À nos amis thérapeutes, dans la guerre incivile mondiale (pour Nicolas Klotz, Ghassan Salhab et Élisabeth Perceval)
D'abord il y a la guerre, moins civile qu'incivile et elle est mondiale. La vie y est devenue tout l'enjeu, politisée à l'extrême quand les États s'impolitisent toujours plus dans l'absence des peuples. Le terrorisme en est l'un des opérateurs et son couteau est à double tranchant : justifiant les passages à l'acte de tous les fascismes qui sont les faces d'un même nihilisme ; agité en épouvantail pour discréditer toute contestation radicale de la colonisation intégrale du monde vivant par le capital.
Quand la guerre est là, jusque dans les maisons, l'amitié renoue plus encore avec sa vocation thérapeutique. Marie José Mondzain l'a bien rappelé dans son dernier ouvrage en date, Accueillir. Venu(e)s d'un ventre ou d'un pays : relisant l'Iliade, elle voyait comment Achille y est décrit comme inconsolable de la mort de son ami et therapôn Patrocle. L'ami est thérapeute en prenant soin des excès et chagrins de son ami. La guerre provoque au pire, incivilise ; l'amitié apaise, retient, réjouit.
Relisons alors L'Amitié (1971) de Maurice Blanchot et son tout dernier texte éponyme, hanté par la figure innommée de Georges Bataille. L'amitié des êtres et des images, des livres et des films, cette communauté inavouable qui se dérobe à toute identité : les amis renoncent à se connaître parce qu'ils ont préféré se reconnaître. La reconnaissance de leur commune étrangeté ne les autorise jamais à parler d'eux mais à parler avec eux, dans cette distance infinie à partir de quoi ce qui les sépare, discrétion ou réserve, mesure alors tout le rapport qu'il y a entre eux et qui leur est inconnu.
Ce qui sépare met en rapport : l'amitié du cinéma. À nos amis, livres et idées, êtres et films qui soulèvent l'existence et la rendent consistante face à ce qui s'acharne à l'avilir dans la subsistance.
À chaque coup de dés, le hasard jamais aboli est ainsi relancé : c'est le coup d'après ou le pas de côté.
Le retissage d'un monde dilacéré (Gaza cinéma)
Ce qui sépare, le pur intervalle, nous met en rapport : l'amitié pour l'être qui nous accompagnera au-delà même de notre propre vie. L'amitié est cette impropriété-là, l'étrangeté commune qui est ce propre dont l'inappropriable, l'inconnu, est ce que nous partageons moins comme une possession qu'il nous partage en propriété générique. « C'est pour ça que mes propriétés sont toujours absolument dénuées de tout, à l'exception d'un être, ou d'une série d'êtres, ce qui ne fait d'ailleurs que renforcer la pauvreté générale, et mettre une réclame monstrueuse et insupportable à la désolation générale. » (Henri Michaux).
L'amitié pour Nicolas Klotz et Ghassan Salhab est le tact de leur contact à distance : leurs films sont passés entre nous et nous sommes au milieu. Un monde d'images. Contre tout isolement, l'insufflation d'une bulle d'insulation. Archipels, écosystème.
Gaza est un autre nom pour l'amitié. Séparés des Gazaouis, nous sommes cependant en rapport intime avec eux. Le cinéma aussi, qu'il le sache ou non. Gaza c'est la gaze aussi et les Gazaouis ont pour tradition longue celle du tisserand. Gaza, c'est l'écran dilacéré dont le blanc rejoint le Liban. Il n'y a de cinéma qu'à poser qu'il n'y pas d'images sans des rapports de champs et de contrechamps. La vérité d'une image se tient dans une autre image, sinon il n'y pas d'images, que des visibilités. Et leur empire est un règne saturé dont le commandement est appareillé aux prescripteurs d'opinions.
Si Gaza nomme le hors-champ du cinéma, il est le contrechamp qu'Israël détruit en se détruisant.
Ce que l'on n'aime pas en l'autre, c'est soi-même, Godard le disait à propos des Hutus. Il nous faut alors impérativement trianguler : toi et moi et tout l'ailleurs qui est au milieu. L'amitié est rhapsodique, autant épisodique qu'elle participe au retissage du monde, et le cinéma en ses images.
L'ami est celui sur qui l'on peut compter et l'amitié, d'être un nombre qui empêche de compter.
1) L'amitié comme économie générale (le coup d'avant, celui d'après, le pas de côté)
Si faire des films relève de l'économie restreinte quand il n'y est question que d'argent en effet, les faire requiert également de l'amitié. Et, décisivement, pour les images en général et du cinéma en particulier. Pour les images qui nous auront précédées et nous appellent au secours à leur redonner un avenir. L'origine recommence avec elles : le coup d'avant redevient celui d'après, en pas de côté.
On peut être deux (Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval) ou double (fictions et essais de Ghassan Salhab). Le cinéma tel Janus a toujours été bifrons, faces et ailes de la fiction et du documentaire.
2) « À quoi bon des poètes en temps de détresse ? »
Le fameux vers de Hölderlin extrait de Pain et Vin (1800) a ouvert à de grandes réflexions bicentenaires, parmi lesquelles les interrogations de Martin Heidegger sur les liens de la métaphysique et de l'humanisme avec le nihilisme. Le retrait des dieux s'est renversé depuis en exacerbation et saturation technique et économique. Exaspération de l'activisme humain, frénétique.
La voix des poètes, on peut désirer donner à les relire, les réentendre aussi : la voix enregistrée des spectres, le partage de leurs voix incorporelles. C'est René Char dans Nouveau Monde (le monde à nouveau) d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz (« Jacquemard et Julia », Le Poème pulvérisé, 1945-1947) et c'est Paul Celan dans L'Encre de Chine de Ghassan Salhab (Fugue de mort, 1945).
D'un côté : « Jadis l'herbe connaissait mille devises qui ne se contrariaient pas (...) Jadis, terre et ciel se haïssait mais terre et ciel vivaient ». L'humanité est étrangère à l'aurore mais il y a des frémissements pourtant, de mystérieux murmures, des enfants qui jouent aux dés parmi les herbes.
De l'autre : « Lait noir du petit jour nous le buvons le soir / nous le buvons midi et matin / nous le buvons la nuit ». Cheveux de cendre et tombe dans les airs (« La mort est un maître d'Allemagne »).
3) Nosferatu, prince noir des cinéphiles, ange du non-mort
En quoi peut différer le vampirisme du capital, qui sue le sang du travail vivant par tous les pores du travail mort, du vampirisme du cinéma comme forme qui pense et rédime ainsi son industrie, le cinéma qui en effet organise autant la non-vie que la sur-vie – une vie inorganique dans les images ?
Nosferatu de Friedrich Murnau : le prince noir des cinéphiles est l'ange prophétique du non-mort.
Low Life d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz : la chambre des amants est la crypte d'une loi antique et hétérogène, l'amour, séparée de la police et du droit, en exception à l'état d'exception.
Le Dernier homme de Ghassan Salhab : l'après guerre est un lit infectieux pour la paix, le virus court, la contagion reprend en rappelant à la paix qu'elle n'aura été qu'un sursis. Le rêve d'une trêve.
4) Nuit blanche et chambres noires
Les « affreuses nuits d'insomnie » sont pourtant celles durant lesquelles lesquelles Franz Kafka a expérimenté son endurance à écrire. René Char le rejoignait en posant que « la poésie vit d'insomnie perpétuelle ». Maurice Blanchot qui les invoque rappelle que si la nuit est toujours innocente, les insomniaques sont coupables de la rendre encore plus présente qu'elle ne l'est déjà.
Plonger dans la nuit pour y repérer peuples, grottes et forêts ; plonger dans « l'autre nuit » (Maurice Blanchot) protégeant du jour qui vient en revenant au même : la « nuit sauvée » (Walter Benjamin).
Il y a des films qui sont des chambres noires – camera oscura – pour y boire le lait des nuits blanches. Nuits de noce de Nosferatu et Dostoïevski. Nuits protégeant des lumières de la surveillance. Le Big Bang des Amants de la nuit de Nicholas Ray éclaire le cinéma de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval dont les chambres sont de convalescence (La Blessure), fortes et closes (Low Life). La nuit blanche du curé de campagne de Robert Bresson d'après Bernanos se mêle à celles de La Montagne de Ghassan Salhab et de Saxifrages. Quatre nuits blanches de Klotz et Perceval.
5) Ian Curtis, Joy Division : le rock en hiver avant la guerre qui vient
L'événement Joy Division, l'héroïsme sacrificiel de Ian Curtis, saint et martyr : l'électricité touche au système nerveux. On danse épileptique pour éviter les balles. Le rock se fait discipline martiale, expurgeant le dandysme simili-fasciste des scories brouillonnant pour préparer à la lutte des classes en sa version TINA. Des petits Blancs intuitionnent déjà leur devenir-nègre, avant les Gilets Jaunes.
Côté Klotz et Perceval, La Blessure avec « Ceremony » et « Chance (Atmosphere) » et Cosmocide avec « Sister Ray » reprise du Velvet Underground. Chez Ghassan Salhab, Beyrouth fantôme avec « Wilderness » et La Vallée avec « Exercise One » (et, en attendant, une autre dans Contre temps).
6) Godard, ses films, notre musique
Godard est le grand ami en cinéma, un paradigme de l'amitié, déçue (François Truffaut) ou sans discontinuer (Elias Sanbar). Avec lui, l'amitié emblématise le sans rapport constitutif de nouveaux rapports, l'écart ou le vide entre les images, le geste de séparation qui les relient à distance en en interrompant les flux qui sont des chaînes d'asservissement. L'interruption est un saut – de l'ange.
L'insoumis est une figure d'amitié et de fidélité pour la pensée juive dispersée (Enzo Traverso) et la Palestine. Godard juif, Godard arabe et ce sont les trois personnes comme il y a des champs-contrechamps parce que leur sol commun, la terre de leur condition de possibilité est le hors-champ.
L'onde de choc d'Ici et ailleurs redoublé par Notre musique : Brève rencontre de Ghassan Salhab et, bientôt, Ardent espoir pour Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval. Godard est un ami de Palestine comme les fedayin filmés par les japonais Koji Wakamatsu et Masao Adachi : quand leurs ombres s'éloignent, on sait qu'ils vont mourir mais, quand même, on se dit qu'un jour ou l'autre, ils vont revenir. On les voit comme John Mohune voyait Jeremy Fox dans Moonfleet (1955) de Fritz Lang.
7) La révolution : devenir-minoritaire, enfance majeure, Ange Noir de l'Histoire
La révolution se dit dans Nous disons révolution. Elle se tait ou se murmure dans L'Encre de Chine.
Pour Kant, la Révolution française est l'événement politique et historique invitant chacun-e à oser se servir de son propre entendement afin de sortir de sa minorité (« sapere aude ! »). Deux siècles plus tard, Gilles Deleuze et Félix Guattari insistent au contraire sur les devenirs minoritaires qui coïncident avec un devenir révolutionnaire. Revenir au mineur pose que le majeur est un problème.
L'antinomie majorité-minorité conduit-elle à l'aporie ? Non et c'est la leçon de la Nouvelle Vague, avec Godard en tête, expliquant en quoi elle a été une révolution symbolique. D'une part, parce que la « politique des auteurs » n'est pas l'OPA sauvage d'une bande de garçons sur les filles du cinéma comme certain-e-s se réduisent à la voir, mais la défense des minoritaires, Renoir et Rossellini, Hawks et Hitchcock, Rouch et Melville, par des dominés dans leur champ d'exercice, d'abord critique avant d'être cinématographique. D'autre part, parce que les minoritaires ont gagné en désirant ne jamais devenir majoritaires ; d'où la disqualification du terme d'auteur avec le plus de véhémence par Godard, autant Chabrol ou Rivette. Cette trahison a pour nom le cinéma d'auteur.
Sortir de son état de minorité, oui, mais afin que quiconque soit une minorité. Plus d'État, donc plus de majorité. Seule l'enfance est majeure comme le disait déjà Charles Fourier et le redira à sa suite René Schérer. Avec l'enfance majeure, le coup d'avant est celui d'après ou pas de côté : l'origine.
C'est la leçon de Kafka – nous sommes tous des cafards, des petites souris – et son refus génocidaire par Israël. Au Tout Un de l'État, on oppose le « Contr'Un » des « tous uns » d'Étienne de La Boétie.
Devenir minoritaire pour redevenir révolutionnaire : devenir-nègre aussi bien. Juif, arabe et noir, autre triade. C'est le Sénégal, le pays de naissance de Ghassan Salhab ; c'est, aussi, le renversement du triangle de la traite atlantique de Nous disons révolution, du Congo-Brazzaville au Brésil.
« Les questions africaines sont des questions planétaires et les questions planétaires sont des questions africaines » (Souleymane Bachir Diagne). L'origine de l'écocide actuel, c'est l'arche du capital qui d'emblée s'érigea raciale et ses empires, dans et sous la terre (Mohamed Amer Meziane).
Au « brutalisme » de la sixième extinction de masse répond l'urgence d'un nouveau communisme, d'une « communauté terrestre » (Achille Mbembe). Dans le cinéma de Ghassan Salhab comme celui de Klotz et Perceval, l'Ange de l'Histoire dévoile le profil noir de son visage (Frédéric Neyrat).
8) L'image, le néant, le bonheur
Champ : « Oui, l'image est bonheur, – mais près d'elle le néant séjourne » (Maurice Blanchot, L'Amitié, p. 50-51).
Contrechamp : « (...) l'image, capable de nier le néant, est aussi le regard du néant sur nous » (p. 51).
Hors-champ : « L'image, à première vue, ne ressemble pas au cadavre, mais il se pourrait que l'étrangeté cadavérique fût aussi celle de l'image » (Maurice Blanchot, L'Espace littéraire, Gallimard, 1955, p. 344).
Des nouvelles du front cinématographique 1 décembre 2024
Des nouvelles du front cinématographique, comme autant de prises de positions, esthétiques, politiques, désigne le site d’un agencement collectif d'énonciation dont Alexia Roux et Saad Chakali sont les noms impropres à définir sa puissance, à la fois constituante et destituante. L'Autre Quotidien collabore avec cette revue en ligne autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.