L'AUTRE QUOTIDIEN

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La démocratie française survivra-t-elle à 2017 ? par Véronique Valentino

Certes, on est à trois mois de la présidentielle. Mais ce que dit le débat politique actuel de notre démocratie est franchement inquiétant. Aujourd’hui, les propositions des candidats à la candidature, à droite et même parfois à gauche, si elles sont mises en œuvre, pourraient bien changer la nature de notre régime politique. Dans ces conditions, peu importe qui fut le gagnant des primaires, le fonds de l'air (et la masse probable des députés) est froid pour la démocratie. Et comme nous savons qu'un attentat peut survenir à tout instant, ramenant le climat qu'on sait, nous ne sommes pas optimistes.

Des candidats à la primaire de la droite qui proposent de changer la constitution et de renégocier la convention européenne des droits de l’homme -une priorité pour Sarkozy-, d’autres qui proposent de court-circuiter le parlement pour gouverner par ordonnances ou à coup de référendums, et ceux, de droite comme de gauche, qui plaident pour un septennat unique, afin que le gouvernement puisse légiférer sans avoir à se soucier de l’opinion publique ? Voici des questions qui sont réputées totalement imbitables pour le commun des mortels (quel mépris !) et qui, de fait, font rarement les gros titres. On va donc faire le test et parier que vous lirez cet article jusqu’au bout.  Car la mise en œuvre de ces propositions risque bien de modifier en profondeur la nature du régime politique dans lequel nous entrerons en mai 2017.

Interner préventivement : une rupture de l’état de droit

C’était le 9 octobre 2016 au Zénith à Paris. En pleine campagne pour les primaires de droite, Nicolas Sarkozy annonce, devant 6 000 de ses partisans, qu’il internera, à titre préventif, les plus dangereux des fichés S dans des centres de rétention administrative. Il annonce même un référendum sur cette question le 18 juin 2017. Rappelons tout de même qu’on parle d’individus soupçonnés mais pas condamnés. Les fiches S sont des outils dont disposent les services de police pour "procéder à la surveillance de ceux sur lesquels ne repose aucune incrimination pénale, mais qui peuvent, par leur activité, représenter à un moment ou à un autre un risque de trouble à l'ordre public ou une atteinte à la sûreté de l’État". Or, le Conseil d’état s’est déjà prononcé sur le sujet. Il a jugé, dans un avis du 17 décembre 2015, qu’il "n'est pas possible d'autoriser par la loi, en dehors de toute procédure pénale, la rétention, dans des centres prévus à cet effet, des personnes radicalisées, présentant des indices de dangerosité et connues comme telles par les services de police, sans pour autant avoir déjà fait l'objet d'une condamnation pour des faits de terrorisme".

L’internement préventif des fichés S n’est pas seulement porté par Nicolas Sarkozy, qui prévoit un référendum sur le sujet dès juin 2017, s’il est élu, mais aussi par Jean-François Copé et Bruno Le Maire. Pour ce dernier, « en matière de terrorisme, la prison préventive doit devenir la règle ». Cette mesure irait encore plus loin que le camp de Guantanamo, qui ne concerne pas les citoyens américains… Surtout, la base de tout système judiciaire d’une société qui se veut démocratique, c’est de n’autoriser la privation de liberté que pour les personnes condamnées à des peines de prison. L’internement à titre préventif est donc par nature contraire à l’essence de ce qu’est une démocratie et ce, depuis l’acte d’habeas corpus, voté par le parlement anglais en 1679. L’habeas corpus énonce une liberté fondamentale, celle de ne pas être emprisonné sans jugement.  Il est à l’origine de la première déclaration des droits, le bill of rights anglais de 1689, dans la mesure où ce droit de ne pas être arrêté ou emprisonné de façon arbitraire conditionne tous les autres…

La droite à l’unisson contre le regroupement familial

Sarkozy, qui est avocat, ne peut pas ne pas savoir que cette proposition est contraire à la constitution, au droit européen et à la Convention européenne des droits de l’homme. C’est pourquoi, toujours dans son discours du 9 octobre, il propose non seulement un référendum, mais aussi de renégocier la CEDH, « une priorité de la diplomatie française », selon l’ex-président et candidat aux primaires de la droite. Une renégociation qui vise également à permettre une atteinte au regroupement familial, le droit à vivre en famille étant là encore garanti par toutes les déclarations des droits de l’homme et par la constitution. Et pan ! Re-référendum côté Sarkozy. Mais pas seulement. Le regroupement familial est en effet accusé par l’ensemble des candidats de droite, qui racontent n’importe quoi sur le sujet, d’être le cheval de Troie de l’immigration en France. Et de balancer des chiffres totalement fantaisistes, chez Sarkozy (on s’y est habitué), mais aussi chez Juppé, alors même que la France a été condamnée pour ses manquements dans ce domaine. Tous à droite souhaitent, au moins, le durcir, quand il ne s’agit pas de le suspendre, voire de le supprimer pour Jean-Frédéric Poisson, ce qui est plutôt paradoxal pour un candidat démocrate-chrétien qui défend la famille...

Précisons également, que la quasi-totalité de la droite souhaite réformer le droit du sol (excepté Le Maire et Kosciusko-Morizet), y compris ceux qui passent pour des modérés, comme Juppé. Le droit du sol est pourtant la règle depuis 1515 : était sujet du roi de France toute personne née en France, y compris de parents étrangers. Le code civil napoléonien reviendra dessus en 1804, mais la IIIe République le rétablira en 1889, il est vrai pour grossir les bataillons de ses armées. L'enfant né sur le territoire, d'un père né ailleurs, devient français à sa majorité, tant qu'il réside en France. Depuis le 20e siècle, ce principe n’a été écorné que deux fois : sous Vichy et sous Balladur, avec les lois Pasqua, abrogées sous Jospin. Mais voilà : pour cause de primaires à droite, voici Juppé sur la même ligne que Sarkozy, qui exige un casier judiciaire vierge, veut l’empêcher pour les enfants de parents présents illégalement sur le territoire, Copé qui la subordonne à un examen de français entre 16 et 18 ans, et Jean-Frédéric Poisson qui veut sa suppression pure et simple.

L’état d’urgence est une drogue dure

On aimerait que les médias « mainstream » expliquent ou, à tout le moins, la classe politique, particulièrement quand elle se dit de gauche, qu’on parle tout de même de libertés fondamentales et d’un principe constitutif de la nation française. Pour les premiers, on peut souhaiter qu’ils le rappellent aux candidats à la candidature qui défilent chez eux à longueur d’antenne. Quant à la gauche qui nous gouverne, elle est malheureusement mal placée pour faire la leçon à une droite décomplexée. N’a-t-elle pas soutenu, lors d’une séquence hallucinante et avortée, une atteinte à ce droit du sol, avec la déchéance de nationalité pour les bi-nationaux ? N’a-t-elle pas jugé légitime d’interroger le Conseil d’Etat sur la possibilité d’interner les fichés S ?  N’a-t-elle pas informé le Conseil de l’Europe qu’elle envisageait d’enfreindre les droits humains inscrits dans la Convention européenne des droits de l’homme, à la suite de la proclamation de l’état d’urgence ? Il est vrai que l’état d’urgence, prolongé quatre fois depuis novembre 2015, jusqu’à janvier 2017, a contribué à brouiller le cadre légal en matière de libertés. Au lendemain du 22 juillet 2016, alors que l’état d’urgence était prorogé pour six mois et non plus trois, jusqu’à janvier 2017, l’ONG Human Rights Watch rappelait que la France s’était déjà doté d’un arsenal juridique anti-terroriste permanent assez conséquent. Le pire est sans doute qu’en instaurant une logique du soupçon généralisé, une ère des suspects, comme le dénonçait le défenseur des droits, il devient de plus en plus difficile d’espérer sortir de cet état d’exception. Nous nous sommes habitués à l’état d’urgence, que le gouvernement a même envisagé de constitutionnaliser, comme à une drogue dure. Et il faut craindre que, pour en sortir, on introduise les mesures d’exception dans la loi commune. Ce qui était déjà le cas avec la dernière loi anti-terroriste votée entrée en vigueur en juin dernier.

Mais la grande victime de l’état d’urgence c’est le débat politique français. On en a vu les conséquences au moment des manifestations contre la loi travail ou lors de la COP 21. Le débat politique s’est tellement durci que l’expression « droitisation de la société française » ressemble aujourd’hui à un euphémisme, à tel point que le sociologue Michel Wieworka pouvait interpeller, fin 2015, sur la « gauche introuvable ». A l’heure où le prisme sécuritaire et la peur dominent, où l’agenda politique est dicté par l’extrême-droite, les voix de gauche sont à peine audibles.  N’y a-t-il pas de quoi s’inquiéter quand une figure comme celle d’Alain Juppé est censé incarner le centre, voire une partie de la gauche ? Et ce, avec la bénédiction des Inrocks qui lui ont complaisamment offert leur Une, oubliant les manifestations monstres de fin 1995 contre le plan qui portait son nom ? Juppé qui caracole en tête des intentions de vote à la primaire de droite et qui peut s’offrir à peu de frais une image de centriste, alors qu’il veut lui aussi, comme en 1995, gouverner par ordonnances, qu’il est favorable, nous l’avons déjà dit à la réforme du droit du sol, au durcissement du regroupement familial, à la dégressivité des allocations chômage, à la suppression de l’impôt sur la fortune, au retour à une durée légale du travail de 39 heures (ce qui se traduira par une baisse du salaire horaire réel !), mais aussi au retour des peines plancher et de la double peine, qui permet d’expulser un étranger condamné en France et qui n’a jamais vraiment disparu de notre droit.

Un président irresponsable devant les électeurs

Mais la cerise sur le gâteau, c’est l’idée d’un mandat unique en 2017. Qu’il s’agisse d’un quinquennat ou d’un septennat unique, le principe est le même : empêcher le chef de l’Etat d’être motivé par sa réélection. L’argument : les réformes à mener seraient tellement impopulaires, que le président devrait être libéré de tout agenda électoral. Or, ce qui est le plus dérangeant, c’est que cette idée est largement plébiscitée à droite (Fillon s’y est converti, mais aussi Gérard Larcher, Jean-Pierre Raffarin, Xavier Bertrand ou le très droitier Guillaume Peltier). L’idée est tellement répandue, qu’elle a même l’assentiment de Marine Le Pen qui en réclame la paternité. Même à gauche, elle fait florès. Arnaud Montebourg, qu’on a connu plus inspiré sur la nécessité d’une 6e république, ne jure plus que par le « septennat sec », tout comme les radicaux de gauche, mais aussi… Cécile Duflot. C’est pourtant la négation du principe même de la démocratie représentative. Imagine-t-on un président qui n’aurait aucun compte à rendre à ceux qui l’ont élu ? Rappelons que le président de la république française concentre entre ses mains plus de pouvoirs que le président des Etats-Unis, qu’il est libre de dissoudre l’assemblée nationale, sans être responsable devant cette dernière, et ne peut être traduit en justice pendant son mandat. A tel point que les constitutionnalistes ont forgé, pour le régime français, l’expression « régime présidentialiste ». Et à vrai dire, ce qui distingue, pour l’instant, ce président d’un dictateur au petit pied, c’est précisément qu’il est élu et qu’il s’appuie sur une majorité parlementaire. S’il n’est plus responsable devant les électeurs, s’il n’est plus tenu de rechercher le soutien d’une majorité parlementaire, qu’il prévoit de court-circuiter en gouvernant par ordonnances, est-on encore dans une démocratie ? C’est une question qui pourrait bien se poser avec acuité en 2017.

Véronique Valentino, L'Autre Quotidien le 3 janvier 2017