Mondocane, la vie de chien en détails et en SF
L’étrange récit de survie, digne d’un Jérôme Bosch sous acide, d’une humanité « modifiée », après la guerre globale et mutante conduite par de vastes intelligences artificielles ayant plus ou moins librement interprété leurs instructions. Baroque, rusé, et pour tout dire somptueux.
Derrière les vitres plombées, la neige fondait à vue d’œil.
Ils étaient à deux cents kilomètres de Warchee. Apparemment, l’ennemi utilisait les grands moyens.
Le colonel Brandorni avala discrètement un bumper-gel de coke. Les quelques muscles qui végétaient encore sur son squelette se durcirent aussitôt. Il grandit instantanément de vingt centimètres.
– Jack, programmez tout de suite la repolarisation des troupes. Activez les prises-poignets. Fatland, ordonnez au machiniste d’arrêter le train au point 650. Heïbootz, enclenchez la conversion des modules-wagons.
– Et moi, colonel ? grommela Ribouin en se tortillant une mèche de cheveux.
Brandorni réfléchit un court instant puis émit un soupir de dépit.
– Allez préparer une vasque d’amphécafé. Cela me paraît indispensable.
En observant la soudaine vitalité du colonel Brandorni, Jack conclut qu’il était en présence d’un habitué de la défonce. Son profil de poisson desséché n’était pas une conséquence de l’âge, mais plutôt d’un abus de speed. Brandorni avait éliminé le superflu, graisse, muscles, cheveux, pour ne conserver que l’indispensable : une charpente osseuse et un cerveau capable de se déchaîner sous les premières excitations biochimiques venues.
Tout en combinant les codes de repolarisation, il se disait aussi que le processus était maintenant définitivement enclenché. Guerre et Paix, cette putain d’IA couvée avec amour, se libérait peu à peu de ses tuteurs pour fonctionner à plein régime. Ce que Jack acceptait toujours avec difficulté, mais comment réfuter ses conclusions sans assumer la responsabilité d’une catastrophe ? Certes, un programme d’intelligence artificielle destiné à épargner un maximum de vies humaines en cas de conflit devrait conduire à l’utilisation minimale des armes nucléaires. Mais que signifiait exactement le concept de vie humaine pour une intelligence artificielle ? Le comité de Turing était un leurre : seule l’IA avait un véritable pouvoir décisionnel.
À la suite de ses consœurs du Bloc 17 et de la Transamérique, Guerre et Paix avait choisi la guerre. Certainement inévitable. Mais n’aurait-il pas fallu plutôt éviter un excès de logique ?
Coiffé de son dériveur synaptique, Jack suait à grosses gouttes. Dans les wagons blindés, les soldats commençaient à remuer, maugréant de vagues paroles inintelligibles. Les pommettes se teintaient de rose, les paupières clignaient. Certains ne purent s’empêcher de libérer quelques gouttes d’urine, la reprise de l’activité physiologique devançant de quelques secondes le retour à la conscience des forces armées de la première brigade d’intervention frontalière.
Le train ralentit. Finit par s’immobiliser. Les grappins magnétiques claquèrent, séparant les lourds wagons blindés les uns des autres. Les ailerons stabilisateurs jaillirent telles des lames de rasoir géantes sur les flancs métalliques maculés de graisse.
Jack venait de programmer le code Ivan Ilitch. Les prises-poignets des soldats grésillèrent à l’unisson. Guerre et Paix pouvait enfin s’infiltrer dans les cellules nerveuses, aller engorger les relais implantés dans les corps calleux, engrammer les dernières informations concernant Warchee et les mouvements des troupes adverses.
Un pla autonome pour chaque soldat : un programme d’adaptation au terrain pouvant tripatouiller les neurones, chatouiller les synapses, triturer les hélices génétiques en vue de modifications organiques rapides permettant de réagir aux bouleversements provoqués par les bombes géoclimatiques.
La paix universelle. Les superpuissances qui se partagent le monde en ont finalement trouvé la recette, aussi scientifique que magique (si l’on applique la célèbre troisième loi de Clarke à la lettre, aux algorithmes devenus opaques à force d’être auto-apprenants) : en confiant leurs destinées militaires à de surpuissantes intelligences artificielles dont la mission souveraine est d’assurer la survie de l’humanité, elles ont su créer un très stable équilibre de la terreur. Sauf que… les méga-ordinateurs et leurs programmes avancés, aux noms aussi évocateurs que Guerre et Paix ou Petit Poucet, ont peut-être eu une manière bien à eux d’interpréter les instructions reçues.
Sept ans après le cataclysme généralisé qui a vu l’ensemble des dites intelligences artificielles rivaliser d’ingéniosité pour déclencher une forme baroque d’éradication sélective, Jack Ebner, l’un des supposés contrôleurs de terrain (appelés jadis « nourrices ») de l’IA Guerre et Paix, gravement blessé et cryogénisé en urgence dans les premières heures du conflit, se réveille, rare survivant intact au sein d’un monde où il reste, certes, des humains, mais affligés de mutations de tous ordres, dont le processus, s’il n’est que partiellement incompréhensible, semble avoir emprunté les voies créatives d’un Jérôme Bosch et de son « Jardin des Délices » – en une formidable résonance science-fictive à distance avec l’extraordinaire « Domaine des Douves » de Benjamin Planchon.
Jack avait coiffé un nouveau dériveur synaptique.
Il jugea raisonnable d’éviter tout code d’accès direct à Guerre et Paix. Il n’avait plus à sa disposition qu’un seul dériveur et surtout il n’avait pas de tête de rechange. Ses muqueuses nasales étaient encore imbibées de l’odeur âcre de la résine brûlée.
Après une courte période de temps blanc, Anton Ravon établit le contact.
« Jack, que se passe-t-il ? »
« C’est plutôt à moi de te poser cette question, tu ne crois pas ? »
« Eh bien… l’accès au réseau d’intervention est complètement figé. Un véritable bloc de glace. Je ne peux plus te connecter directement à Guerre et Paix. »
« C’est peut-être préférable. »
« Que veux-tu dire par là ? »
« Rien de grave. Il y a à côté de moi un dériveur synaptique entièrement carbonisé. Et une seconde avant la cuisson il était encore sur mon crâne… »
« Bon Dieu ! »
« Oui, comme tu dis. »
« Et les brigades d’intervention frontalière deux et trois qui ne se manifestent pas ! »
« Te fatigue pas. À l’heure qu’il est, les autres nourrices ont sûrement eu droit à un sacré brushing ! »
« Mais qu’est-ce que tout ça signifie ? »
« Pose plutôt la question à Guerre et Paix ! »
« C’est déjà fait… Elle se refuse à tout commentaire. Elle demande un délai de réflexion pour évaluer la situation. »
« Tiens donc ! Dis-moi, Petit Poucet, ça te dit quelque chose ? »
« C’est le dernier nom de code de l’IA du Bloc 17. L’information est tombée juste avant la crise de Guerre et Paix, c’est elle qui… »
« Celui qui a tenté de réduire ma cervelle en crème caramel a pris la peine de décliner son identité. Apparemment il était sûr de son coup. »
« Bon Dieu ! »
« À t’entendre, j’ai l’impression que tu es en train de virer mystique. »
« Tout ça est totalement absurde ! »
« On ne peut pas dire mieux. Résultat : 12 500 soldats viennent de se transformer en laboureurs et ont disparu dans la nature. »
« Qu’est-ce que tu racontes, Jack ?! »
« Résumons. Les troufions se sont volatilisés. Inutile de me demander comment. Le lieutenant-colonel Heïbootz, le colonel Brandorni et le capitaine Fatland sont morts. Je suis seul avec le sous-lieutenant Ribouin. Que devons-nous faire ? »
« Rien… surtout ne faites rien. Je vais prendre les dispositions nécessaires pour qu’une équipe de secours parte immédiatement au point… »
« 650… Tu crois que je suis devenu dingue, hein, c’est ça ? Le petit Jack déménage du cervelet et il vaut mieux qu’il reste tranquille en attendant les secours ! »
« Ça n’a rien à voir, Jack. De toute façon, dingue ou pas, inutile que tu coures le risque d’amplifier la catastrophe. »
« Bien. Nous attendons. Mais dépêche-toi, la température ambiante est déjà de quarante degrés. Et la climatisation est foutue, alors… »
Anton coupa la communication. Une conversation qu’il était désormais inutile de prolonger.
« Mondocane » fut tout d’abord une nouvelle, publiée en 1983 dans l’anthologie « Fausse caméra » (nouvelle que l’on peut toujours lire aujourd’hui dans le recueil « Le landau du rat » chez La Volte), avant de devenir une première version de roman sous le nom de « Guerre de rien » en 1990 (dans la collection Présence du Futur de Denoël). Jacques Barbéri, avec ses complices du groupe de rock Palo Alto et de la joyeuse « équipe » musicale de Klimperei, lui ajouta une bande-son complète en 2007, avant de finir par le remanier profondément pour aboutir à cette version définitive, publiée à La Volte en 2016, et disponible en poche chez Folio SF depuis 2018.
L’écriture science-fictive habile et volontiers foisonnante de Jacques Barbéri atteint ainsi ici, après ces métamorphoses – de rigueur, compte tenu du récit dont il s’agit -, une forme de sommet. Il mêle avec grâce et inventivité le caractère volontiers érudit d’un écrivain de genre qui se respecte (les discrètes allusions à tel ou tel élément du corpus de la SF en général et du cyberpunk en particulier fourmillent à la lecture, succession de clins d’œil et de résonances dont l’ignorance ne gênera en aucune manière la lecture, qui sera au pire privée de l’une de ses nombreuses couches de sens et de malice) et le style précis, délicat et éminemment rusé que l’on connait chez cet auteur-culte, qui collabora avec Emmanuel Jouanne comme avec l’éphémère groupe Limite, cercle souple qui se proposait, en un temps (1987) peu réceptif à ce type d’initiatives, d’étendre le champ du littéraire à l’intérieur même de la SF plus « classique ».
En un temps où la notion même d’intelligence artificielle voit naître un regain certain de fébrilité – devant au moins autant au marketing et à la finance qu’à la science -, ce roman mutant, surgi d’une époque où les mots n’avaient pas encore tout à fait le même sens, constitue aussi un joli et subtil pied-de-nez aux chantres technosolutionistes invétérés de l’adaptation à tout crin aux bombes géoclimatiques actuelles et futures.
Jack escaladait les dernières poutrelles métalliques de la rampe de lancement. Non sans mal. Ses muscles étaient lardés de billes de plomb et il devait accomplir d’incroyables contorsions des membres pour éviter la crampe. L’escalade n’était pas sa spécialité et il évitait de regarder le vide sous ses pieds, soixante mètres, soixante-dix mètres… Plus que deux ou trois mètres et il atteindrait la dernière plate-forme. Là, il pourrait enfin contempler le paysage d’après-guerre.
Lorsqu’il atteignit, épuisé, le belvédère, véritable plongeoir pour fanatiques de l’esthétique suicidaire, une profonde déception l’envahit.
Sur les flancs est et ouest de la plate-forme, le paysage était presque entièrement masqué par l’entrecroisement des poutrelles.
Au sud, il pouvait observer l’architecture hexagonale du centre spatial. Dans la découpe centrale, l’Imperial Stardust reposait sur sa plate-forme de montage. Les derniers boulons avaient été vérifiés, les sanitaires testés, la nourriture stockée dans les soutes, mais le gigantesque crabe de métal n’avait jamais arpenté les rails qui devaient le conduire à la rampe de lancement.
La guerre avait brusquement interrompu le compte à rebours. Et il ne reprendrait peut-être jamais, faute de combustible, d’hommes compétents, et surtout de programmes de vol dignes de confiance.
Jack avait évité les trop longues discussions avec Pitchin et Maxton. Sa tête faisait encore de grands FLOC ! lorsqu’il prenait conscience que sept années s’étaient écoulées en son absence. Mais le peu qu’il avait appris lui avait permis de conclure que Guerre et Paix et ses consœurs s’étaient déchaînées.
Certes, les armes chimiques et nucléaires avaient été utilisées au compte-gouttes. Et les plus optimistes pouvaient parler de guerre propre.
Mais la nature avait été tordue, malaxée, les bombes géoclimatiques n’avaient pas épargné un pouce de terrain. Et pour couronner le tout, les IA avaient charcuté les cervelles. Par le biais des relais plantés dans le corps calleux des soldats, bien sûr, mais aussi par l’intermédiaire des caissons chirurgicaux transformés en usines à monstres. Il n’y avait qu’à regarder Maxton pour s’en rendre compte. Maxton qui avait vaillamment combattu pour le Bloc 17. Maxton dont les os avaient été creusés, les relais tripatouillant activement corps calleux et thalamus, scissure de Rolando et cervelet pour induire l’adaptation à des perturbations géoclimatiques données ; puis, l’effet inverse étant requis de toute urgence, un caisson chirurgical avait bardé son torse de lourdes plaques métalliques.
Sans compter les divers objets personnels qui avaient pu livrer n’importe quel civil, à n’importe quel moment, en pâture aux IA déchaînées. Les psychoréveils, les médiblocs portables, et plus généralement n’importe quel périphérique équipé d’un dériveur.
Mais que s’était-il passé ensuite ? Qui avait décidé de la fin de la guerre ? Que faisaient actuellement Guerre et Paix et Petit Poucet, pour ne citer qu’elles ?
Autant de questions qui fouettaient désagréablement la cervelle de Jack. Des questions que Maxton et Pitchin n’étaient même pas capables de comprendre. Un civil et un militaire pour qui la guerre ne se pratiquait que sur le terrain, et qui n’avaient aucune idée des véritables mécanismes, des rouages secrets, de la folie du pouvoir.
Cependant, ce qui gênait le plus Jack, ce qui provoquait la chute de gigantesques blocs de glace au plus profond de sa nuit mentale, ne concernait que lui. Lui et son misérable corps encore intègre.
Maxton et Pitchin l’avaient remis sur pied de la façon la plus simple du monde.
Mais que s’était-il vraiment passé dans le caisson chirurgical ?
Hugues Charybde, le 25/11/2024
Jacques Barbéri - Mondocane - Folio SF
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