Lundi, alors que Bernie Sanders était sur le point de remporter la primaire du New Hampshire, le présentateur de “Meet the Press”, Chuck Todd, en a profité pour se plaindre des partisans en ligne du candidat, citant un écrivain de droite qui les appelait la «brigade de chemises brunes numériques» de Bernie.

Le langage était extrême, surtout compte tenu du fait que la famille élargie de Bernie a été tuée dans l'Holocauste par de vrais nazis, mais le thème n'était pas nouveau : un spécialiste des informations sur le câble ou une autre personnalité des médias traditionnels compare les partisans de Bernie en ligne à une foule dangereuse, motivée par le mépris et conduite à la cruauté, que seuls les remparts du centrisme peuvent empêcher de prendre d'assaut la forteresse.

L'une des raisons pour lesquelles ce thème est si populaire est que la classe des experts professionnels est véritablement surprise et piquée par le phénomène de l’irruption dans leur champ d’expertise de gens ordinaires qui, en ligne, disent leur désaccord avec eux sur la politique. On détecte une note de blessure dans la complainte de Chuck Todd quand il dit : «Nous avons tous été attaqués par la brigade en ligne de Bernie.» En fait, seulement trois jours avant, Todd avait fait face à une réaction en ligne des partisans de Bernie après avoir défendu l’honneur des milliardaires à l'antenne. Il exprimait sans aucun doute un grief personnel.

Pour comprendre pourquoi les personnalités des médias grand public laissent si souvent glisser qu'elles se sentent énervées et blessées par les supporters en ligne de Bernie, nous devons enregistrer deux changements culturels majeurs récents. Premièrement, les médias sociaux ont modifié la dynamique fondamentale du journalisme politique et de l'opinion. Alors que, pendant des décennies, avoir des opinions sur la politique en public était le domaine d'une profession bien rémunérée et généralement respectée, c'est maintenant l’affaire de millions de personnes qui n'ont pas le pedigree et les relations nécessaires.

La plainte sur la «Brigade de Bernie» est, au moins en partie, un hurlement de frustration de la part des experts mainstream, qui s'étaient habitués à fournir des évaluations sans être eux-mêmes évalués - ou, du moins, pas d’une manière qui pouvait parvenir jusqu’à eux. Sur les réseaux sociaux, en particulier Twitter, les gens non seulement sont en désaccord avec eux, mais se moquent d'eux. Rien n'est aussi menaçant pour les professionnels que l'irrévérence de masse. Tout l'intérêt des experts repose sur le fait que leur opinion est censée avoir du poids, être prise au sérieux par les gens ; les médias sociaux menacent d'exposer leur autorité comme une farce.

Mais cela ne répond pas à la question: pourquoi montrer du doigt les supporters de Bernie ? C'est là qu'intervient le deuxième changement social majeur. En même temps que les gens ordinaires trouvent de nouveaux lieux pour enregistrer leur désaccord et leur désapprobation, la conscience de classe est en augmentation. Grossièrement définie, la conscience de classe signifie la conscience que vous appartenez à une classe, que votre classe est en lutte avec une autre classe, que les privilèges dont jouit l'autre classe se font aux dépens de votre classe, et que pour que votre classe progresse, elle doit se battre avec l'autre classe. Il va sans dire que cela implique nécessairement un certain degré d’antagonisme.

Les médias traditionnels appartiennent à la classe capitaliste et ont toujours été les porteurs d’eau des riches. Plus la conscience de classe augmente, plus les médias traditionnels sont donc critiqués pour leur parti pris évident de classe. Par la nature même de sa campagne, les partisans de Bernie Sanders sont le bloc le plus conscient des classes aux États-Unis. Ils sont donc les plus susceptibles d'être critiques lorsque, par exemple, quelqu'un comme Chuck Todd explique pourquoi les milliardaires sont une caractéristique bonne et nécessaire de la société.

En somme, la dynamique de classe interne de l'industrie des médias l'a amenée à entrer en conflit ouvert avec le nouveau mouvement ouvrier qui s'est fusionné autour de la campagne de Bernie Sanders, et les plateformes de médias sociaux ont facilité l'expression de ce conflit qui blesse dans leur ego les meilleures personnalités de l'industrie, et remet en cause leur profession. C'est pourquoi ils n'aiment pas les supporters de Bernie. Tout le reste n'est qu'une justification ex post facto pour s'en prendre à la multitude gênante.

Mais nous nous tromperions en ramenant tout à un simple réflexe de défense. Tout comme le storytelling de «Bernie bro» a été élaboré dans le cadre de la campagne Hillary Clinton, il est probable que les gens qui veulent vaincre aujourd’hui Sanders et son mouvement aient décidé intentionnellement de marteler le thème de «L'essaim en ligne de Bernie». C'est-à-dire que tout cela n’exprime pas seulement panique et mépris de leur part. Il s’agit aussi probablement, au moins en partie, d'une stratégie.

Et si tel est le cas, nous devons créditer les adversaires de Sanders d’une certaine intelligence, parce qu'il est stratégique. Le stratège républicain Karl Rove disait qu'il vaut mieux frapper vos adversaires non pas là où ils sont les plus faibles, mais là où ils sont les plus forts. Si vous voulez éliminer un candidat, identifiez son principal argument de vente, et balancez de la boue dans les eaux qui l'entourent. Ce sont des conseils décents.

La plus grande force de Bernie est sa grande base de soutien dévouée. Il a le soutien le plus «fidèle» de tous les candidats de loin : ses partisans croient en sa vision politique et ils ne font pas du shopping. Ses partisans prennent également à cœur son slogan «Pas moi, nous». Ils croient qu'ils font partie d'un mouvement - que la victoire de Bernie crée de nouvelles opportunités pour l’emporter dans leurs luttes.

Si Bernie remporte la présidence, ses principaux partisans ne s'attendent pas à ce qu'il agisse simplement en leur nom. Au lieu de cela, contrairement à la base de fans d'Obama en 2008, ils ont largement internalisé l'idée qu'ils devront s'organiser et se battre pour les soins de santé, le logement, l'éducation, une retraite sûre, une planète durable, la justice sociale et la paix. Et ils croient que le combat a déjà commencé, sous la forme de la campagne elle-même. Ses principaux partisans ne recherchent pas un candidat; ils essaient de transformer la société. C'est une dynamique différente de celle de toute autre campagne politique, et plus difficile à battre.

Donald Trump comprend. Mardi, il a déclaré : «Franchement, je préfère comme adversaire Bloomberg à Bernie Sanders, car Sanders a de vrais adeptes. Que vous l'aimiez ou non, que vous soyez d'accord avec lui ou non - je trouve que c'est terrible ce qu'il dit. Mais il a des partisans. » Bernie s'opposerait à la qualification de ses partisans de partisans, mais le point est là.

C'est donc le point fort de Bernie. Si vous utilisez le scénario de Karl Rove, comment transformez-vous cette force en faiblesse? Il y a deux façons: Premièrement, vous pouvez vous concentrer sur un épiphénomène peu flatteur. Parce que Bernie a la plus grande base de supporters auto-identifiés, et parce qu'ils ont généralement accès à Internet, il n'est pas impossible de trouver des exemples de supporters de Bernie qui se comportent réellement mal en ligne. Une tactique consiste à les présenter comme emblématiques de l'ensemble du mouvement. Cela peut être accompli en trouvant, par exemple, une poignée de commentaires sexistes et en les utilisant pour démontrer que les partisans de Bernie ont tendance à cibler les femmes, ou en prétendant avoir été harcelés par eux alors qu'en fait vous n'avez été qu’insulté.

La deuxième façon de retourner le script est de projeter l'ensemble du phénomène central sous un jour négatif. Les gens pour qui résonne le message de Bernie ne considèrent pas la politique comme un passe-temps et ils ne sont pas doux. Il est possible de refondre leur passion personnelle et le caractère politique de masse de leur mouvement en le présentant comme un exemple effrayant de populisme de type Trump, d'un culte effrayant, d'une foule chaotique, ou d'une colonne de combat autoritaire. Il est possible de recadrer leur message de compassion et de solidarité dans la lutte comme un message de division et de haine. C'est ce que Chuck Todd a choisi de faire. Qu'il mette en œuvre une stratégie intentionnelle ou qu'il soigne simplement sa fierté blessée importe peu: cela a l'effet envisagé par Karl Rove, transformer par la rhétorique un avantage en un inconvénient potentiel.

Si vous avez fait du démarchage tout le week-end dans le froid, si vous avez donné de l'argent durement gagné à une campagne qui, selon vous, a le potentiel de transformer votre vie, si vous avez enfin l'impression que le pays est sur le point de sortir de son capitalisme et du coma de son acceptation par réalisme,  et vous essayez aussi fort que possible de contribuer au mouvement qui le fait s'éveiller, il peut être démoralisant de vous voir caricaturé en tant que bigot, dupe ou tyran. Cette démoralisation est au moins une partie du problème.

Mais vous avez le choix. Vous pouvez les laisser vous faire honte de votre enthousiasme et de vos convictions, ou vous pouvez redoubler d’efforts parce que vous comprenez que leurs attaques signifient que vous êtes sur le chemin de la victoire.

Redoubler ne signifie pas être plus méchant sur Twitter, bien qu'à mon avis, vous n'avez pas non plus la responsabilité d'être un peu plus gentil avec les experts qui justifient et défendent l'existence des milliardaires. Cela signifie que quelle que soit la façon dont vous choisissez de vous engager en ligne, vous devez vous organiser. Cela signifie que vous devez solliciter, téléphoner, faire un don et rejoindre une organisation qui incarne les idéaux les plus élevés de la campagne et, à la fin, gagner ou perdre.

Cela signifie que vous devez travailler pour mener à bien ce mouvement, avec une passion et une fureur que vos adversaires peuvent à peine comprendre, et encore moins éteindre.

Jour De Meagan, le 13 février 2020
L’article de Jacobin en version originale/traduction de L’Autre Quotidien