeurer dans la mère patrie de la DDHC
remettent en cause tout le temps que vous avez passé
sur les bancs de l’école française de la Tunisie où vous avez grandi
apprenant les caractéristiques du règne du roi soleil
au lieu de celles des beys
devenant par là même étranger•e à vous-même

vous aussi vous ne savez pas
pourquoi vous êtes là

Nous imprégnant avec force, en dix pages – comme l’impose avec ferveur la collection -, de cette précarité fondamentale qui hante notamment, côté refuge et accueil, le travail de Dominique Dupart (« La vie légale », 2021) ou de Jonas Hassen Khemiri (« J’appelle mes frères », 2012), et, côté exutoire consumériste, celui d’Éric Arlix (« Golden hello », 2017), « Des odeurs de bretzels de barbecue et de weed », par l’urgence de sa course, résonne aussi étrangement avec les kilomètres de bitume, pourtant en apparence si lointains, du « Soleil gasoil » (2015) ou du « Notre Est lointain » (2017) de Sébastien Ménard – jusque dans leur forme rare d’apaisement furieux (« Quelque chose que je rends à la terre », 2021). La salutaire ambiguïté des « Quatrains de l’all inclusive » (2021) de Rim Battal n’est peut-être paradoxalement pas si loin non plus. C’est bien à cette construction instantanée d’un système à échappées multiples et à cibles mouvantes, à une occupation décidée des intervalles et des interstices, que se reconnaît l’une des marques de la poésie authentique, celle que l’on aime ici.

10 pages au carré est une maison associative créée en 2020 par Ariane Lefauconnier et Flora Monnin pour encourager et imaginer de nouveaux modes de diffusion de la jeune poésie contemporaine. Avec 18 titres à leur catalogue, tous à 5 euros, on ne peut que leur souhaiter à nouveau longue vie et vous inciter toutes et tous à vous procurer sans tarder de tels coins si joliment, magiquement, enfoncés dans le risque de grisaille persistante du langage et du reste.

alors quand le doute menace trop
il y a des jours comme aujourd’hui où j’abandonne
le biocoop le primeur le zéro déchet cher mais éthique
je sillonne les allées du supermarché
comme il m’arrivait avant
avant que le covid ne gâche tous les plaisirs
en les entachant tous d’une vague culpabilité
avant que la ronde du titre de séjour à renouveler
ne m’empêche de dormir et de danser
je sillonne les allées du supermarché comme il m’arrivait
à l’époque où les angoisses climatiques
étaient les seules à étreindre ma poitrine
de les chasser sur une piste de danse
en trouvant une proie à saisir dans ma toile

je slalome entre les rayonnages
j’hésite devant les Kinders les Snickers les chips Vico gourmandes
et les Monster Munch qui rappellent
les goûters d’anniversaire du primaire
je quête les biscuits étranges à la spiruline et aux cranberries
qui s’effritent au contact de ma salive
et que je dévore à toute vitesse à chaque fois que je les achète
ou les gnocchis prêts à poêler qui s’avalent sans mâcher
et alourdissent d’une torpeur joyeusement hébétée

je jauge mon estomac
ses désirs
ses possibilités
je dépense plus que ce qu’aurais dépensé au restaurant
je rentre le sac plein
la carte allégée de la thune que je n’aurai peut-être jamais

les poètes ont-ils besoin de manger

Hugues Charybde, le 20/01/2025
Selima ATALLAH CHETTAOUI - Des odeurs de bretzels, de barbecue et de weed - éditions 10 pages au carré

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