L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

La guerre, la colère, l'Algérie et Laurent Mauvignier

La brutale résurgence d’un passé que l’on croyait enfoui. Un geyser mémoriel issu de la guerre d’Algérie qui propulse dans la lumière noire les fragiles existences résiduelles qui en découlaient. Un très grand roman de Laurent Mauvignier.

Il était plus d’une heure moins le quart de l’après-midi, et il a été surpris que tous les regards ne lui tombent pas dessus, qu’on ne montre pas d’étonnement parce que lui aussi avait fait des efforts, qu’il portait une veste et un pantalon assortis, une chemise blanche et l’une de ces cravates en Skaï comme il s’en faisait il y a vingt ans et qu’on trouve encore dans les solderies.
Aujourd’hui, on dira qu’il ne sentait pas trop mauvais. On n’ironisera pas sur le fait qu’il viendra manger à l’œil et que pour une fois il n’aura pas à faire semblant d’arriver à l’improviste. On l’appellera Feu-de-Bois comme depuis des années, et certains se souviendront qu’il a un vrai prénom sous la crasse et l’odeur de vin, sous la négligence de ses soixante-trois ans.
On se souviendra que derrière Feu-de-Bois on pourrait retrouver Bernard. On entendra sa sœur l’appeler par son prénom, Bernard. On se rappellera qu’il n’a pas toujours été ce type qui vit aux crochets des autres. On l’observera en douce, pour ne pas éveiller sa méfiance. On le verra avec toujours les mêmes cheveux jaunes et gris à cause du tabac et de ce charbon de bois, les mêmes moustaches épaisses et sales. Et puis les points très noirs sur le nez, ce nez grêlé, bulbeux, rond comme une pomme. Et puis les yeux bleus, la peau rosée et boursouflée sous les paupières. Le corps robuste et large. Et cette fois, si on y prêtait attention, on verrait les traces du peigne sur les cheveux coiffés en arrière, on devinerait l’effort de propreté. Et même, on se dirait qu’il n’a pas bu et qu’il n’a pas l’air trop mauvais.
On l’avait vu garer sa Mobylette devant chez Patou, comme tous les jours, et puis y faire un détour avant de traverser la rue pour venir ici, dans la salle des fêtes, retrouver sa sœur Solange fêtant avec nous tous, cousins, frères, amis, ses soixante ans et son départ à la retraite.
Et ce n’est pas à ce moment-là, mais après bien sûr, une fois que tout aura été fini et qu’on aura laissé derrière nous la journée de ce samedi et la salle des fêtes vide avec ses odeurs de tabac froid et de vin, ses nappes de papier déchirées et tachées, et puis, au-dehors, la neige ayant fini de recouvrir sur la dalle de béton, dans l’entrée, les traces de pas de tous ces invités repartis s’étonner chez eux de la journée, à ce moment-là donc, que moi aussi je reverrai chaque scène en m’étonnant de les avoir chacune si bien en mémoire, si présentes.
Je me souviendrai qu’au moment de la remise des cadeaux je l’avais regardé, lui, un peu à l’écart, tripotant quelque chose dans la poche de sa veste. D’ailleurs, sa veste, je ne la lui avais jamais vue, mais je la connaissais. Je veux dire que je ne l’avais jamais vue sur lui, une veste en daim redoublée de laine à l’intérieur, qu’on apercevait sur le col. Elle était défraîchie, et j’avais eu le temps de penser qu’elle avait appartenu à l’un de leurs frères, à lui et à Solange, lequel aura donné des vieilles affaires en échange d’un coup de main, d’un stère de bois à rentrer dans le garage ou même pour rien, uniquement pour donner à son frère des vêtements dont il ne voulait plus.
Je me suis dit ça en le regardant parce qu’il avait toujours la main droite dans sa poche et que celle-ci semblait tenir ou manipuler un objet, peut-être un paquet de cigarettes, puis non, bien sûr que non, je l’avais vu sortir et remettre son paquet de cigarettes dans la poche arrière de son pantalon.

Trois ans après « Dans la foule », qui sélectionnait déjà un petit groupe de protagonistes plongés dans la tragédie para-footballistique du stade du Heysel, Laurent Mauvignier publiait en 2009, toujours chez Minuit, ce « Des hommes ». Comme le notait Florence Bernard dans son lumineux (et paradoxal) article « Des hommes de Laurent Mauvignier : un voyage au bout de la nuit » (publié dans Elseneur en 2014, à lire ici), il accentuait ainsi le lien dynamique et potentiellement si sombre entre l’individuel et le collectif, en se penchant avec poésie et machiavélisme sur les jardins personnels enfouis et les traumatismes plus ou moins soigneusement « gérés » de quelques appelés de la guerre d’Algérie, rentrés au pays dans un état fort peu indemne.

Démarrant au cœur d’une fête familiale et villageoise d’anniversaire qui va tout de suite ou presque basculer dans le scandale explosif (à nettement plus d’un titre), « Des hommes » construit une spirale proprement infernale, tissées de mémoires enfouies tant bien que mal et de dissimulations conscientes et inconscientes (on songera sans doute, sans abus, au maelstrom conçu, d’une manière pourtant bien différente, par le Claude Simon de « La route des Flandres »). Et Florence Bernard, dans l’article cité ci-dessus, souligne d’ailleurs avec justesse à quel point une véritable théorie du chaos – dans l’esprit des protagonistes, ayant vocation à contaminer celui des lectrices et lecteurs – est ici mise en œuvre.

Mais c’était son impatience. C’était cette façon de sourire. Une sorte d’hostilité dans sa présence, ou de la méfiance, déjà, comme toujours, ou même, oui, une forme de condescendance.
C’est ce que je me suis toujours dit.
Et même à le voir comme ça, plutôt récuré que propre quand toute sa propreté sentait l’effort, le travail, l’acharnement à vouloir être présentable.
Et moi cet après-midi je l’ai regardé longtemps. Je ne sais pas pourquoi, mais mes yeux revenaient vers lui. Et lui ne me voyait pas. Je le regardais échanger quelques mots avec Jean-Marcel, avec Francis, je le regardais sourire aux enfants qu’il ne reconnaissait pas.
Et puis soudain il s’est décidé.
Je l’ai vu se redresser, se tendre entièrement et chercher du regard cette fois très ouvertement, non pas comme il avait fait jusqu’à maintenant, en catimini, mais en tendant le cou et en ouvrant grand les yeux. J’ai eu le temps de voir qu’il a sorti de sa poche un objet, mais trop petit pour que je le voie, que je comprenne. À peine aperçu une forme noire que sa paume a engloutie. Les doigts se sont refermés tout de suite. Le poing serré, large, épais et rugueux.
Et puis il a avancé. Et puis il a appelé Solange. Et puis en avançant vers elle il a appelé Solange de plus en plus fort. Jusqu’à ce que les gens s’arrêtent un moment, qu’ils le regardent et s’étonnent de son élan, de ce mouvement tout à coup et de son sourire, de l’énergie et moi j’aurais dit plutôt que c’était la foi d’un illuminé (mais j’ai des raisons pour l’avoir pensé et vu comme ça), mais ce n’était pas ça, c’était la joie d’un homme un peu étrange et déphasé qui devait ne pas aimer être là, lui qui n’y serait certainement pas venu s’il ne s’était agi de l’invitation de Solange. Je veux dire qu’il ne serait pas venu à l’invitation d’un de ses frères ou d’une des autres sœurs, d’aucun d’entre eux, à qui il parlait de temps en temps et de qui il acceptait pourtant quelques rares invitations, parfois, mais seulement pour remercier du don de vieux vêtements ou par besoin de manger, par faim, parce que la faim le sortait de chez lui.
Ils se sont écartés pour le laisser passer. Il a fallu un certain temps pour que l’étonnement enfle suffisamment pour que cessent les mouvements, les regards, les phrases. Il a fallu du temps pour que ralentissent et se stabilisent les mouvements. Il a fallu autre chose qu’un geste ou un rire, il a fallu un cri.
Pas un cri d’horreur, d’épouvante. Non. La voix qui se brise dans sa stupéfaction, un élan et quelque chose qui se fracasse contre lui. C’était seulement un peu au-dessus des voix et de l’attention qui flottait, vaguement tournée vers lui, vers son mouvement et sa voix, son geste tendu vers Solange, mais pas encore suffisamment insistant pour qu’on se taise et que tous écoutent.

Comme il l’avait déjà pratiqué précédemment, mais certainement d’une manière moins incisive qu’ici, Laurent Mauvignier s’affirme en maître du dérapage des vies, mais plus encore en chirurgien de la futilité des efforts d’enfouissement entrepris pour contrôler, malgré tout, ce dérapage. On en aura ultérieurement d’autres démonstrations tout aussi convaincantes et magnifiques, que ce soit avec « Continuer » en 2016 ou avec « Histoires de la nuit » (dont on vous parlera prochainement sur ce blog) en 2020. Étincelles et feu aux poudres (survenant ici par une broche en forme de prétexte faussement ingénu), chocs qui n’ont tout à coup plus rien de sourd et brasiers brutalement ravivés, excavations béantes (aux airs éventuels de fosses communes) soudainement mises à jour : la palette technique des surgissements que peut mobiliser l’auteur est toujours plus impressionnante, intelligente, sensible et, surtout, juste. Terriblement juste. Laurent Mauvignier joue comme bien peu le peuvent de cette présence du sombre (du très sombre) au cœur même des décombres sur lesquels quelque chose de beaucoup trop fragile, in fine (mais il y a une sublime part d’indécidable dans cette fin, précisément), a été reconstruit.

Son approche de l’histoire en un sfumato spécifique, une brume de torpeur qui s’évanouit soudain en une clarté terrifiante, histoire d’individus solitaires qui fait pourtant l’histoire collective, se démarque presque sauvagement des plongées effectuées depuis quelques années par la science et par la fiction dans le magma du trop-peu-dit des « événements d’Algérie » (selon la terminologie française officielle de l’époque) entre 1954 et 1962 : refusant toute tentation d’euphémisme (à l’image du séisme jadis déclenché par le Pierre Guyotat de « Tombeau pour cinq cent mille soldats »), il immerge ses protagonistes dans un cauchemar à enfin revivre, nu, et cette nuit centrale au cœur conradien du roman est celle qui, paradoxalement, ouvrira les discrètes perspectives par lesquelles l’auteur aime à conclure, laissant lectrices et lecteurs osciller ainsi au bord du gouffre, légèrement pantelants, accrochés à leurs doutes et magnifiquement éblouis.

Bon, ouvre, Solange.
Je crois que c’est à ce moment-là qu’elle a envisagé tout ce qui avait dû se produire pour qu’on en arrive là, à ce moment précis de tenir dans sa main la boîte d’un bijou – parce que, pas de doute, c’était un bijou – qu’elle n’osait pas ouvrir, parce qu’elle savait non pas ce qui s’y trouvait mais les conséquences, les doutes, les risques, la peur déjà, je suis sûr, il suffisait d’entendre, de voir, de regarder comment le silence était à la fois poreux et épais, traversant dans la salle des fêtes les fumées de cigarettes et les souffles des invités.
Lui devait seulement se demander si son cadeau allait plaire. Et son cœur devait taper, battre comme un fou à cette question, uniquement à cette question, quand autour de lui déjà on commençait à s’étonner, à s’exaspérer d’attendre et de se dire, de se demander, je rêve, un bijou, un bijou, il n’a pas pu offrir un bijou, comment il peut offrir un bijou, il faut qu’elle ouvre la boîte, qu’elle regarde, elle ne veut pas parce qu’elle sait, oui, elle sait ce qu’elle va trouver sur le tapis de velours bleu, elle sait qu’il faudra taire son angoisse et la question que tout le monde aura en tête, à part lui, lui seul, dont la seule question n’aura plus aucun sens,
Est-ce que ça te plaît ?
Est-ce que ça te plaît ?
La question déjà sur le bord des lèvres, remuant dans sa bouche, prête à venir, sous forme de murmure, de prière, mais pour l’instant sans rien que l’attente fixe qui plongeait dans ses yeux à elle, où bientôt il n’aurait plus à voir que la terreur et l’incompréhension. Pourtant elle a hésité. Elle a tout fait pour retenir le moment. Pour reculer. Pour ne pas. Ne pas ouvrir. Ne pas regarder dans la boîte, mais seulement lui sourire et sourire autour d’elle. Elle a fermé les yeux puis les a rouverts. Elle a repris sa respiration. Elle a esquissé des morceaux de phrases, de remerciements embarrassés qu’elle ne lui adressait pas à lui, son frère, mais à tous. Puisque tous attendaient qu’elle parle, qu’elle en finisse de son sourire et des phrases creuses ne disant rien,
Il fallait pas, Bernard, je, je comprends pas.
Et son visage qui palissait, sa peau blanche sous le maquillage, livide bientôt, comme si le sang et la vie et les idées et toute possibilité de tenir face à lui s’échappaient d’elle, s’évaporaient ou s’enfouissaient dans les replis de son corps.
Ben, ouvre, Solange.
Oui. Oui, oui, bien sûr. Oui, évidemment, je vais ouvrir, il faut que je l’ouvre, je suis bête. Sacré Bernard, hein, il est fou. Il est fou, non ? Quand même. Je. Je.
Et ce moment de bascule dans son regard, lorsqu’elle a ouvert la boîte et que la broche est apparue.
Une grande broche en or nacré. De l’or poli et diamanté rehaussé d’un motif fleur en nacre.
J’ai hésité avec un scarabée qui me plaisait bien, a-t-il dit comme pour déjà se défendre ou expliquer le choix qu’il avait fait. Comme t’aimes bien les broches, je me suis dit que tu aimerais, a-t-il dit.
Elle a répondu par un signe de la tête, avec une sorte de précipitation, presque de panique dans les mouvements du visage.
Et on pouvait voir que son regard cherchait autour d’elle comme une aide, comme l’énergie, la force d’une réponse, d’une solution : mais autour d’elle la même question s’étalait sur les visages.
Comment il a pu faire ça ?
Comment c’est possible, avec quel argent ?
Lui qui n’a pas d’argent et vit au crochet des autres, tous les autres autour de lui, dont les regards allaient de la broche à lui et de lui à la broche, puis de la broche à eux, entre eux, des regards qui posaient les mêmes questions et laissaient déjà voir la même stupéfaction, déjà la colère.

Hugues Charybde, le 11/11/2024
Laurent Mauvignier - Des hommes - éditions de Minuit (double)

L’acheter chez Charybde, ici