“On n’a pas le droit de se plaindre", par André Markowicz
Comme souvent ces derniers temps, on ne peut qu’être choqué par ce que dit le Président, qui devient, hélas, de moins en moins « jupiterien » et de plus en plus à droite, et de plus en plus comme les autres. — Et, évidemment, comment ça, on n’a pas le droit de se plaindre quand la misère ne fait que croître, quand le chômage ne diminue pas, et ainsi de suite et ainsi de suite ?
Et pourtant, cette phrase, pour moi, elle a fait « tilt », parce qu’elle entre en écho avec cette pétition des « deux cents » sur le climat que j’ai signée, et plein, plein, plein de questions qui me roulent dans la tête.
Non, réellement, je pense que, nous, nous n’avons pas le droit de nous plaindre.
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D’abord, qui ça, « nous » ? Nous, les gens de ma génération, ceux qui sont nés, en Europe occidentale, et particulièrement en France (mais pas que), dans les années 50-60, jusque, disons, 75. Parce que, je le dis comme je le sens, nous avons été la génération humaine la plus heureuse de tous les temps. Depuis, peut-être, que l’humanité existe. Non, non, je suis très sérieux.
Nous, en France, nous n’avons pas connu la guerre. Mon père, caché pendant la guerre, échappé, par miracle, à une rafle, ou, grâce à la protection du proviseur de son lycée, à une autre, pendant toute sa vie, ne faisait qu’un cauchemar : il voyait des soldats allemands. Il m’avait dit un jour qu’il n’avait jamais d’autres cauchemars. Quand quelque chose n’allait pas dans sa vie, ils venaient le chercher, la nuit. — Ma mère, j’en ai parlé ici, a connu le Blocus de Léningrad. Mais elle, elle est née en Sibérie, ou sa mère et sa tante avaient été déportées, et son père, arrêté une première fois, a été arrêté une deuxième fois, elle ne l’a jamais connu, et il est mort. Et elle, en URSS, en tant que juive, alors même qu’elle était passionnée de littérature, elle n’a pas pu faire d’études de lettres, parce qu’elle est Juive, et même si elle était la meilleure élève de son école, elle n’avait pas le droit d’entrer en fac de lettres — juste parce qu’elle est née Juive. Et je n’ai jamais connu, moi, quoi que ce soit qu’on m’ait interdit de faire parce que ma naissance me l’interdisait.
Je n’ai jamais été coupable de naissance.
Et, je ne sais pas, j’ai l’impression que nous ne sommes jamais assez conscients de ça, de cette réalité première : non, nous n’avons pas connu la guerre. Et non, nous n’avons pas connu la dictature. Et qu’on ne me compare pas la situation actuelle en France et une dictature, — cette comparaison, je la prends comme une indécence absolue. Et, bien évidemment, ça ne veut pas dire que je suis heureux de ce qui se passe ici. Non. Ça veut juste dire que, si je parle, je ne pense pas que ça mette en danger physique de torture les gens que j’aime. —
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Nous avons vécu, nous, dans une situation de confort incroyable. — Quand mes parents ont emménagé dans un trois pièces, en 1965, je me souviens (j’avais cinq ans) de l’impression d’immensité que j’avais ressentie — une impression qui était la leur, je crois bien. Ensuite, en 1972, mes parents ont déménagé, dans la même résidence, dans un quatre pièces, parce que nous étions deux enfants. C’était, vraiment, un luxe. Ma mère avait, toute sa jeunesse, vécu dans un fragment de pièce d’un appartement communautaire ; mon père, dans un deux-pièces avec, naturellement, wc sur le palier et pas de salle de bains. Et aujourd’hui... — Je dis ça aussi. Juste les conditions matérielles....
Et les progrès de la médecine. Et le progrès dans la prise en compte de la douleur, des conditions matérielles. Evidemment que tout ça est très très relatif, que tout est constamment mis en cause par des diminutions budgétaires, mais, enfin, quand même — un séjour dans un hôpital public russe et dans un hôpital public français vous le montrera tout de suite : il n’y a pas photo. Et, oui, évidemment, la situation dans les urgences, chez nous, elle est terrible. Oui, oui. — Mais, ailleurs (pas partout !... ) c’est tellement, mais tellement pire.
Evidemment, nous avons connu le sida. Qui d’entre nous n’a pas eu des amis frappés par cette horreur ? Combien d’entre nous on vu mourir sous leurs yeux leurs amis ? Oui, bien sûr. Mais, avant, il y avait la tuberculose, et avant encore tellement, tellement d’autres calamités. Et comment prenait-on en cause la douleur, il y a cent ans, cent cinquante ans ?... — J'enfonce des portes ouvertes, mais je le fais exprès.
C’est vrai que, de ce point de vue-là aussi, nous avons une chance incroyable. Nous. Les gens de cinquante, soixante ans.
Et, moi, même, imaginez ça : quand j’étais petit, le chômage n’existait juste pas du tout. Ce n’était juste, autant que je m’en souvienne, pas une question. Tu voulais faire quelque chose, tu le faisais — enfin, tu essayais.
Et je ne parle pas de la situation de la femme — ici, en Occident. La mère de Françoise, devenue majeure, a été la première à avoir le droit de vote. Et, je l’ai rappelé ailleurs, les femmes n’ont eu le droit d’avoir un chéquier à elles, sans l’autorisation de leur mari, qu’au début des années 70... Et ça ne veut pas dire que l’égalité homme/femme soit assurée, et très très loin de là, et qu’il ne faut pas lutter, et lutter.
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Un jour, en Bretagne, nous parlions avec une vieille dame, qui avait travaillé toute sa vie dans ses champs, une dame complètement tordue de rhumatismes, le dos voûté — elle avait travaillé toute sa vie, toute sa vie, depuis son enfance. Elle appartenait à la génération de nos parents, — c’est sa génération à elle, les gens qui avaient vingt-trente ans en 45) qui, les premiers, soudain, ravageant les terres, détruisant les talus, faisant, comme ils disaient, du « rendement », se sont mis à pouvoir vivre de leur travail. «Ah », nous disait-elle, « sous Pompidou, nous étions très heureux ». Cette phrase me poursuit... Oui, la crise de l’agriculture, elle est venue après, comme résultat de ce travail acharné, avec l’incitation, déjà, de Bruxelles, et des grandes firmes de l’agro-alimentaire qui continuent de tout détruire, et qui perçoivent toujours plus d’argent pour détruire... Elle, cette dame, n’avait pas connu cette crise. Elle avait vu, soudain, que la disette avait disparu. Parce que, pour la génération de ses parents à elle, ce qui comptait d’abord, c’était de manger à sa faim. Et ce n’était pas donné tous les jours.
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Nous n’avons pas connu la guerre. — Ceux qui viennent après nous, la connaîtront-ils ? — De plus en plus, il apparaît que oui. Je veux dire, chez nous — pas à la télé, pas même en solidarité avec les victimes des guerres du monde. Oui, visiblement, il y aura la guerre. Parce que le système ne peut plus continuer comme ça, à cause de la raréfaction des ressources fossiles et de notre impossibilité à trouver autre chose (je ne vais pas discuter, là, maintenant, sur l’éolien et le solaire). — Et je ne parle même pas des haines nationalistes qui ne font que grandir.
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Et c’est vrai, vous savez, j’ai entendu une remarque qui m’a glacé, tellement elle était évidente : avant, quand nous étions petits, et que nous partions en vacances (nous partions en vacances !...), la première chose que nous faisions en arrivant à une station-service, c’est de laver le pare-brise (c’est l’employé de la station-service qui le faisait, en même temps qu’il remplissait le réservoir), parce qu’il y avait une quantité de petits insectes collés dessus. Maintenant, quand je prends la voiture, la vitre reste propre. Et j’ai l’impression que, là-dedans, il y a comme une image de la grande catastrophe qui se déroule autour de nous. Il n’y a plus d’insectes, donc il n’y a plus d’oiseaux.
Et, bien évidemment, le réchauffement. — Si les glaces fondent (et elles fondent, très très vite), les villes côtières disparaissent. Et pas que ça. On parle de deux millards de personnes, au moins, qui ne pourront plus vivre là où elles vivent en ce moment (pas chez nous) — et là, réellement, il y aura, c’est le cas de le dire, un vrai flot de personnes qui viendront chercher refuge, ou juste un endroit où ne pas mourir à coup sûr.
Nous, — notre génération, ici, en Occident — quand, réellement, le pétrole aura disparu, je pense, j’espère que nous ne serons plus de ce monde. Mais ce n’est pas plus rassurant.
Il y a eu des discours de fin du monde depuis que l’humanité existe, — depuis, sans doute, du moins, le début d’homo sapiens, — mais, là, ces derniers temps, — et cette sensation s’accélère de plus en plus, — je sens que notre image réelle est celle de l’île de Pâques. Des monuments immenses, un épuisement graduel et total des ressources, la guerre civile, et, pour les survivants, l’effacement de la mémoire.
Je ne sais pas ce qu’il faut faire, chacun à notre échelle, nous essayons de faire quelque chose, — ne serait-ce qu’alerter, — et ce n’est pas une raison pour ne pas lutter pour un meilleur niveau de vie, et ne pas être choqué par la phrase de Macron.
Mais, réellement, réellement, nous — nous aurons été les plus heureux du monde.
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.