Hannah Collins, Jean-Claude Delalande et Nicole Gravier, les trois lauréats du prix Viviane Esders 2024
Après plus de quarante années consacrées au marché de l’art en œuvrant comme galeriste, experte en photographie et collectionneuse, Viviane Esders a créé le Prix Viviane Esders, il y a trois ans. Sa troisième édition a récompensé trois acteurs de la photographie contemporaine, dont Jean-Claude Delalande et deux plasticiennes de la photographie, Hannah Collins et Nicole Gravier, également à l’honneur, parmi « 178 candidatures de 17 pays européens, dont 24% de photographes femmes et 76% de photographes hommes. »
C’est au Jeu de Paume que s’est tenue la soirée de remise des prix aux trois lauréat(e)s tandis qu’une pluie diluvienne, queue d’un ouragan venu d’outre-atlantique, arrosait copieusement Paris; un hydrolat lacrymal lavait les cieux vert-choux… Toute une photographie plasticienne, à travers Hannah Collins et Nicole Gravier était ainsi à l’honneur, avec deux œuvres des plus actives dans l’histoire de la photographie de ces 40 dernières années, internationalement.
Hannah Collins née à Londres en 1956, a vécu de 1989 à 2010 et travaillé à Barcelone, elle vit aujourd’hui entre Londres et Almeria, en Espagne. « Collins a reçu de nombreux prix, dont une bourse Fulbright, et a été nominée pour le prix Turner en 1993. Son œuvre comprend des photographies, des films, des textes écrits et des livres. Elle est connue pour son travail visant à étendre les domaines de la photographie et du cinéma. Ses œuvres s’inscrivent dans des cadres historiques et sociaux avec un large éventail de sujets et de lieux géographiques. En 2015, une rétrospective de son travail a été présentée au Sprengel Museum Hannover, à l’occasion de la remise du prix Spectrum. L’exposition a été présentée au Camden Art Centre de Londres et au Baltic Centre de Newcastle. Outre la publication de la rétrospective de Hanovre, le dernier livre de Collins est The Fragile Feast (2011). En 2019, son récent diaporama numérique créé avec le musicien Duncan Bellamy a été présenté à la Fondation Tapies de Barcelone et au Musée d’art moderne de San Francisco. En 2020, Hannah Collins a été commissaire de l’exposition « We Will Walk – Art and Resistance in the American South » à Turner Contemporary à Margate, au Royaume-Uni. »
Nicole Gravier, quant à elle, était exposée aux Rencontres internationales de la Photographie en Arles, l’année dernière, édition 2023. c’est une de ses photographies qui faisait l’affiche des rencontres. « J’utilise la photographie comme instrument privilégié pour accumuler, décodifier et mettre en discussion les stéréotypes de la communication médiatique et les stéréotypes inhérents à la culture de masse. » écrit-elle. « Délaissant les moyens traditionnels de l’art au début des années 1970, Nicole Gravier explore, d’abord en France puis en Italie, les possibilités de la photographie comme instrument d’analyse et de décodage des images anonymes, pauvres ou populaires comme le photomaton ou la carte postale. Les nouvelles images générées par les médias de masse comme la télévision ou la presse magazine la conduisent à des détournements ironiques sur le monde de l’art et la condition féminine, à l’exemple de Mythes & Clichés, sa série de pastiches de photo-romans italiens dans lesquels elle se met en scène. Oscillant entre démarche conceptuelle, esprit « Pop » teinté d’humour et fiction autobiographique, Nicole Gravier développe une œuvre singulière dans le contexte de mutation politique et sociétale qui touche l’Italie et plus généralement les sociétés occidentales des années 1970. En 1979, elle expose à New York à la galerie Franklin Furnace et en Suède à la Galerie St. Petri (Lund). Elle participe à l’exposition “La Pratica Politica” à la Galleria d’Arte Moderna de Modena ; la même année, le “Corriere della Sera Illustrato”, “HERESIS” et “Progresso Fotografico” lui consacrent d’importants articles. En 1999, elle participe à l’exposition “Beyond the Photographic Frame” à l’Art Institute of Chicago, qui acquiert une de ses oeuvres. Depuis les années 1990, son intérêt se tourne vers des modèles plus intimes et universels : ses photographies se référant alors aux textes/poésies antiques et à la symbolique d’anciennes cultures. En 2019, Nicole Gravier revient vivre en Arles, sa ville natale. »
Le travail du photographe JEAN CLAUDE DELALANDE a été choisi pour le GRAND PRIX VIVIANE ESDERS ÉDITION 2024, élection faite par le jury du prix composé de la comédienne Emma De Caunes, du collectionneur d’art contemporain et Mécène Antoine de Galbert, de Marion Hilsen, responsable du fond de soutien et des ateliers à l’ ADAGP, de Luce Lebart, historienne de la photographie et commissaire d’exposition, de Jean Hubert Martin, également commissaire d’exposition et Nicolas Trèves, collectionneur d’art contemporain et de photographies. https://prixvivianeesders.com/jury-edition-2024/
JEAN CLAUDE DELALANDE, UNE ŒUVRE COMPLEXE ET PROLIFIQUE.
« J’ai commencé à pratiquer la photographie à l’âge de 17 ou 18 ans et je ne me suis jamais arrêté depuis. Je m’étais rendu compte qu’il y avait chez moi peu de photo de mes parents jeunes ou de moi enfant. Au départ, j’ai donc photographié mes proches, pour conserver une trace. Dès cette époque, je fais des autoportraits avec cette arrière-pensée que j’allais vieillir, disparaître, et qu’il fallait conserver la mémoire de ce temps présent. »
Toute une photographie sociale décalée, humoristique, se trouve récompensée, à travers le prisme de ce romancier du quotidien, donnant une vie très personnelle à cette chronique de la vie de famille, distribuant les personnages comme des cartes à jouer, dans une soirée où il serait une sorte de magicien, de Mandrake, donnant à travers sa photographie, tout une dimension mnésique à cette auto-biographique inspirée. Notre homme a soif d’images, d’ivresses, de rêves, il semble réclamer qu’on s’y associe, que le spectateur soit partie prenante de cette aventure.
Jean Claude Delalande est le personnage central de ses mises en scène, il interpelle le spectateur du regard, du geste souvent, tel un bonimenteur; sa photographie se construit à travers cette auto-fiction, dont la mise en scène est un coup de dé mallarméen appelant une référence à ce présent pur, présent éternel, dit Aïon, c’est aussi un peu de l’humour de Terry Gilliam dans son baron de Munchausen, un coup de chapeau à cette humeur keatonienne, à cette vie en artiste de l’autre côté du miroir, à revers des réalités sociales, à faire voyager tout son petit monde par l’objectif de la chambre photographique dans une poignée de secondes, s’occupant à se convaincre de toute l’urgence de la tache, du labeur et de la joie de la photographie obtenue. Le photographe, en rabelaisien, ne se satisfait jamais de cette finitude qui n’en finit pas et du temps qui passe, insensiblement…
Jean Claude Delalande commence à photographier sa vie et ce champ de l’intime assez vite, en amateur, puis en passionné, assez rapidement, cherchant à tirer de cette matière des quotidiens, nombre d’images, mémorables, mémorielles, qui viendront remplir le grand livre de la vie, de sa vie, afin de pouvoir soutenir ces moments qui appartenaient, hier, au flux du temps qui passe, invisibles et qui, aujourd’hui, sont grains de mémoire, épreuves certifiantes de cette vie pleine de particules élémentaires houellebecquiennes… ce en quoi, sans doute, humour à vif aidant, l’œuvre romanesque peut aussi reconnaître sa fiction dans le grain de cette photographie…
Quelques trente années après, un corpus de quatre à cinq cent photographies rendent compte de ces quotidiens, (5 galeries sur le site de l’artiste), la vie d’un couple sans enfant, puis avec enfant, issu de la petite bourgeoisie parisienne, de leurs vacances, de leurs familles, de tous les moments retenus, sont mis en scène scrupuleusement, que ce soit la naissance du fils, et tout ce qui l’accompagne, les rendez-vous familiaux et autres anniversaires, Noël, les vacances à la neige, les voyages, les locations d’été, les activités, et plus banalement, les aménagements intérieurs, les courses au supermarché, la « bagnole », tout ce qui constitue la vie rêvée des anges, ces quotidiens où se dit aussi le malaise social, la tristesse, la fatigue, la mélancolie, la déception, l’ennui, cette vie rêvée des anges qui fait poids et matière, et…dont s’empare le photographe avec maestria et Jeu…pour en formuler une vision plus légère, plus acceptable, plus interrogative aussi, nombre de ses images renvoie à une sorte d’énigme, que font les personnages, où sont-ils, que signifie ceci, ou, quand ce n’est pas une joyeuse farce directement, une auto-dérision dans une forme de circonspection et de ici et maintenant, ces auto-fictions portent, contre la vie ennuyeuse, une charge terriblement caustique, voire très explosive. Dans sa déréliction, Jean Claude Delalande, met en scène cet aveu de non conformité, d’insurrection, de grotesque et d’improbable. Tout le réel se décale d’un poil, devient soluble, appréciable, opération joueuse et magique s’il en est, noueuse de rêves improbables, d’images advenues, de quoi dé-régler ce chronos qui tourne mécaniquement et qui angoisse, tic, tac, tic tac, pour le remplacer par cet éternel présent de la scène enfin enregistrée, conforme, qui engrange une période, un temps, des corps avec et sans humeur, un décors, une fréquence, du présent éternisé, de la matière lumineuse, de la sagesse, dirait-on. Comme si, parallèlement quelque chose d’un statut français pouvait se compter, se nommer, dans le méandre des jours et dans cette implication sociale de la famille….
C’est le message global du photographe..qui ne cesse de jouer avec les codes et fait glisser ces compositions vers plus de rêves, de fantasmes, de films, de scenarii différents, ou d’interrogations plus métaphysiques. Il y a du Garcin dans son travail, plus dérangeant, parfois, que la seule charge explosive. Les personnages semblent figer, fixer au sol, dans une attitude, arrêtés, en suspens dans leur action au sein de l’image, le photographe, ici, individu lambda, toise la caméra, « branche » le spectateur, le convoque du regard, l’invite à entrer dans son monde….dans un dialogue de « sourd », afin de s’affranchir de sa propre présence dans l’exercice imposé.
La crise de nerf pourrait ne pas être loin, parfois, un hors temps se compose à partir de cette image posée comme un jalon et dont la suite est aussi une proposition fantasmée de cinéma; que pourrait-il se passer ensuite… si l’image venait à bouger, la brève apparition venait à se mettre en mouvement, comme dans un fil super 8 ?
Il faut pour cela en revenir au regard du personnage central et à son auto-fiction, regard qui déborde visiblement, incendiaire, anarchiste, contrefacteur, dadaïste, illusionniste, portant droit dans les yeux le témoignage de ce refus global de toute cette France défaite partiellement dans sa bofitude et à l’impossibilité de s’y soustraire… Jean Claude Delalande cherche en son spectateur l’approbation d’un complice, d’un frère, d’un regardant toujours ému de son spectateur, quelque soit la mise en scène, du fond des yeux, comme pour dire silencieusement toute la charge mentale de sa présence au monde, de son irréalité, de sa foi d’homme du quotidien à l’ouvrage (Tapiès) de cet art brut qui est art poétique, art de la rue, art du temps, photographie contemporaine…. comme une réponse à ces français moyens, digérants le journal télévisé. C’est un temps d’avant la disparition, un temps qui, métaphoriquement reste aujourd’hui le notre, dans la montée des réactions, où se dégueulent, sans culpabilité, les ivresses nauséeuses, la fascination pour l’ombre et ce temps des assassins…
Il y avait bien une actualité fondamentale à reconnaître ce travail autour de la famille dans ce contexte social et politique, où, un simple citoyen décide de se mettre en scène avec sa famille, dans son quotidien, toujours ambivalents, et de le faire avec présences, complicités, jeux, dans une relation à l’intime qui déborde soudain, en tant que signe social la façon dont nous pouvons le recevoir, dans un retour du miroir où nous pouvons, nous aussi, nous reconnaître. Jean Claude Delalande est un cousin du théâtre du Splendid, les bronzés ne l’auraient pas renié…
Chez Jean Claude Delalande, tout fluctue, tout tangue, tout s’affirme pour s’inscrire dans l’épaisseur du temps de la photographie, le temps, l’heure, l’humeur, le contexte, le roman, ce qu’il se passait à ces moments là, le montage de l’armoire Ikea tournerait bien au drame dans l’injonction de ce confort du home sweet home, tout déraille soudain ou pourrait dérailler, si le photographe ne mettait en scène, assez justement ces « bugs » des quotidiens, ces injonctions publicitaires obséquieuses, comme pour s’en laver, s’en débarrasser, quand la crise de nerfs est au rendez-vous et que ça pourrait tourner vinaigre, vraiment…. c’est là que tout un public se retrouve, adule, adopte cette montée soudaine de l’image par sa capacité à exploser comme une bombe les repaires sociaux et le confinement mental que proposent ces injonctions publicitaires, politiciennes, autant d’incursions du règne de la marchandise, déguisées en ce mal de vivre petit bourgeois, hors de l’idéalité des jeunes années; les frères Marx dans leur film Le Grand Magasin ne feront pas autre chose, que de dynamiter cette société de l’hédonisme de la marchandise et du premier acte politique de tout américain, qui, même en période de crise, est BUY…
La Famille est devenue un laboratoire, une source potentielle d’histoires, un vivier excitant de création; reste à formuler plus ou moins et à mesurer cette soif de réalisations au bonheur des jours et aux tensions qui traversent l’histoire de cette famille dans son cours non linéaire, abrasif, critique. Le support de l’intimité est relayé par l’empreinte sociale, l’appartenance de classe, l’idéologie qui en règle la liberté et la conscience. Le photographe se cogne à cette référence, s’en empare , à la fois pour situer son a propos et pour faire preuve de son existence comme de son art, jouant d’une poésie particulière, silencieuse, keatonienne, l’absurde et le nonsens sourdent « dangereusement » …Il ya un film muet dans chaque composition, une amande impérissable qui sommeille, un jeu de cache-cache, une invitation a entrer dans l’image…
Si ce cadre est devenu pour l’homme, un sujet de plaisanteries, d’auto-fiction, d’inadaptation, de refus, un corpus de situations banales s’est crée à travers les quotidiens, autant de pages qui disent, qui racontent… Je vois bien, qu’au fil du temps, parfois une fièvre prend corps, soudain, la fréquence s’accélère; il s’agit de mettre en scène ces quotidiens dans cette distanciation et cet allégement, pour faire film, roman, album, photographie, document, traces, preuves versées au dossier de l’absurde de l’époque, mais toujours avec abîmes..
Comment ne pas comprendre alors que Jean Claude Delalande ne se réveille pas en plein cauchemar, au milieu de la nuit, s’allume une si j’arrête, définit sa prochaine mise en scène, insomnies chroniques et fantômes feront parties du pestacle..! L’urgence de cette humeur vagabonde, fait cours, respiration, déséquilibre, ça lance comme une rage de dent, un point de côté, il faut opérer!!! docteur… Il faut retrouver un équilibre, tout se dérègle, tout s’enflamme, le feu est bon prince, on brûle ici!
C’est sans doute pourquoi le photographe construit son image à l’équilibre, comme un prestidigitateur, un funambule, un homme de la balle, ce clown blanc, triste, qui vous regarde au fond de l’âme, comme un corps perdus dans le décor …et qui vous somme d’être là, entier, tout entier, pas à moitié, fervent, communiant, délirant aussi, affaire de religions, de transes, de traversées des ombres…. Yaquelqu’un.la dedans, on frappe à la porte…
C’est un travail au long cours..
…..et puis ça repart, ça se tend, la vie est un roman. Une saga nait petit à petit, une aventure sur 30 ans, on pense à toutes ces séries TV produites, on se prend à rêver qu’il y ait une qui ressemble à celle de Jean Claude Delalande, même motricité keatonienne, même envoutement solide, même secret enfoui, même grâce, même légèreté inquiétante, même disposition à rire de tout ça…même nonsense irréductible; « passer le miroir formule de cette réponse médiante à toute action de création quand elle prend à revers le fil d’une époque, sur le fond, comme une immense ballade au rire sourd, très déraisonnable.
Jean Claude Delalande n’est pas un théoricien, un photographe plasticien, un intellectuel; il ne joue pas dans la même cour que Nicole Gravier et Hannah Collins, il n’a pas fait les Beaux Arts, pas pratiqué l’art pour l’art, le langage critique, c’est une metteur en scène de l’image fixe, un poète de l’absurde, un comédien à l’humour décapant. Ce qu’il met en scène en fixant toujours la caméra droit dans les yeux, où, bien sur il est son propre acteur, sans concession, où il se met en scène dans ce contexte familial, dans une perversion de la référence sociale, dans un coup de feu. Pan,!, on tire ici a balle réelle…. le coup part, trois morts à Collombey..
Pascal Therme, le 21 Octobre 2024
Hannah Collins, Jean-Claude Delalande et Nicole Gravier, lauréats Viviane Esders 2024