L'AUTRE QUOTIDIEN

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Se rebeller ici contre Lyautey avec les Jouisseurs de Sigolène Vinson

Un ex-marchand de trains électriques et une ex-visiteuse médicale experte en médicaments psychotropes, avec le concours d’un automate écrivain du XVIIIe siècle, composent un étrange roman palimpseste de rébellion coloniale dans le Maroc de Lyautey. Un formidable questionnement tous azimuts par l’autrice du « Caillou ».

Le guide explique le mécanisme de L’Écrivain, automate conçu par l’horloger suisse Pierre Jaquet‐Droz au XVIIIe siècle. Dans le dos de la poupée, des milliers de pièces en cuivre, cames et leviers, s’activent et lancent les rouages permettant à la main de bois de tremper une plume dans l’encrier et de faire crisser le papier d’une écriture cursive. La prouesse est là, imprimée sur le dépliant du musée d’Art et d’Histoire de Neuchâtel : « Un petit garçon capable d’écrire à la demande. » Un jour, pourtant – sous l’impulsion de qui ? – il avait eu cette phrase : « Jusqu’ici, je n’ai rien écrit », et les visiteurs avaient insisté pour être remboursés de leur ticket d’entrée. Ils n’avaient pas compris que L’Écrivainavait renvoyé son travail littéraire à plus tard. Dans le meilleur des cas, à demain. C’est qu’avant toute chose, il devait se ressourcer à la fontaine.
Olivier avait lu dans la presse pontissalienne (il habite Mouthe près de Pontarlier) que L’Écrivain rejoignait les ateliers de restauration. Son vernis s’écaillait et sa perruque s’éclaircissait. Le public n’avait plus que quelques jours pour le soumettre à la dictée. Au volant de sa voiture, Olivier avait emprunté les routes enneigées du Jura. Comme toujours dans ce massif ignoré, l’hiver tirait en longueur, et, au col des Étroits, il avait passé les chaînes à ses pneus.
Le guide lui présente les mots dont les disques et encodages, colonne vertébrale de L’Écrivain, viennent d’accoucher : « Je suis contagieux. » Olivier scrute l’assemblée pour tenter d’en trouver l’auteur. Après avoir éternué, un vieil homme se mouche dans ses doigts et s’essuie les mains sur son pantalon de laine. Le voilà !
Si, en chemin, Olivier n’était pas du tout sûr de ce qu’il allait accomplir, il le sait maintenant parfaitement : un vol. Distrait par son projet grandiose, il froisse le papier que lui a tendu le guide et le jette à ses pieds. Le vieillard enrhumé le ramasse :
— Vous êtes sévère.Je n’avais pas de point de vue à défendre, juste une association d’idées. C’est à cause de ce rhume… Ses mains sont encore poisseuses, il les frotte à la phrase inscrite sur le feuillet :
— C’est pourtant vrai que je suis contagieux. Quoi, j’ai osé écrire la vérité ?
Le guide le corrige :
— Vous n’avez rien écrit du tout, c’est L’Écrivain qui a tout fait.
Olivier quitte la conférence. Dans le hall d’entrée, il tombe sur un distributeur de boissons. Il crie :
— Ici, une fontaine !
Comme si les gens du musée se remémoraient le cartel fixé sous L’Écrivain et cette mention essentielle : « En manque d’inspiration, il cherche à se ressourcer. » Puis, il sort en courant, contourne le bâtiment et se poste devant la sortie de service. Un véhicule utilitaire se tient prêt à conduire l’automate chez un horloger du canton de Vaud.
Du toit, la neige s’écrase en gadoue. Olivier referme le col de son manteau, gratte sa barbe d’un blond terne. L’attente est longue, il fume cigarette sur cigarette. « Je m’ennuie. Et ce pauvre vieux qui n’a pas bougé de la vie depuis presque cent ans et ose écrire la vérité : “Je suis contagieux.” »
La nuit surgit, le musée ferme enfin ses portes. Olivier observe le vieillard en sortir. Il a les épaules voûtées. Jamais il n’aurait dû s’abaisser à récupérer le papier, même dans le but de s’essuyer les doigts. Maintenant, c’est sûr, il ne se redressera plus. Pire, demain matin, il sera mort et personne ne se souviendra qu’il a écrit la vérité. Sauf ce guide qui se sentira encore obligé de la ramener : « Ce n’était pas lui, mais
L’Écrivain. »
Un manutentionnaire pousse un diable chargé d’une caisse. Olivier se précipite sur lui. Surpris, l’homme perd l’équilibre et s’assomme sur le rebord d’une jardinière aux plantes dévorées par le froid. Sa dernière image est celle de son propre reflet dans un miroir de surveillance.
La caisse sur le dos, Olivier atteint le coffre de sa voiture. Il regarde tout autour de lui, les rues de Neuchâtel sont vides, personne pour témoigner du rapt de
L’Écrivain. Excepté le vieux malade qui s’est assis sur un banc pour être sûr d’aggraver son rhume :
— Demain matin, je serai mort. J’emporte votre secret, chuuuut… dit‐il à Olivier.
Et il se marre, de ce rire que les mourants ont parfois. Pendant le trajet, Olivier écoute la radio locale, son délit n’est pas encore signalé. Arrivé chez lui, il descend
L’Écrivain à la cave, dégradée par le givre qui gagne jusqu’au sous‐sol des maisons. Il l’installe dans ce qui a été un sauna, jouxtant des étagères de boîtes en carton sur lesquelles, dans une police ancienne, se détachent les mots « train électrique ». Sous une lumière jaune, pareil au guide du musée, il sélectionne les lettres et tourne les manivelles dans le dos de la poupée. Le cliquetis de la mécanique s’élève. L’Écrivain trempe sa plume dans son encrier et écrit : « Le roman du siècle. »

Deux ans après « Le caillou » dont ma collègue et amie Marianne (ici) et moi (là) vous parlions tous deux sur ce même blog, Sigolène Vinson nous offrait en 2017 ces « Jouisseurs », publiés aux éditions de L’Observatoire. Après le traumatisme du massacre chez Charlie Hebdo, l’autrice trouve ici un chemin particulièrement rusé pour travailler au corps une question qui n’est aucunement celle de la création littéraire en soi, mais, de manière beaucoup plus personnelle, donc, – et presque adornienne à l’échelle de l’individu – celle de la possibilité de re-créer lorsque tout porte à croire que cela ne sera plus possible.

Olivier, jadis propriétaire d’un magasin désormais failli de modélisme ferroviaire, est aujourd’hui un écrivain en panne totale d’inspiration. Aux abois, il dérobe nuitamment dans un musée voisin un automate du XVIIIème siècle, l’installe dans sa cave, et lui confie, à ses côtés, l’écriture du « roman du siècle ». Malgré ses tentatives initiales d’entraîner le récit vers la fascination pour les trains électriques, le roman qui prend forme après quelques séances semble loin du projet initial : « La Caravane Wintherlig » semble raconter la progression d’un petit convoi mi-marchand mi-contrebandier, dans le Maroc en cours de colonisation (pardon – de mise en protectorat) du maréchal Lyautey, chargée notamment d’une cargaison d’alcool hautemenr frelaté à destination des troupes françaises – qui pourraient en devenir aveugles… Mais qui écrit le roman, dont les deux personnages principaux s’affirment vite comme étant Ole Wintherlig, aventurier d’origine danoise, et Léonie Colombani, son épouse corse ? Est-ce l’automate, est-ce Olivier ou encore est-ce Éléonore, l’épouse d’Olivier, visiteuse médicale spécialisée en drogues psychotropes dont elle abuse assez largement ? Ou quelle étrange collaboration des trois puissances réputées créatives ?

Un des deux ânes, le roux, refuse d’avancer. Léonie pose son fusil, un mauser des usines de Herstal, sur le banc du chariot et saute à terre. Recouvert de pierres et de touffes végétales carbonisées, le fond sableux est un piège. Elle se réceptionne mal et perd l’équilibre. Une halte forcée dans le désert n’est pas la chute vertigineuse qui fera craquer ses gros os. Elle se relève et, s’approchant de la bête, celle qui renâcle, tandis que l’autre, la grise, tire sur le licol, lance un juron de son pays :
Asinacciu.
Les mots déchirent ses lèvres déshydratées, elle jure encore plus fort :
Cuglione.
Une injustice faite aux ânes, car elle aurait dû atteler des mulets. Dans ces territoires reculés, tout le monde est muletier. Sinon, cavalier. Et elle, elle se fait tirer par les petits destriers d’Apulée, forcément récalcitrants. L’animal frotte son sabot au sol. Elle lui plie la patte et examine la corne. Une pierre s’est glissée sous son ongle. Elle se radoucit :
— Pauvre bête, tu as un caillou dans la chaussure.
À l’arrière du chariot, elle soulève la toile incrustée de saletés. L’odeur qui s’en dégage est doucereuse, un alliage de salpêtre, vinasse et vieilles figues. En grimpant sur le plateau, elle se cogne la tête à un tamis. Tous les instruments et outils de l’aventure pendouillent aux arceaux de jonc, un vrai bazar, et perfide avec ça. Une bosse apparaît au sommet de son crâne. Tout en se frottant, elle réfléchit à ce que les douleurs d’une expédition sur les regs disent de la poussière que les hommes redeviennent. Elle se ressaisit vite, car elle veut rester une âme simple. Hors de question qu’elle voie plus loin que le bout de sa pipe à haschich. Et puis quoi encore ? L’âne l’attend, elle attrape une lime et déloge la pierre. La main sur le flanc de l’animal, elle sent ses côtes affleurer. Voilà deux jours que les jujubiers et figuiers de Barbarie ont disparu du paysage. Les champs de blé et d’orge, depuis bien plus longtemps. Rien à manger pour les ânes. Ni pour le roux ni pour le gris. Rien avant l’arrivée au fleuve. Ou alors, des dattes. La bottine sur le marchepied, elle remarque une plume de couleur fauve coincée sous la roue avant gauche du chariot. En la retirant, elle se brûle les doigts au cerclage métallique. La chaleur est blessante, le fait est acquis. Elle glisse la plume dans ses cheveux blonds et récupère sa place sur le banc. Le mauser calé contre son aine, elle s’écrie « hue », parce que cela va de soi. Les crevasses du chemin sont nombreuses et les planches du banc, raides. Elle se contracte pour rester en selle, si seulement elle chevauchait, à en avoir des élancements dans les jambes. Mais rien ne la désespère, elle s’enflamme pour la cruauté des pistes. Chut, ne surtout pas approfondir la question : Et si le gris du désert et son ennui étaient la solution ? Elle rigole toute seule et s’adresse à elle-même le juron de son pays : Asinacciu, âne stupide. La solution à quoi ? Son rire est large sur sa face brûlée. Elle avance dans la plaine, tirée par deux ânes, un roux et un gris. La nuit ne tombera pas avant quatre heures. Le chariot roule sur un os, puis sur deux : la carcasse d’un chameau. Plus loin, son crâne. Des brins d’alfa sortent de ses orbites.
Oui, Léonie, la solution à quoi ?

Fusionnant curieusement le sens de la péripétie des thrillers et polars historiques écrits par l’autrice entre 2007 et 2015 en collaboration avec Philippe Kleinmann et les subtils questionnements existentiels du « Caillou », même passés ici au tamis d’une étonnante maîtrise de la farce sombre, « La caravane Wintherlig » (pardon, « Les jouisseurs ») surprend d’abord en profondeur avant de captiver, puis d’interroger. Confrontant plusieurs abîmes, Sigolène Vinson propose un examen clinique foncièrement inhabituel de ses quatre personnages principaux, Olivier / Ole et Éléonore / Léonie : que veut donc dire, au fond, être « jouisseur » – et quelle attitude cela suppose-t-il en réalité par rapport à la vie, à l’amour, à la maladie (sous toutes ses formes) et à la mort ? Quel est le lien hélicoïdal complexe qui lie cette attitude et le talent (créatif) ? L’une des révélations insidieuses de l’ouvrage – et pas la moindre, en fait – sera peut-être bien de dénicher le véritable pouvoir de façonner le monde chez celles où on ne l’attendait pas de prime abord. C’est ainsi qu’un féminisme d’une grande intelligence peut surgir là où, lui aussi, il n’était pas nécessairement identifiable initialement. Et c’est bien ainsi, dans ces facettes réfléchissantes qui ne consolent pas mais questionnent inlassablement – en un perpétuel jeu sérieux – que nous aimons la littérature.

Léonie explore les berges du Drâa, jusqu’à s’enfoncer dans la vase pour récupérer des plumes de flamants roses après leur envol. Six panaches qu’elle récure à grande eau, gardant un œil sur tout ce qui pourrait être un crocodile, si le dernier n’est pas mort. Deux plumes rejoignent celle du faucon à la ganse de son chapeau. Une est passée à la ceinture de sa jupe. Deux autres, glissées dans la corde du chat du désert, qui plus que jamais feule, griffe et mord. Sa crinière de pennes dessine au sol une ombre redoutable, celle du lion qui comme le crocodile a disparu de l’Atlas. Mais peut-être qu’« Ultime l’ultime », également appelé roi des animaux, se tient quelque part en embuscade. Derrière les jujubiers ? Dessous les figuiers ? Léonie prend ses précautions et introduit la plume de flamant restante dans le canon de son mauser, en guise d’écouvillon pour nettoyer l’arme. « Comme je vais être triste le jour où ce geste ne sera plus qu’un souvenir d’Afrique… » Elle chasse encore l’idée : « Fourrer une plume rose dans un canon gris au beau milieu d’un pays en voie d’occupation, qu’y a-t‑il de plus crétin ? Cracher des noyaux de datte le plus loin possible, au petit bonheur. Pourvu que la vie passe. » En remontant le fleuve au-delà du coude, elle tombe sur un douar mobile. Une dizaine de tentes ont été montées sous les palmiers, en cercle autour d’un enclos à chèvres. Des femmes, malgré la chaleur de midi, préparent du thé au-dessus d’un feu. L’une d’elles aperçoit Léonie et l’interpelle en arabe :
— Quand on suggère aux étrangers de se travestir pour traverser nos terres, on ne pense pas aux plumes de flamant rose sur le chapeau ou dans le canon. Encore moins sur la tête d’un chat du désert. Que faites-vous avec cet animal sauvage ?
— Il me tient compagnie, répond Léonie. Lui et mes ânes qui sont plus bas.
La femme lui tend une timbale en argent. Léonie la porte à ses lèvres. En plus d’être à la menthe, le thé est sucré. Une douceur qui attaque ses gerçures comme si elle était de sel.
— Vous avez payé votre droit de douane ? lui demande la femme.
— Oui, au cheikh de Tamnougalt. Je dois vous en repayer un ? fait Léonie en reposant la timbale à terre et en tapotant d’un mouchoir ses lèvres fendillées.
— Pas la peine. Les hommes sont réunis un peu plus loin dans la palmeraie à discuter cheptels, puits et présence militaire étrangère. Je leur tairai votre présence.
— Vous savez, j’ai dans mon chariot de l’alcool frelaté. Assez pour rendre aveugles les agents de la pénétration du Maroc, qui sont mes compatriotes, bien que je sois Corse…
— Merci, mais ça ira. Nous réfléchissons encore au profit que nous pouvons tirer de la présence française sur notre territoire.

Hugues Charybde, le 7/10/2024
Sigolène Vinson - Les Jouisseurs - éditions Pocket
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Sigolène Vinson