L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le dérèglement de tous les temps avec Stéphane Beauverger

Caraïbes flibustières et déferlements de dérèglements temporels : un classique instantané de la SF française contemporaine, dans une langue somptueuse.

À bord du Déchronologue après la débâcle (circa 1653)
Je suis le capitaine Henri Villon et je mourrai bientôt.
Non, ne ricanez pas en lisant cette sentencieuse présentation. N’est-ce pas l’ultime privilège d’un condamné d’annoncer son trépas comme il l’entend ? C’est mon droit. Et si vous ne me l’accordez pas, alors disons que je le prends. Quant à celles et ceux qui liront mon récit jusqu’au bout, j’espère qu’ils sauront pardonner un peu de mon impertinence et, à l’instant de refermer ces chroniques, m’accorder leur indulgence.
D’ici quelques minutes, une poignée d’heures tout au plus, les forces contre lesquelles je me suis battu en auront définitivement terminé avec moi et ceux qui m’ont suivi dans cette folle aventure. j’ai échoué et je vais mourir. Ma frégate n’est plus qu’une épave percée de part en part, aux ponts encombrés par les cris des mourants, aux coursives déjà noircies par les flammes. Ce n’est ni le premier bâtiment que je perds ni le premier naufrage que j’affronte, mais je sais que nul ne saurait survivre à la dévastation qui s’approche. Bientôt, pour témoigner de l’épopée de ce navire et de son équipage ne resteront que les pages de ce journal. Permettez donc que je prenne un peu du temps qu’il me reste pour les présenter comme je l’entends.
Je me nomme Henri Villon et suis l’unique capitaine de la merveille baptisée Déchronologue. Il s’agit de mon véritable patronyme. Je me dois de le préciser, tant il est courant d’en changer parmi les gens qui embrassent ma profession de coureur d’océans et de fortune. Français, je fus, davantage par défaut que par désir, et cette nationalité que je n’ai pas choisie ne m’a guère été d’un grand secours sur une mer caraïbe où les drapeaux feront toujours office de linceuls pour les crédules et les exaltés.
Pour des raisons d’honnêteté et de circonstances qui se révèleront ultérieurement, je ne saurais donner mon âge avec certitude, mais je peux dire que je suis né en la belle et éruptive terre de Saintonge au printemps de l’an 1599. Si j’en crois le décompte des jours notés dans le carnet qui ne quitte jamais ma poche, il semblerait que j’aie vécu environ un demi-siècle. Disons que c’est un nombre qui me convient. À propos de mes parents et de mon enfance, je ne dirai pas grand-chose, tant le sujet serait vite tari ; mais je préciserai tout de même que je grandis dans une famille suffisamment aisée pour qu’elle m’espérât une belle carrière de négociant ou d’officier, au terme d’une éducation solide qui sut – peut-être pour mon plus grand malheur – m’éveiller à la lecture des beaux textes et des grands esprits. En cette province instable, enfiévrée par les querelles de la foi, je crois que je n’avais été ni plus ni moins qu’un enfant de mon siècle, modelé à l’image de mes proches, pieux réformés et vaillants défenseurs du parti protestant. Si j’étais né plus tôt, lorsque l’Aquitaine constituait encore un des plus beaux joyaux de la couronne d’Outre-Manche, j’aurais aussi bien pu me découvrir anglais, et me faire mieux accueillir dans les ports fidèles à Charles Ier que dans ceux se réclamant de Louis XIII. Mais les hoquets de l’histoire et le courroux des rois m’avaient fait naître sujet de la couronne de France. je peux avouer aujourd’hui que je n’ai jamais, au gré de mes rencontres, accordé à ces questions de frontières plus d’importance que ne me le dicta la prudence.
Par mes précepteurs, j’ai autrefois appris le latin, mais je n’en fis guère d’autre usage que pour briller auprès des cervelles épaisses et des gredins en souliers vernis ; je parle suffisamment l’anglais pour savoir que ces gens-là ne sont pas pires que d’autres, et pas moins honnêtes qu’un négociant de Bordeaux ou de Nantes ; j’ai assez voyagé pour ne pas ignorer que mon métier de flibustier vient du néerlandais vrij buiter, qui pourrait se traduire par « libre butineur » ou « libre pilleur » ; je possède même quelques rudiments d’espagnol, car il est toujours préférable de comprendre ce que vous ordonne un adversaire. bref, pour tracer ma route en ce monde, j’ai su faire autant usage de mon verbe que de ma lame – que je manie cependant très correctement – et j’aime à penser que je n’ai jamais occis que ceux qui ne m’en ont pas laissé le choix.
Sur les raisons qui me firent embrasser la carrière de capitaine caraïbe, je ne me pencherai pas non plus outre mesure. De peur, peut-être, de tomber par-dessus bord à trop vouloir en discerner le fond ; par mésestime avouée, sûrement, des aumôniers, des juges et de tous ces gens tant désireux d’écosser autrui pour en sucer la fibre. Je crains de n’accorder que maigre valeur aux vertus de la confession, mais je dirai tout de même ceci : je fus, en mes lointaines années d’une foi moins avariée, parmi les insoumis de La Rochelle qui s’arc-boutèrent contre la crapulerie royale et catholique. Jusqu’à devenir plus infâmes que l’assiégeant, pour ne pas lui céder trop vite, en chassant de la cité femmes, enfants, vieillards au profit des seuls combattants. Pour gagner un peu de temps. Oui, du haut de ces remparts qui allaient bientôt être rasés par monsieur de Richelieu, je pris suffisamment part à l’avilissement et à la barbarie des hommes pour m’en aller chercher l’oubli à l’autre bout du monde. Et ne plus avoir envie d’en parler.

Journal intime du capitaine de flibuste Henri Villon, couvrant une période apparemment comprise entre 1640 et 1653 (avec deux incursions décisives à la « fin du temps connu » et en 1655), en 27 chapitres à la chronologie soigneusement chahutée, aux quatre coins des Caraïbes comme des terres continentales et de l’Atlantique qui les bordent immédiatement, « Le Déchronologue » nous propose une narration formidable, à la fois imagée, guerrière, gouailleuse et… élusive en diable, tant les repères chronologiques y sont vite frappés de péremption accélérée. C’est que dans cet univers qui aurait peut-être pu être le nôtre, quelque chose ou quelqu’un a détraqué la trame du temps dans le futur, et des bouffées de cet avenir proche ou lointain – ou parfois de passés incertains – font désormais irruption dans le réel d’Henri Villon et de ses contemporains, sous forme d’artefacts industriels, d’instruments indéchiffrables, mais plus grave, et de loin, d’unités navales entières (on croisera ainsi par exemple des quadrirèmes dignes d’« Agora zéro » mais surtout un fantomatique et immense vaisseau gris que l’on jurerait issu du film « The Final Countdown » (1980), ou « Nimitz – Retour vers l’enfer » en français), de voyageurs d’outre-temps pas nécessairement exempts de tout reproche, voire – pour peu que l’on manipule sans les comprendre certaines maravillas « technologiques » – d’improbables fusions contre nature de bribes temporelles normalement disjointes.

Publié en 2009 à La Volte, devenu depuis, de manière ô combien méritée, un véritable classique de la science-fiction française contemporaine, le quatrième roman de Stéphane Beauverger, après la trilogie « Chromozone », entrechoque avec un extrême brio le récit flibustier irrigué de bizarre, à la manière du Tim Powers de « Sur des mers plus ignorées » (1987) ou du Valerio Evangelisti de la trilogie « Tortuga » / « Veracruz » / « Cartagena » (2008-2012) – dont hélas seul le premier volume a été traduit en français – sachant que les épopées navales de Patrick O’Brian (dont on finira bien, enfin, par vous parler sur ce blog) ou de Gilberto Villaroel ne sont sans doute pas si loin, avec les guerres temporelles familières aux lectrices et lecteurs de Poul Anderson (« La patrouille du temps », 1960), de Fritz Leiber (« Le grand jeu du temps », 1958), ou même de la si surprenante Amal El-Mohtar (« Les oiseaux du temps », 2019) – familiarité qu’il parvient toutefois ici à détourner et renouveler d’une manière magnifique.

La nuit était longue et bleue comme une lame de Tolède. Nos trois torches griffaient ses ténèbres, leurs grésillements accrochant des reflets sauvages aux bijoux et médailles de mes matelots pour conjurer les ombres. D’un pas lent, doigts serrés sur son poignard, le gros Perric ouvrait la marche pour notre cortège. Je voyais ses longs cheveux sales dégouliner de sa lourde tête de cheval de labour. Derrière moi, le Cierge et la Crevette suivaient sans bruit. L’obscurité qui avait englouti Port-Margot aurait pu receler cent périls, mais je n’en marchais pas moins au centre du triangle flamboyant de mon escorte : ce soir, le capitaine Villon souhaitait que son équipée fût aussi remarquable que remarquée. Avant notre descente à terre, tandis que les premières étoiles taquinaient le ciel, j’avais fait porter le Chronos au mouillage à l’écart du reste de notre petite escadre et ordonné la mise en perce d’un de mes précieux tonneaux de vin de Bourgogne, avant d’interdire à l’équipage de descendre à terre. J’étais certain d’être obéi : la nuit sucrée de Port-Margot exhalait le printemps caraïbe, le fer et le sang.
À la manière des autres colonies mal établies sur ce rivage hostile, les autochtones n’ignoraient point qu’ils ne tenaient ainsi, accrochés aux bourses trop pleines de l’empire espagnol, qu’à la faveur de cette indolence propre aux géants jamais trop prompts à se gratter le cul. Planté sur la côte nord-ouest de la grande île d’Hispaniola, fondé moins de dix ans plus tôt par quelques intrépides Français venus comme nous des rivages plus cléments de Saint-Christophe, le petit domaine de Port-Margot s’acharnait à exister. Il abritait plusieurs poignées de ruffians, trafiquants et négociants de mauvaise mine, cherche-fortune et traîne-misère, tous entassés à l’écart des regards catholiques, sous les toits glaiseux d’une vingtaine de masures jetées là à la manière de dés pipés. Parfois, quelques navires y faisaient aiguade. Rarement, leur nom méritait d’être retenu. Dans un sabir mal mélangé de gens de mer aux accents portugais, anglais, français, hollandais ou bretons, on y échangeait de la poudre contre des peaux, de l’indigo ou des bois précieux. Port-Margot : comptoir huguenot âgé de moins d’une décennie, puant l’impatience et la faim, incrusté dans l’échine hérissée de l’Espagnol haï, où des affaires complexes de politique et d’argent m’avaient amené à faire escale en compagnie de meilleurs patriotes que moi-même. Cette nuit, couteaux et complots y fredonnaient des refrains dont j’étais le chef de chœur. Cette nuit, les clairvoyants comme les circonspects avaient mouché leur chandelle et s’étaient faits tout petits.

Comme il le montrera à nouveau avec un éclat singulier dans « Collisions par temps calme », en 2021, Stéphane Beauverger a toujours développé un intérêt spécifique pour le questionnement et l’exploration de l’utopie, de ce principe Espérance cher à Ernst Bloch. Dans « Le Déchronologue », le roman d’aventures géographiques et temporelles ne se fait donc pas faute d’aborder, un peu plus qu’incidemment mais avec toujours beaucoup de ruse et de subtilité, la réalité anarchiste qui peut se dissimuler derrière la fable flibustière. Rejoignant ici discrètement le travail littéraire et politique du si regretté Michel Le Bris (dont les « D’or, de rêves et de sang : l’épopée de la flibuste » et « Pirates et flibustiers des Caraïbes », tous deux de 2001, sont logiquement cités parmi les sources indiquées en annexe), se gardant (comme d’ailleurs le fait aussi Valerio Evangelisti) de l’idéalisme un peu trop béat qui a longtemps marqué certaines lectures contemporaines de la piraterie réputée libertaire (que l’on songe ainsi au célèbre « Zone Autonome Temporaire » d’Hakim Bey), « Le Déchronologue », avec son inventivité langagière forcenée et sa géopolitique trafiquée, à la fois familière et joliment incongrue, est sans doute, au fond,  plus proche du nouvel épique italien des Wu Ming (et, à nouveau, de Valerio Evangelisti) que de tout autre projet informel associant littérature, imaginaire et politique. Imaginant cette extraordinaire pré-apocalypse au XVIIème siècle dans toutes ses composantes romanesques et sociétales, Stéphane Beauverger peut ainsi malicieusement clamer ici, par la voix de l’un de ses nombreux personnages : « La révolution n’est pas un dîner de gala ! Ni un sujet de farce ! ».

Maintenant, à l’instant d’écrire ces lignes, tandis que l’ennemi victorieux braque une dernière fois ses canons vers mon bâtiment, l’oscille entre l’envie d’en dire davantage et la crainte de trop me répandre. J’ai réuni en ces pages éparses le récit véritable de ma vie de capitaine sans attache. Je veux croire que je n’en ai rien caché de honteux ou de méprisable. Si j’ai menti, triché, trahi parfois, ma loyauté ne fut ni plus ni moins décousue que celle des autres marins de grand large, qui n’ont jamais trop voulu croire les mensonges des puissants aux intérêts plus discrètement égoïstes.
Des événements auxquels je pris part, et dont il sera question dans ce récit, j’espère que chacun saura prendre la mesure avec clémence. Que le lecteur ose pardonner les effronteries et le grand désordre régnant dans ces cahiers, mais ma mémoire n’est plus ce qu’elle était, ni le temps ce qu’il paraît. « Fugit irreparabile tempus », écrivit le poète Virgile… Comme il avait tort ! Je sais, moi, que les voiles du temps se sont déchirées, pour porter jusqu’à mon siècle des choses qui n’auraient pas dû s’y échouer. À mes yeux, les calendriers n’ont plus aucun sens, et les dates comme les anniversaires ont pris des airs de garces mal maquillées. Dans mon obsession à découvrir l’origine de ces plaies ouvertes, j’ai approché les grands secrets de mon époque et œuvré pour les recoudre. Quelles chances avais-je donc d’y parvenir ? Aucune, sans doute… Que suis-je, sinon un marin un peu trop amoureux du tafia et de la guildive, un peu trop hâbleur et hardi pour avoir admis ses erreurs à temps, si vous me pardonnez ce déplaisant calembour ? Mort de moi, comme j’ai lutté pourtant, au nom de ce qui me paraissait juste !
Des regrets ? Trop pour m’épancher plus longtemps et pas assez pour ne pas accepter le sort qui m’attend. La seule femme que j’aie jamais aimée n’a pas voulu de mon amour. Tous mes amis les plus chers sont morts, et je fus souvent responsable de leur trépas. Puisque mes rêves ont révélé un goût de cendre, pourquoi craindre de disparaître ? Adieu donc, mon navire et ceux qui sont encore à bord. Adieu aussi au capitaine Brieuc, mon frère d’escales si plein d’idéal et mort avant de voir tous les trésors du Yucatan. Adieu, Féfé de Dieppe, fol enfant caraïbe assoiffé de liberté. Adieu, aussi, le Cierge, la Crevette, les frères Mayenne et Patte-de-Chien, adieu mes gorets crevés sur la route de Carthagène. Adieu surtout à toi Arcadio, qui m’en arracha pour faire de moi ton instrument de vengeance contre l’Espagnol honni. Adieu, enfin, vous tous, qui avez un peu connu, haï ou apprécié le capitaine Henri Villon, dont il fut dit pis que pendre quand il ne le méritait pas toujours.
Debout j’ai vécu, debout je m’en vais mourir. Que dire de plus qui ne sonnerait pas moins sincère ? Mon Déchronologue brûle et se consume d’un inextinguible feu, mon équipage se meurt, et l’ennemi passera bientôt pour nous achever tous. Adieu, mon aimée, adieu ma vie, adieu, puisque nous n’étions que des ombres glissant sur l’écume du temps.

Hugues Charybde, le 9/09/2024
Stéphane Beauverger - Le Déchronologue - La Volte

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