L'AUTRE QUOTIDIEN

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Moi, Polanski et ceux qui le soutiennent, par Véronique Valentino

On apprend ce matin, par un communiqué de son avocat, que Roman Polanski a finalement renoncé à présider la 42e cérémonie des César. Sa désignation avait entraîné le lancement d'une pétition et un appel au boycott. Si l'on doit se réjouir de ce revirement, le problème de la tolérance de la société française à l'égard du viol reste entier. Dans cette tribune, j'aimerais expliquer pourquoi en quoi cette décision me concerne et pourquoi elle n'épuise pas le débat.

Les protestations, pétitions et appels au boycott n'auront donc pas été vains. Après un mauvais feuilleton qui aura duré près d'une semaine, Roman Polanski a fait savoir, par un communiqué de son avocat, qu'il déclinait l'invitation à présider la 42e cérémonie des Césars, qui doit avoir lieu le 24 février prochain. Une polémique jugée "déplacée" par le réalisateur -toujours poursuivi par la justice américaine pour le viol d'une mineure de 13 ans en 1977 (1)-, avait suivi cette décision calamiteuse de l'Académie des Césars, annoncée le 18 janvier dernier. D’un côté le réalisateur plusieurs fois récompensé un peu partout pour ses films, défendu par une grande partie de la grande famille du cinéma français. De l’autre, des féministes qui dénoncent une culture du viol, sa banalisation, qui appelaient à signer une pétition pour sa destitution et à boycotter la cérémonie des Césars. Il est heureux de constater que, contrairement à ce qui s'était passé en 2009 -lorsque le réalisateur franco-polonais avait été arrêté alors qu'il se rendait au festival de Zurich pour y recevoir un prix pour l'ensemble de son œuvre-, la parole des féministes a cette fois-ci pesé dans la décision du cinéaste et de ses conseils. Alors pourquoi revenir sur cette histoire, me direz-vous, puisque le principal protagoniste de l'affaire a jeté l'éponge ? Tout simplement parce que, si les soutiens de Roman Polanski s'expriment de façon beaucoup moins décomplexée qu'à l'époque, la polémique n'est pas totalement éteinte. La meilleure preuve de cela ? Seule la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes -il est bien entendu que tout cela va ensemble- avait condamné cette décision de l’Académie des Césars. L'actuelle ministre de la culture Audrey Azoulay et l’ex-ministre de la culture Aurélie Filippetti, avaient elles pris clairement position pour le cinéaste, en expliquant que Roman Polanski est un cinéaste de grand talent, ce que personne ne conteste, et que les faits sont anciens, argument moins recevable. Sa victime lui ayant pardonné -après un arrangement financier au civil- il n’y aurait donc plus eu de raisons de s’émouvoir. Je peux comprendre la position de Samantha Geimer (Samantha Gailey à l'époque), car au nom de quoi une victime de viol devrait-elle être exemplaire ? Chacune réagit avec sa sensibilité et aux mieux de ses intérêts. Mais j’observe, quand même, que cette femme a toujours soutenu qu’il y avait eu viol. Lorsque les thuriféraires de Polanski rappellent à quel point la presse de l'époque l'a voué aux gémonies, s'émeuvent-ils seulement des attaques dont la victime et sa famille ont fait l'objet ? S'émeuvent-ils des arguments de la défense de Polanski à l'époque qui  à l'époque, accusait Samatha Geimer de n'être plus vierge et avait le front de déclarer : "nous voulons savoir quand et avec qui elle a eu des relations sexuelles ? Tandis que le Polanski de l'époque ajoutait, pour se justifier, "she was not unresponsive". 

Je saisis l’opportunité de cette tribune pour faire mon outing. Oui, j’ai été victime d’agression pédophile et aussi de viol. J’imagine que, disant cela, ma parole s’en trouve instantanément dévaluée. Pensez donc, si je m’exprime, c’est pour des raisons bassement personnelles. On me dira qu’il est franchement de mauvais goût de déclarer ce genre de choses publiquement, que je ne peux pas prétendre à l’objectivité -mais pourquoi le devrais-je et les personnalités du monde du cinéma le sont-elles, objectives ?- et que le fait d’être une victime ne donne aucunement la légitimité de s’exprimer sur ce sujet. Ou encore que je confonds tout et fais de ma propre souffrance l’étendard d’un combat qui n’a pas lieu d’être. Il est clair qu'il y a surtout des coups à prendre à travers ce outing. Mais je finis par trouver insupportable qu'il soit presque honteux de parler de ce que l'on a subi en tant que victime de viol et d'agression sexuelle. Alors oui, j'aimerais que la décision du réalisateur du "Pianiste" marque un tournant dans la perception que notre pays a des violences sexuelles et de ceux et celles qui les subissent. Mais je n'en suis pas certaine. La parole des victimes continue à n’avoir qu'une valeur très relative et à déranger. Il faudrait fermer sa gueule, sous peine de passer pour une obsédée, assoiffée de vengeance, voire une frustrée et une mal-baisée, termes qu’on réserve habituellement aux femmes lorsqu'elles s'expriment sur ces sujets. Mais non, quelque chose en moi résiste . Et me pousse à parler pour dire l’horreur qui m'a saisie lors de l'annonce de la désignation du cinéaste franco-polonais, que ce genre de débat me laisse chaque fois exangue. Et cela, quoiqu'ait pu en dire Aurélie Filippetti, pour qui "il ne faut pas donner plus d'importance que ça n'en a à une cérémonie télévisée et professionnelle sur le cinéma". J’ai donc dû supporter les posts « d’amis Facebook » rappelant à quel point s’indigner était déplacé, que c’était une « polémique à deux balles », que le talent de Polanski justifiait pleinement cette nomination, que les féministes se trompent de combat (merci Eric Mettout de l’Express) et aussi à quel point cette mise en accusation récurrente est insupportable pour sa femme et ses enfants.

Précisons que les soutiens de Polanski n'ont pas entièrement désarmé. Selon Le Parisien du 21 janvier, qui cite un professionnel du cinéma qui préfère conserver l'anonymat "personne ne veut dire du mal de Polanski parce qu'il est une icône et que tous les acteurs rêvent de tourner avec lui", tandis que le représentant de plusieurs acteurs importants explique que "si un comédien le critique, il va passer pour un traitre dans le milieu". Étrange omerta que celle du milieu du cinéma français, sans doute liée au carnet d'adresses bien fourni d'un réalisateur au palmarès exceptionnel. Rappelons que les seuls qui ont accepté de s'exprimer sur cette affaire, l'ont fait en faveur du cinéaste, âgé aujourd'hui de 83 ans. "C'est un homme de valeur", selon Jean-Pierre Mocky. Quant à Alexandre Arcady, il regrettait ce matin qu'il n'y ait pas eu de contre-pétition, après avoir déclaré avec une certaine emphase "on crée une polémique autour d'un père de famille qui est l'honneur de notre cinéma". Autant de prises de position qu'il aura fallu supporter, tandis qu'on dénonçait les féministes, coupables de cracher dans la soupe. Cette affaire s'ajoute à bien d'autres ayant touché des hommes politiques, dont certains ont conservé leurs mandats, comme Denis Baupin ou Jean-Michel Baylet. Car l'affaire Polanski n'est pas survenue comme un coup de de foudre isolé dans un ciel serein. Non, notre pays a toujours, au nom du respect de la vie privée, toléré les agressions à l'égard des femmes. Qu'on pense, par contraste, aux Etats-Unis où le nom de Nate Parker, le réalisateur d'un "Birth of a Nation", grande fresque sur l'esclavage, est entaché par une affaire de viol datant de dix-huit an, qui a refait surface et obère totalement ses chances d'être oscarisé.

Il en va autrement en France, où un Philippe Caubère expliquait que la pétition demandant la destitution de Roman Polanski, « est UNE HONTE !!! Une insulte aux femmes violées, au féminisme, à la démocratie, au bon sens, à cette pratique -décidément merdique- des pétitions, à la justice humaine et politique, au cinéma, à l'un de ses plus grands artistes, de ses plus grands hommes, à l'art enfin et tout simplement ! ». De quel droit s’arroge-t-il le droit de parler au nom des victimes de viol ? Comment ose-t-il parler de féminisme ? Il faut y ajouter les déclarations de Gilles Lellouche et de François Berléand. Ce qui montre cependant que la logique a changé depuis 2009, lorsque les professionnels du cinéma les plus en vue se bousculaient pour signer une pétition en faveur du cinéaste, c’est que ces deux personnages ont pris soin, cette fois, de commencer tous deux leurs déclarations par « je ne suis pas en train d’excuser les faits » ou « je ne cautionne pas ce que Polanski a fait il y a quarante ans », mais… Et c’est justement ce mais, qui passe mal. Selon ces deux hommes, les faits sont là, mais ils n'auraient pas dû interférer avec la désignation de Roman Polanski comme président de la 42e cérémonie des Césars. Il faut se rappeler les paroles calamiteuses d'un Finkielkraut ou d'un Costa Gavras, pour qui, le fait que la jeune modèle faisait plus que son âge aurait justifié les agissements de Polanski. On rappellera aussi le documentaire, entièrement à décharge de Marina Zenovitch "Polanski : wanted and desired", auquel ceux qui défendent le cinéaste continuent de faire référence. 

Il faut faire un sort à cette légende qui voudrait que Polanski ne puisse être un violeur parce que c’est un grand artiste, parce qu’il est sympathique, parce que c’est un bon mari et un bon père. Imagine-t-on que les violeurs sont tous des disciples de Jack l’éventreur, des brutes tatouées qui torturent des animaux depuis leur tendre enfance et puent la testostérone à des kilomètres à la ronde ? Non. Le mien était charmant, apprécié par de nombreuses personnes, et même intelligent et drôle. A vrai dire, c’était mon petit ami de l’époque. Mais cela ne l’a pas empêché de me violer. Il m’a ensuite fallu des années pour pouvoir mettre le mot viol sur ce qui m’était arrivé. Précisément parce que c’était mon petit ami…. A l’âge de huit ans -c’était en 1971- j’avais déjà été agressée sexuellement. Par un plombier. Lui aussi avait une femme et des enfants. Vous me direz qu’il y a, dans ces affaires de « plomberie », quelque malignité. Il m'a fallu attendre l'âge de 30 ans pour en reparler à ma famille, restée sans réaction à l'époque.  Une époque où l'on ne parlait pas de ce genre de choses et où certains plaidaient pour que le corps des enfants ne soit plus un "sanctuaire". Là encore, on me dira que ce sont des affaires anciennes et que la tolérance à l'égard des agressions pédophiles a nettement diminué. Mais il reste beaucoup à faire.

Aujourd’hui, seules 10% des victimes de viol portent plainte. Et sur 100 plaintes, seules 10 aboutiront à une condamnation. Le viol a pourtant été reconnu comme un crime passible des assises, puni de 15 ans de prison. Mais dans la réalité, les jugements ont lieu en correctionnelle, les actes étant souvent requalifiés en agressions sexuelles, et les peines sont dérisoires. Surtout quand on considère à quel point la procédure est difficile pour les victimes. Rappelons qu’en France, un viol est déclaré toutes les 40 minutes. Il y en aurait 206 par jour. Mais leur nombre réel est bien supérieur. Une enquête de victimisation (le nombre de gens qui, interrogés, se déclarent victimes) estime que 75 000 personnes sont violées chaque année. Encore faut-il préciser que dans ces enquêtes, seules les femmes majeures sont interrogées. Une femme sur 10 de moins de 20 ans déclare avoir été agressée sexuellement. Dans 80% des cas, les viols sont commis par une personne connue de la victime et plus d'un tiers a lieu au sein du couple. Près de 57 % sont commis sur des mineurs, filles et garçons. 96% des auteurs sont de sexe masculin et 91% des victimes de sexe féminin. Vous en avez marre des chiffres ? Considérons-en encore un cependant : alors que les viols sont commis dans toutes les couches de la société, 90% des condamnés sont issues des classes populaires. Il y a donc manifestement, ici aussi, une justice de classe.

Pourtant, où sont les campagnes de sensibilisation contre ce phénomène massif qui traverse toute la société ? Certes, le Collectif féministe contre le viol a lancé, en novembre 2016, une campagne pour faire connaître le dispositif d’aide aux victimes. Un rapport du Haut-Conseil à l’Egalité dénonçait encore, en octobre 2016, la « grande tolérance sociale » dont bénéficie le viol dans notre société. Selon une enquête Ipsos publiée en décembre 2015, 40% des Français -ce qui n'est pas rien-, considèrent que des femmes qui ont eu une attitude provocante en public sont en partie responsables de ce viol. Et bien que la France ait ratifié en 2014 la convention d’Istanbul, contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, notre pays est très en retard dans la mise en place de dispositifs médico-légaux adaptés. L'issue de ce bras de fer engagé par les associations féministes et par tous les anonymes qui y ont pris part est pour moi un soulagement. Je n'aurai pas la prétention de parler pour d'autres, mais mes échanges avec d'autres femmes m'indiquent que je ne suis pas la seule. Saluons donc ce revirement qui montre que, quand même, les mentalités changent. Sans oublier à quel point il reste beaucoup à faire pour que la honte change de camp.

(1) A l'époque, Polanski avait plaidé coupable, devant la Cour de justice de Californie, pour "relations sexuelles avec une mineure". Les autres charges -fourniture de substance interdite, actes obscènes et lascifs sur mineure, perversion, sodomie et viol par usage de drogues- ayant été abandonnées.

Véronique Valentino, mis à jour le 24 janvier 2017


Photo : "Roman Polanski : Wanted and Desired", film de Marina Zenovich