Dans l’ombre du Dieu-Fauve, Fabien Vehlmann et Roger reviennent sur les coulisses et leurs méthodes de création de l’album
Sorti en avril dernier, Le Dieu-Fauve a marqué les esprits par son approche singulière de l’heroic fantasy, où la beauté graphique répond à la violence de cette narration à 4 voix. Pour suivre les traces du Dieu-Fauve, il fallait bien une interview-fleuve avec ses auteurs.
Des premières heures de l’humanité à la fin de la civilisation, les quatre protagonistes qui racontent cette histoire, vont dévoiler plusieurs facettes de la violence qui accompagne le règne animal. À travers le destin de Sans-voix, singe rescapé d’un massacre, devenu gladiateur, idole guerrière et dieu vengeur, on assiste à ce récit monde aussi philosophique qu’épique porté par la patte d’un dessinateur passé maître dans l’art de la dualité graphique, jouant aussi bien du clair-obscur que des angles & rondeurs.
Pour découvrir Le Dieu-Fauve, mais également les méthodes de travail de ses auteurs, leur manière de bosser ensemble, leurs références pour attaquer un projet ou leurs réflexions sur leur pratique, je vous propose une discussion avec Roger et Fabien Vehlmann.
Roger, tu as l’air de sélectionner tes projets d’album avec soin, qu’est-ce qui t’a plu dans ce projet avec Fabien ?
Roger Ibáñez : Je les sélectionne soigneusement parce que je sais que je passerai beaucoup de temps à travailler dessus et il vaut mieux que j’y croie, car travailler sans motivation a toujours été une torture pour moi.
Ce qui m’a séduit en premier dans le projet de Fabien, c’était le fait que ce soit une histoire ancrée dans le genre de l’heroic fantasy. Je n’avais jamais eu l’opportunité d’aborder ce genre, bien qu’il ait toujours été l’un de mes préférés. Je partage avec Fabien ce goût, depuis ma jeunesse, pour des personnages mythiques comme Conan ou des lectures qui m’ont rendu très heureux quand j’étais petit, comme la série La Quête de l’oiseau du temps. Avec ces ingrédients, je savais que nous allions nous amuser, et j’étais intrigué de voir comment Fabien appliquerait ces différentes couches de lecture qu’il donne habituellement à ses histoires dans une histoire comme celle-ci.
Et bien sûr, l’histoire : lorsque j’ai lu pour la première fois le scénario, j’ai passé de grands moments de bonheur simplement en tant que lecteur face à cette histoire complexe (et exigeante) de deux vengeances parallèles. Je me suis senti très chanceux d’être celui qui allait mettre en images cette épopée. Chanceux et un peu effrayé, car le scénario était très exigeant techniquement en raison de tous les défis que posait l’histoire. Par exemple, le fait que le personnage central, « Sans Voix », soit un singe était un autre défi à relever, car je n’en avais jamais dessiné. J’ai donc simplement dû apprendre à les dessiner. J’ai fait mes devoirs et je suis fier du résultat.
avant de parler de tes sources d’inspiration Fabien, comment vous vous êtes rencontrés avec Roger, tu as écrit ce projet pour lui ou vous avez trouvé l’idée ensemble ?
Fabien Vehlmann : On s’est rencontrés il y a une quinzaine d’années en festival. On était tous les 2 admiratifs de notre travail respectif. J’étais très impressionné par sa maîtrise graphique dans Jazz Maynard, lui aimait ma façon d’écrire, donc on s’est dit que ce serait cool de travailler ensemble.
Mais souvent, avec moi, il y a un écart entre mon envie de travailler avec quelqu’un et le moment où j’ai la bonne idée. J’écris essentiellement sur mesure en partant du principe que ce sont les dessinateurs qui vont passer le plus de temps sur les pages, donc je veux que ce soit le plus agréable pour eux. Il faut que j’aie une motivation première qui m’est difficilement importable, c’est-à-dire que c’est assez rare que je m’empare immédiatement ou totalement de l’idée d’un dessinateur. J’ai un contre-exemple, c’est Jolies Ténèbres des Kerascoët, qui était une idée de Marie Pommepuy, dont je me suis emparé en l’état parce que c’était une idée très singulière. Mais la plupart du temps, je préfère avoir l’opportunité de présenter un début de projet qui me correspond puis de le travailler main dans la main avec les dessinateurs, avec plus ou moins d’implication de leur part.
Il y a des dessinateurs qui s’impliquent peu, d’autres qui s’impliquent beaucoup. Tout dépend de leur philosophie. Roger, lui, n’a pas besoin de s’impliquer tant que ça, mais il a besoin d’être convaincu par le projet. La première idée que je lui avais proposée c’était un slasher, dans ce genre très codifié dans lequel un tueur masqué massacrait des adolescents pendant leurs vacances… Au bout de quelque temps, j’ai compris peu à peu qu’il avait des réticences, Roger était très poli, il ne me disait pas non tout de suite. Le projet s’est étalé dans le temps et c’est l’éditrice Ryun Reuchamps avec laquelle il travaille chez Dargaud qui nous a dit de tenter un autre projet parce que ça bloquait.
Étonnamment, j’ai pensé à lui pour de « l’heroic fantasy », ou en tous cas ce qui dans ma tête était de l’heroic fantasy, en voyant un de ses posts Instagram où il avait mis en scène un crocodile géant en train d’ouvrir la gueule. Ça tranchait pas mal avec ce qu’il faisait d’habitude, côté polar et thriller. Ça faisait très longtemps que je voulais faire de l’heroic fantasy, alors je lui ai proposé un peu par surprise et ça a marché puisqu’il a accepté !
Il a un peu paniqué au début parce que la première idée que j’avais eue était un peu particulière : l’idée était de mettre en scène des singes et Roger n’en avait jamais dessiné. On s’est revu en séances de dédicaces pour Le Dieu-Fauve pendant laquelle il m’a dit que c’était important pour lui d’avoir des challenges graphiques et qu’il aimait se remettre en question en allant dans des directions qu’il ne connaît pas et qu’il ne maîtrise pas. C’est vraiment un atout formidable pour un scénariste d’avoir un dessinateur qui a cette envie-là. Donc il a eu très peur du défi graphique des singes, mais il s’y est mis et au vu des résultats, il a eu raison de le faire parce que les lecteurices nous répètent souvent à quel point ils trouvent ces singes géniaux ! Il était bien le seul à douter de sa capacité à les mettre en scène.
Alors pourquoi ces singes ? Ce que je mets dans le terme « heroic fantasy » —même s’il y a débat, beaucoup de gens disent que Le Dieu-Fauve n’est pas un album d’heroic fantasy—c’est un récit très primitif inspiré de Conan le barbare de Howard et un peu de La quête de l’oiseau du temps, même si cette dernière référence déjà plus dans le fantastique que dans l’héroic entendu au sens de ces combats primitifs entre barbares. J’associe aussi ces singes avec mon envie de parler de la fin d’une civilisation et le fait de revenir à des temps supposément primitifs, auxquels on associe le Déluge qui apparaît dans beaucoup de mythologies. C’est vers la fin que tout s’est cristallisé : mon envie de faire de l’heroic fantasy, l’arrivée des singes, Roger qui accepte et l’envie de parler de fins de civilisations très présentes dans mon esprit..
Je suis quelqu’un d’assez pessimiste vis-à-vis de notre société et de notre temps actuels. Je ne me sentais pas la capacité de parler de cette perspective de fin de civilisation en collant trop à notre réalité parce que ça me déprimait et que je trouvais ça potentiellement maladroit de le faire. Évoquer ce que seraient les effondrements —parce que je ne crois pas à la fin du monde, mais à des effondrements—, amènerait les lecteurices à être détrompés par le réel qui va toujours beaucoup plus vite qu’on ne le pense, et dans des directions qu’on attend pas. Pour preuve, on avait tous en tête la possibilité d’épidémies, mais le COVID nous a cueillis à froid et le confinement a été une totale surprise pour la majorité des gens —y compris les auteurs de science-fiction. J’ai rarement vu dans la littérature de science-fiction quelque chose qui s’apparenterait au confinement.
Malgré le fait que je sois pessimiste par rapport aux crises, plurielles, auxquelles on va être confrontés dans le futur, j’ai préféré évoquer ce sujet en faisant un pas de côté, ce que j’aime faire généralement grâce à la fiction. Et cette fable d’heroic fantasy qu’on pourrait aussi qualifier de fable antique —certains m’ont parlé de « péplum » ou même d’un « récit biblique »— me permet de mettre en scène les différents types de violence dont l’humanité est capable, mais aussi le monde animal, les rapports entre l’humain et l’animal, et questionnent où va se loger la violence et comment est-elle justifiée, selon comment on se situe.
Roger était convaincu, mais il m’a laissé les clefs, c’est quelqu’un qui travaille très en confiance. Et s’est ajoutée, vraiment vers la fin de ma réflexion, la forme qui a une importance majeure dans ce récit, puisque ce sont des chapitres menés par des narrateurs différents qui découpent le récit. Je voulais évoquer ce thème de la violence de manière très différente —parce qu’il existe plein de manières de justifier ou d’essayer de comprendre la violence. C’était un défi. Et je fonctionne beaucoup au défi, à chaque album j’aime bien prendre des risques même si c’est casse-gueule, mais c’est vital de se remettre en question en tant que scénariste pour rendre les livres intéressants. Chaque livre à sa prise de risque.
Et là, c’était de faire de ce récit un récit choral avec une certaine exigence littéraire et ça a été une réponse à mes propres craintes de l’ultra simplicité, voire du simplisme qu’il peut y avoir dans les récits d’heroic fantasy. J’adore Conan le barbare de Howard, dont le clan est massacré et qui se venge, mais je suis incapable d’écrire quelque chose d’aussi bon, avec une telle simplicité. La simplicité c’est un talent et je n’ai pas ce talent-là. J’en ai plein d’autres, mais pas la simplicité.
Le Dieu-Fauve contient les avantages et les inconvénients de ça. Il est assez exigeant, donc il ne va pas s’adresser à tous les lecteurs, mais c’est un récit singulier et unique en son genre. Je suis très fier d’avoir proposé avec Roger, et Dargaud, ce genre de récit dans la BD contemporaine. De montrer qu’on peut tenter quelque chose d’un peu difficile au premier abord, mais qui peut enthousiasmer les lecteurs et lectrices, c’est vraiment chouette.
Pour un album comme Le Dieu-Fauve, comment tu te documentes ? Est-ce que tu fais beaucoup de recherches graphiques ?
R.I. : Avec Le Dieu-Fauve, je me suis retrouvé, après tant d’années à dessiner des histoires contemporaines, avec une créativité un peu rouillée. Cela a fait que créer toute une civilisation qui n’a jamais existé a été un véritable défi. En ne cherchant pas une culture concrète, les possibilités de création étaient infinies.
J’ai donc commencé par limiter le champ de manœuvre en ayant clairement à l’esprit les types d’esthétiques dont je voulais m’éloigner. Ainsi, petit à petit, j’ai pu concrétiser et trouver une voie sur laquelle travailler. Finalement, j’ai construit une culture en mélangeant toutes sortes de références tout en essayant de ne pas perdre une certaine cohérence interne.
Tout m’a servi, surtout la culture tribale africaine, perse, marocaine et une pincée de la Corée féodale… J’ai trouvé un collage qui m’a satisfait. Évidemment, toutes ces références, je les ai trouvées en me documentant sur internet.
Dans les sources d’inspirations que tu m’as confiées, Fabien, on trouve de la fantasy, des essais sur la violence et un livre de poésie. Ce sont des lectures que tu as faites et qui se sont amalgamées ou tu les as cherchées en mode documentation ?
F.V. : C’est un mélange. Je suis un gros lecteur de presse et d’essais, et je lis beaucoup moins de romans et de fictions parce que j’ai besoin de digérer par moi-même des éléments de réalité pour essayer d’en faire des fictions, et que j’ai du mal à digérer d’autres fictions. Même si ça m’arrive et en particulier avec des fictions qui m’ont nourri quand j’étais plus jeune. Mais j’ai moins le temps.
Je lis beaucoup de choses et j’aime bien le moment, où avant de commencer un récit, je sors quelques livres fétiches —et c’est un peu le sens des livres sur cette photo— en me disant : « Tiens, si j’essayais d’écrire un récit qui serait à la croisée de Conan le barbare, de Lovecraft, d’un recueil de poésie de Paul Eluard, d’un essai sur la violence et d’un essai sur la chasse ». J’aime bien avoir ce moodboard, ces « totems », même si un livre ne ressemble jamais à ce qu’on veut, parce qu’ils me rappellent ce que je voulais produire à l’origine.
Je suis toujours surpris du résultat, c’est souvent assez loin de certaines des envies de départ et pourtant très proches d’autres. Pour Le Dieu-Fauve c’est beaucoup plus sombre que ce que j’estimais au début, mais ce n’est pas surprenant au vu de ce que j’ai mis dans la marmite. Quand on met des endives, du chicon et des potions amères, on obtient une recette amère, là je parle de violence donc ça amène nécessairement à ce côté sombre, si on veut le traiter de manière sérieuse.
J’allais parler de « nihilisme », mais je ne trouve pas que Le Dieu Fauve soit nihiliste, c’est juste un récit très dur. Je m’en suis rendu compte quand certains libraires ont vendu l’album à leurs lecteurs en disant : » Vous avez aimé La Route de Larcenet / McCarthy, vous aimerez Le Dieu-Fauve » et ça m’a fait un choc parce que, bien que j’ai adoré le roman, c’est une lecture qui m’a ébranlé. J’ai été surpris qu’on le compare à ce livre-là et je me suis demandé si Le Dieu-Fauve était aussi dur que ça. Peut-être que oui. C’est aussi renforcé par le fait que c’est un album avec beaucoup d’emphase —ce qui m’avait échappé au début — c’est un style de récit qui se prend très au sérieux et c’est rare que je ne mette pas un seul trait d’humour dans l’un de mes albums. Je n’ai jamais fait de BD humoristique, mais j’aime bien parsemer d’humour, et cet album est un exemple assez rare pour être souligné où il n’y a pas d’humour du tout. Et c’est le même genre d’emphase se retrouve dans les adaptations de Dune par Villeneuve, dans le sens où il prend un sujet au sérieux en mettant peu de moments de respirations joyeuses.
En tant que spectateur, j’adore ça, mais quand j’écris j’essaye de ne pas pencher dans ce sérieux. Ici, va savoir pourquoi, j’ai été entraîné là dedans avec Le Dieu-Fauve. En réalité, c’est aussi un sérieux qui se retrouve chez Howard quand il dépeint ces barbares luttant contre le monde entier, donc c’est peut-être pour ça que j’ai été si sérieux : parce que l’heroic fantasy peut être un genre ridicule si on ne le prend pas au sérieux. C’est un récit qui se rapproche des rois maudits ou de Shakespeare, bien que je ne me compare pas à tous ces génies que j’évoque, mais ce sont des éléments que je mets dans ma marmite. Richard III de Shakespeare n’est pas un récit devant lequel on va se fendre la pêche, mais quelle jubilation dans le fait de décortiquer le mal.
C’est quelque chose qui m’a beaucoup posé question à la sortie du livre et en voyant le plaisir que j’avais pris à l’écrire, le fait que Roger avait adoré le dessiner et qu’il avait plu à des lecteurs et des lectrices, je me suis dit qu’il y avait une place pour les récits sombres, mais qui font du bien. De même que le succès de La Route prouve qu’il y a une attente et cette attente me fait me questionner sur le sens de la littérature et de la bande dessinée : qu’est ce qu’on apporte de bon —y compris en parlant du mal ? C’est peut-être cette jubilation à décortiquer le mal dont je parlais.
À titre personnel, c’est en essayant de comprendre que je lutte contre l’impuissance et puisque la violence amène à l’impuissance —elle amène le trauma, la mort et la sidération soyons clair— c’est en la décortiquant qu’on peut sortir de ce sentiment d’impuissance. Dans ce sens, je pense que le savoir, la culture et la littérature sont un appui très fort pour ne pas sombrer dans la dépression ou tomber dans une forme de mal-être. Je suis convaincu que la littérature peut sauver la vie quand on va très très mal —outre d’autres outils thérapeutiques à ne pas négliger, bien entendu.
Je n’ai pas eu d’enfants biologiques, mais je vois bien la tête de mes amis qui se disent, en regardant leurs propres enfants, « c’est vraiment moi qui aie fait ces gamins-là ? »… Je pense que c’est pareil pour un livre : on peut se dire voilà l’enfant qu’on a eu avec un dessinateur, parfois avec l’éditeur aussi, et on suit avec une certaine fierté (ou crainte) ses premiers pas en librairie. Dans le cas du Dieu-Fauve, c’est chouette parce que ce n’est pas pour tous les publics, mais ceux qui l’ont aimé l’ont vraiment aimé et c’est un type de retour très valorisant !
Dans l’art ce qui est le plus fascinant, c’est comment l’idée se forme alors que toutes les histoires sont des variations sur le même thème et que la différence sera la façon de la traiter ; est-ce que tu changes d’angles pour un même projet pour trouver ta voix, comme sur celui-ci ?
F.B. : Oui et c’est très compliqué d’ailleurs de trouver le bon angle. C’est même le plus compliqué, parce qu’une fois qu’on l’a posé on peut plus en sortir.
Dans un monde idéal, je voudrais pouvoir écrire un one-shot d’une traite, j’aurai 6 mois pour me replonger dans ma documentation et j’écrirai le scénario en entier, en lien avec le dessinateur. En connaissant la fin, je pourrai modifier le récit, le tendre pour le rendre meilleur. Un peu comme un couturier qui resserre les fils sur un mannequin après avoir posé son étoffe.
Malheureusement, j’écris quand j’écris, je suis souvent en retard, je suis assez lent, je ne peux pas faire plus de 2, 3, 4 projets par an contrairement à d’autres scénaristes. Et les dessinateurices avec qui je travaille peuvent avoir besoin de pages plus tôt que ce que je peux leur en donner. En général, les artistes commencent à dessiner un projet avant qu’il soit terminé à l’écriture de mon côté.
Pour Le Dieu-Fauve, j’ai écrit le premier chapitre pour que Roger puisse s’y mettre et je lui ai envoyé par la suite chapitre par chapitre, j’ai écrit au fur et à mesure. Les choix de ces premières pages ne pourront pas être modifiés puisqu’ils auront été encrés et pour moi une page encrée, c’est presque sacré. Il m’est déjà arrivé de demander des modifications ultimes sur une page encrée, mais ça signifie que quelque chose avait merdé avant. Logiquement il y a plein de garde-fous avant d’en arriver là. Si je suis en train d’écrire le chapitre 4 du Dieu-Fauve par exemple alors que les chapitres 1 & 2 sont dessinés, je ne vais pas pouvoir modifier grand-chose, à part la voix off, dont je peux reprendre en partie les dialogues.
Le moment des premières pages où je me demande comment je vais raconter mon histoire, avec quels personnages principaux ou principales, quel ton et quel type de narration me demande donc beaucoup d’énergie. On pourrait se dire qu’il suffit d’envoyer dix pages aux dessinateurices pour qu’ils puissent commencer et qu’on verra après, mais c’est impossible d’avoir cette légèreté : je dois être absolument sûr des premiers choix narratifs présents dans ces pages d’introduction, ce qui exige énormément de travail.
On travaille sur un nouveau projet avec Roger, il a besoin de pages pour ce mois de juillet donc je me pose à nouveau toutes ces questions de fond. J’ai usé et abusé de la voix off dans Le Dieu-Fauve, donc je ne veux pas la réutiliser dans ce nouveau projet parce que c’est un défi premièrement, mais aussi parce que ce nouvel album n’appelle pas à la voix off, car on ne va pas plonger dans la tête des personnages. Dès lors, comment faire comprendre les émotions des personnages sans ce petit artifice très pratique de la voix off ? Ça demande du temps à écrire, mais aussi de la pagination, car faire comprendre cette complexité des émotions, cette différence entre ce qu’un personnage prétend être et ce qu’il est vraiment, ça demande du temps. Ce que j’appelle du temps en BD, c’est des pages, et des pages on n’en a pas un nombre infini.
Ce que j’aime, c’est écrire des histoires complexes. Complexes, mais pas compliquées et qui restent dans l’imaginaire des lecteurices, avec une certaine profondeur. Si j’ai 80 pages avec beaucoup de silences, de non-dits, de comédie et de jeu d’acteur, il y aura moins d’intrigue. Ce n’est pas une notion de valeur, mais de choix. On peut tout à fait choisir de faire un film français romantique/chronique de mœurs où 3 personnages discutent subtilement dans un appartement parisien —je caricature— mais ce sera alors difficile d’y caser une intrigue à la Jason Bourne. J’aimerais bien garder le meilleur des deux dans le prochain album, le meilleur du film d’auteur et le meilleur du film d’action. Bien sûr je vais échouer, mais je vais essayer de le faire ! Et c’est ça que j’aime comme défi.
J’ai utilisé la voix off sur deux de mes albums : Le Dieu-Fauve et Paco les Mains Rouges: un récit carcéral sur des bagnards dans les années 30 en Guyane. Mais sur ce dernier, dans mes premiers essais, la voix off ne marchait pas, elle sonnait trop littéraire, mais pas dans le bon sens du terme, et ce n’est pas ce que je voulais. C’est Jean-Paul Krassinsky qui m’a aidé à débloquer cet aspect-là en me demandant à qui s’adressait cette voix off. Dès lors, je me suis dit que dans Paco les Mains Rouges cette voix off serait celle d’un vieux bagnard des années 30 qui s’adresserait à une jeune fille vivant à l’époque contemporaine. Donc une voix qui peut mentir, qui peut omettre …Cet échange avec Krassinsky m’a fait réaliser que c’était important de savoir à qui l’on s’adresse. Cette question, je me la pose à chaque album, à fortiori dans un one shot parce que c’est un peu différent dans un récit choral comme Le Dieu-Fauve ou Seuls dans lesquels apparaissent plusieurs héros.
Les premières scènes d’un album sont très représentatives de ce que va donner l’album ensuite. Et je veux donner le la, pour le prochain projet avec Roger, qui sera de l’anticipation proche. Je veux qu’il y ait de l’action et une tension psychologique, mais sans voix off, et je galère déjà parce que la voix off c’est tellement pratique ! Donc je vais être contraint de passer par des dialogues, ou par des scènes muettes, mais implicites, ça va être plus long, plus difficile pour moi, mais ça va être passionnant.
Roger, tes personnages ont toujours l’air d’être en mouvement ou habité d’émotions même statiques, tu fais beaucoup de carnets de croquis ? Ou dessin d’après modèle vivant ?
R.I. : Non, je n’ai pas de carnets de croquis, et je le dis avec un certain regret. Depuis que j’ai commencé à travailler professionnellement comme dessinateur de bandes dessinées, je ne dessine plus pour le plaisir. Le plaisir, je le trouve dans le métier lui-même, dans les pages que je dois réaliser et qui seront publiées.
Lorsque je conçois les cases et cherche des solutions aux défis que me pose la page, je fais des recherches quand je n’ai pas une vision claire de ce que je veux. Mais quand je visualise les choses clairement, je vais directement à l’essentiel sans détour ni recherches d’alternatives.
Dans cet album, je n’ai pas utilisé de modèle. Je m’explique : Maynard était une série qui m’a permis d’apprendre le métier, et dans ce but d’amélioration, il m’est arrivé de devoir m’appuyer sur un modèle de référence, qui était moi-même par défaut. Mais j’ai toujours eu la vision claire que mon aspiration, en tant que dessinateur, passait par la compréhension des volumes de tout ce que je devais dessiner. Pour laisser derrière moi les références et me sentir libre comme dessinateur. Être capable de dessiner n’importe quoi sous n’importe quel angle sans avoir besoin de modèles vivants ou de références. Cela a toujours été l’un de mes principaux défis. Et je commence déjà à profiter des fruits de toutes ces années d’apprentissage avec cet objectif constamment en tête.
Quand tu recevais les story-boards ou les planches de Roger, est-ce que tu faisais des retouches, pour utiliser plus le dessin ou pour utiliser les trouvailles graphiques ?
F.V. : Oui un peu, car quand tu vois apparaître un personnage et qu’il se met à exister, c’est magique. J’imagine que c’est la même chose pour un réalisateur ou une réalisatrice qui voit un comédien ou une comédienne incarner un personnage qu’il avait fantasmé lors du scénario. Tu te retrouves face à une façon d’être, une personnalité qui est un mix entre ce que t’as écrit et la façon qu’a le dessinateur de voir le monde.
Par exemple, je suis extrêmement fier de la fin du Dieu-Fauve parce que j’ai presque l’impression que ça m’a échappé, que cette fin n’est pas de mon fait, mais plutôt la rencontre inattendue et inouïe entre ce que j’ai voulu écrire de la fin et ce qu’en a fait Roger. Il a complètement transcendé ce que j’ai voulu faire en apportant une émotion très premier degré, extrêmement viscérale qui m’a chopé aux tripes dès que je l’ai découverte. À chaque relecture, je me laissais emporter par l’émotion du grand final qu’est l’épilogue. C’est comme s’il avait mis en musique tout ce que j’avais essayé de mettre en place très intellectuellement. L’incarnation du dessin de Roger a permis d’aller bien au-delà de mes intentions.
L’émotion est très forte quand on voit un personnage exister, ici en particulier le Dieu-Fauve qui est le personnage principal de cette histoire malgré le récit choral. Et il arrive qu’on l’interprète différemment selon comment il est dessiné. Dans le prochain album, il y aura des cyborgs et Roger m’a proposé un look pour un des cyborgs qui me plaît beaucoup alors que ce n’est pas du tout ce que j’avais imaginé. Je vais sans doute suivre son intuition graphique s’il arrive à la tenir dans la durée parce que, pour l’avoir vécu avec d’autres dessinateurices, un personnage peut apparaître d’une telle manière le temps de 2-3 dessins, mais finit par s’incarner différemment sur la durée. C’est assez compliqué à prévoir, mais on va toujours choisir les meilleurs croquis, mais c’est évident qu’un personnage va nous échapper de la même manière qu’un comédien ou une comédienne peut échapper à un réalisateur ou à une réalisatrice.
Il y a un effet de surprise et d’inattendu avec lequel il faut jouer et s’adapter, mais ce qui est certain c’est qu’il y a une interaction entre ce que propose Roger et ce que j’écris.
Avec quels outils travailles-tu Roger ?
R.I. : Les pages, je les dessine à la main sur du papier Schoeller, mais la couleur est numérique. Pour le dessin, j’ai toujours utilisé des outils traditionnels : crayons, pinceaux, plumes et encre de Chine. J’ai appris à les utiliser à l’école de bande dessinée Joso de Barcelone quand j’avais 13 ans. Après tant d’années, j’ai réussi à me sentir très à l’aise en travaillant avec ces outils. Je sens que j’ai le contrôle de la situation.
Mais un problème est survenu : après tant d’années à penser en noir et blanc, j’ai négligé la couleur traditionnelle. Quand j’ai signé mon premier contrat avec Dargaud, comme on me demandait un album de 46 pages en couleur : j’ai dû apprendre, de force et en urgence, à colorier. Et à ce moment-là, pour la couleur, n’ayant pas la même confiance qu’avec l’encre, j’ai décidé de l’appliquer à l’ordinateur. Et on sait tous à quel point c’est propre, rapide et pratique de corriger les choses numériquement. Donc il n’y avait pas de doute à ce sujet. J’ai compris que c’était la décision logique.
J’ai lentement appris à colorier. Et je dis lentement, car chaque album devenait la seule opportunité dont je disposais pour apprendre à mettre en couleurs. Et étant un dessinateur lent, ces opportunités se faisaient rares. Mais à ce stade, je commence déjà à réaliser des pages dont même moi, je suis fier.
Quand on préparait l’interview, tu me disais que tu ne gardais pas de notes ou de brouillon, comment tu écris ? Tu peux nous décrire ton processus de travail ?
F.V. : Je lis beaucoup, je discute beaucoup avec les gens et je digère toutes ces informations. Je rajoute le fait de discuter parce qu’avant j’étais dans un travail très monacal dans lequel j’étais un peu un rat de bibliothèque où je passais mon temps à chercher de la documentation et à lire. Maintenant, j’aime bien chercher l’information à la source en demandant aux gens. Il y a tout de suite un rapport plus humain, plus viscéral et plus inattendu. Ça représente une grosse partie de mon travail. En ce moment, par exemple, je passe beaucoup de coups de fil à un ami policier avec lequel on a des discussions passionnantes. Il me parle du terrain tandis que je lui parle de mes envies narratives —c’est quelqu’un de très intellectuel qui aurait pu écrire dans une autre vie donc il est passionné par mes envies narratives—et on discute des heures.
Une fois que j’ai tout ce matériau-là, j’ouvre des dizaines de documents Word et je m’y perds complètement. Sur certains, j’écris sur mes personnages, sur d’autres j’y ajoute les informations que j’ai pu recueillir par exemple en ce moment sur tel type de matériau en silicone dont j’ai besoin pour comprendre comment telle technologie pourrait fonctionner dans mon récit… et je m’enfonce dans un océan d’écriture qui n’est pas très rationnel. J’ai besoin de cette immersion dans des tas de textes différents dont l’un va devenir le corps du texte de mon scénario — je me dis vraiment à un moment donné : « il me semble que c’est celui-ci le document du scénario », car j’y ai écrit des dialogues et commencé à mettre en place des scènes plus précises.
Après ça, je vais faire un énième document Word que je vais renommer « Chemin de fer » dans lequel je vais écrire des scènes complètes avant de me rendre compte que ça ne va pas et de tout copier-coller pour le ramener dans le corps du texte de mon scénario. C’est une méthode de travail très bordélique, appelons ça « organique », mais quand j’ai essayé de faire ça de manière plus propre avec des post-its comme le feraient des « vrais professionnels », ça ne fonctionnait pas parce que j’ai besoin d’être dans un processus de littérature en marche. Pour avancer, j’ai besoin d’écrire, et souvent dans le désordre.
Je vais utiliser l’analogie que j’aime beaucoup : l’analogie du con qui marche et que je reprends à Michel Audiard qui avait écrit « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche. » J’avais été fasciné par cette réplique parce que je me suis dit « merde, je suis un intello assis », mais que je ne serai jamais non plus un con qui marche parce qu’un con qui marche peut se tromper de directions. Là où Audiard a raison, c’est que rester sur sa chaise et caché derrière ses bouquins est mortifère. Il faut y aller à un moment, être le « con qui marche », qui ne réfléchit pas trop mais qui y va.
Et je vais donner un exemple pour l’écriture : je suis en train de me dire théoriquement que mon récit va être génial si je fais ça, ça ou ça, j’ai ma structure sur le papier. C’est mon Everest, mais comme si je préparais la montée sans jamais quitter mon camp de base. Alors je vais envoyer mon con qui marche, c’est-à-dire écrire ce que j’avais en tête, et le con qui marche passe derrière la colline et se rend compte que le pont en corde par lequel j’avais prévu de passer n’existe plus, emporté par une tempête. Et on va essayer de passer par un autre endroit, moins pratique, mais qui va résoudre le problème. Le pont emporté symbolise ici ce que j’ai essayé d’écrire et qui ne marche pas une fois écrit : en théorie cette scène permettait de présenter le personnage, ou de parler de telle technologie qu’il faut que je présente… mais c’est en écrivant que je me rends compte de manière plus viscérale que ça ne marche pas. Le pont est pété, je ne pourrais pas passer par là, ou alors en emportant moins de matériel : c’est-à-dire pourquoi pas essayer cette scène, mais alors en abandonnant certaines volontés que j’avais au début.
Pour moi, l’écriture c’est quelque chose de très réel. C’est comme de la roche qu’on sculpte. On ne fait pas ce qu’on veut d’une roche qu’on sculpte. Si on veut que le récit soit bon, il faut qu’il nous résiste et qu’on accepte cette résistance. Le récit a sa propre logique et il faut laisser cette logique s’imposer à nous, de même qu’une roche a sa propre résistance qui s’impose au sculpteur.
Quand je reprends l’expression d’Audiard, c’est parce que je l’aime bien, mais en réalité il n’est pas con, ce marcheur, il est juste dans le réel. Ce n’est pas con de se heurter à la réalité d’une scène, de voir qu’elle ne marche pas et de revenir avec le planificateur qui au fond est tout aussi con. En fait, c’est deux cons qui ont des angles morts, mais qui peuvent faire les choses mieux ensemble. C’est pour ça que je le fais de manière buissonnière, j’ai besoin de me perdre, d’écrire un document qui n’a rien à voir avec le truc d’avant… c’est une liberté qui me rappelle pourquoi j’ai voulu faire le récit.
L’objectif c’est d’arriver à ce degré de souplesse qui permet d’avoir une vision très intellectuelle tout en étant très viscérale et fun d’un projet. En se rappelant qu’au début du projet, on avait 2-3 totems, des « objectifs rêvés », et pour mon prochain album, l’un des totems est que ce soit fun, avec des scènes d’actions spectaculaires et je vais sans doute le perdre en cours de route, en partie, mais plus je vais essayer de m’en approcher, de le garder en point cardinal, plus j’ai de chance d’atteindre en partie cet objectif.
Et c’est des moments très joyeux, où la contrainte nous oblige à trouver des pépites inattendues. Je peux donner un autre exemple, dans le prochain album, j’avais une scène d’introduction avec deux ellipses, et je sens que ça ne va pas, c’est un moment où je vois que l’un des ponts ne va pas tenir. Avec deux ellipses, il y a quelque chose qui narrativement me fait perdre du temps et j’en discute avec mon éditrice qui me dit ce qui serait bien c’est que les deux choses arrivent en même temps. Et je me dis immédiatement qu’elle a raison, mais je ne l’avais pas envisagé parce que j’avais d’autres problématiques en tête. Et d’un seul coup, avec ce déclencheur, la scène est devenue dix fois meilleure, parce que plus étonnante et plus originale. Par contre, elle va m’obliger : elle dit quelque chose de l’héroïne que je vais devoir garder pour la suite. On revient aux questions précédentes où on doit garder une cohérence : au début du récit, c’est le moment où je peux encore faire des grands coups de volant. Mais une fois que j’aurais posé les bases, je vais devoir les respecter. Et je vais me battre contre les propres règles que j’aurai édictées. Ce qui me fait dire que l’écriture est un processus très réel, c’est que je perds du poids quand j’écris. Littéralement, je me consume quand j’écris et ce n’est pas une figure de style. Et ce qui me rassure c’est que Simenon perdait 4-5 kilos en écrivant ses bouquins, en les écrivant très vite, comme un sport. C’est une activité physique et fatigante et il faut en tenir compte. Je ne le compare pas avec des métiers physiques et durs, évidemment, mais il faut tenir compte qu’on peut s’abimer en écrivant.
Un mot sur les recherches de couverture Roger : on voit des pistes très différentes, peux-tu nous dire qu’est-ce qui fait une bonne couverture ?
R.I. : Il y a des chemins très différents parce que je n’ai jamais eu une image claire de ce que devait être la couverture. J’ai fait beaucoup d’essais à l’aveugle. J’ai même terminé une couverture qui a finalement été rejetée. Finalement, c’est Philippe Ravon [graphiste et directeur artistique chez Dargaud] qui m’a suggéré un concept de couverture sur lequel travailler et nous avons tous compris que nous étions sur la bonne voie.
En ce qui concerne le concept de ce que devrait être une bonne couverture, je n’y ai pas beaucoup réfléchi, franchement. Je ne me considère pas comme un bon illustrateur de couverture. Je comprends qu’elle doit être une image attrayante, qui capte l’attention. Qu’elle emporte l’imagination du lecteur. Qu’elle invite le lecteur à ouvrir le livre, seulement attiré par ce que l’image peut suggérer.
Ensuite, il y a le goût personnel de chaque artiste, dans mon cas, j’ai tendance à faire des compositions simples, presque minimalistes. J’aime pouvoir jouer avec peu d’éléments et les organiser de manière à ce que la composition soit équilibrée. Moins il y a d’informations, plus il est facile d’équilibrer la composition et plus l’idée que l’on veut transmettre est claire. Mais ce n’est qu’une opinion personnelle.
Dans le début de ta carrière, de Green Manor aux Cinq Conteurs de Bagdad il y a une réflexion sur la manière de raconter, sur la fonction du conte, sur la puissance des histoires, c’est une thématique très forte qui a été présente au début de ta carrière puis de manière plus discrète, mais qui fait son retour avec Le Dieu-fauve. Après presque 25 ans de carrière, tu as un peu de recul sur les thèmes et ce que dit ton œuvre ?
F.V. : C’est un peu compliqué parce que je ne suis pas le meilleur juge de mes thématiques. Je peux l’être vis-à-vis de mes thématiques évidentes comme la mort. Je parle de la mort depuis le début et dans quasiment tous mes albums, mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt, parce qu’il m’a fallu du temps avant de comprendre qu’il existait plein d’autres thématiques.
Je crois effectivement que la notion d’imaginaire est très centrale dans ce que j’écris maintenant. Elle apparaît comme un remède au trauma, qui est un état de sidération ou de paralysie face à la violence ou à un constat d’une mort évidente et inéluctable. L’imaginaire et la narration sont présentés comme une des solutions possibles pour survivre à ce trauma.
Ce thème du conte et de la reformulation présent dans Les cinq conteurs de Bagdad, Green Manor, dans Le Dieu-Fauve ou dans Paco les Mains rouges où ces deux bagnards se re-créent un îlot, une utopie en étant au cœur de l’enfer —à savoir un bagne— y compris dans leur sexualité. Il y a un peu de ça dans Polaris aussi, qui est ce que j’appellerai un grand livre raté : je vois bien tout ce qu’on a pu y mettre avec Gwen et ce n’est pas inintéressant, mais c’est un livre bancal. Il reste passionnant, à sa manière, parce qu’on a vraiment voulu tenter quelque chose sur une manière de réinventer la sexualité et l’érotisme —et ça passe par la narration.
Je me rends compte aussi que l’incarcération est un thème fréquent dans ma façon d’écrire : dans Le Dieu-Fauve il est question d’un animal enfermé, Paco les Mains rouges est un récit carcéral, dans Seuls il y a un des héros, Dodji, qui est plusieurs fois enfermé, même le temps de plusieurs albums. Et avec l’imagination comme une possibilité de survie à cette incarcération.
Et la violence. Mais dans un rapport d’attraction-répulsion, pour montrer l’horreur réelle de la violence, et pour jouer aussi avec son pouvoir d’attraction, de fascination. Dans toutes mes bandes dessinées, il y a de la violence graphique, revendiquée ou qui peut m’échapper, parce qu’on est jamais à l’abri en voulant la dénoncer de s’en faire le parangon. Et on n’échappe pas à ça dans Le Dieu-Fauve parce qu’on met en scène la violence de manière séduisante tout en la critiquant — et cette ambiguïté sera encore très présente dans le prochain album.
Je n’ai pas fini de faire le tour de cette attraction-répulsion, d’autant que c’est un élément constitutif de la dramaturgie occidentale : si ce n’est pas la violence physique, c’est la violence des émotions. Et ça pose une question de fond : est-ce qu’on ne pourrait pas raconter autre chose ?
Et c’est mon grand projet de fin de vie, si j’ose dire, d’écrire une histoire douce et apaisante comme Wenders le fait dans Perfect Days ou Jarmusch avec Paterson. Ils mettent en scène des films où il ne se passe rien et pourtant je suis fasciné par ces anti-dramaturgies.
Je ne travaillerai pas avec Roger pour ce projet final, parce qu’avec le dessin de Roger il faut faire du John Wick. Chaque dessinateurice a ses atouts et il faut savoir les utiliser à leur maximum. Quand j’ai dit à Roger que je voulais faire un gros blockbuster qui tache, avec des gros gunfights, des accidents de voiture et des explosions, il en avait les larmes aux yeux de joie !
J’aime voir des films comme John Wick ou Die Hard autant que j’aime voir des films comme Paterson ou Perfect Days. Ce que je n’aime pas, c’est que sous couvert d’action, on dise n’importe quoi parce que l’action spectaculaire peut être fascisante et faire abdiquer l’intelligence. Inversement, il faut accepter qu’elle puisse aussi procurer un plaisir. Alors je veux utiliser ce plaisir pour raconter autre chose même si c’est arrogant comme démarche, mais depuis quelque temps, je revendique une certaine forme d’ambition. C’est un mot avec lequel je me suis beaucoup battu, l’ambition. Et j’ai fini par accepter que, oui, je suis ambitieux, mais que l’ambition que je me donne est subtile, complexe, fragile : ça n’est pas d’obtenir les honneurs, la postérité ou la richesse. C’est d’essayer de tendre vers un objectif rêvé — et je peux carrément me planter en essayant de l’atteindre, mais je serai alors le premier à le reconnaître.
Être ambitieux avec des sujets comme le spectaculaire, l’art populaire et le divertissement est crucial, surtout aujourd’hui. Il faut essayer de mettre dans ces sujets le plus d’intelligence possible. Et au final, ce sera le public qui jugera si ça lui parut intelligent ou pas.
Un grand merci a tous les deux pour avoir pris le temps d’approfondir ces questions et rentrer dans les détails de votre travail, ainsi que pour les visuels qui accompagnent cette interview. J’espère que cette plongée dans les coulisses vous a donné envie de lire cet album ou leurs autres travaux. N’hésitez pas à partager vos impressions sur ce one-shot marquant en attendant leur prochain titre ensemble.
Thomas Mourier, le 7/10/2024
Roger & Fabien Vehlmann, - Le Dieu-Fauve - Dargaud
Tous les visuels sont ©Roger
et ©Roger/Fabien Vehlmann/Dargaud