L'AUTRE QUOTIDIEN

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Islamophobie, par Sélim Nassib

 

Il avait mis une cravate pour le petit écran et s'était rasé de près mais je l'ai reconnu. Cette gueule de gitan avec fine moustache courant au-dessus de la lèvre charnue, cette tête de bellâtre d'une cinquantaine d'années, hâbleur, bon vivant, légèrement chauve, c'était Antoine Saadé dont j'avais entendu la voix tonitruante charrier des blagues légèrement grasses dans les couloirs du journal Le Jour, le quotidien beyrouthin où j'avais fait mes débuts quelques années plus tôt, et où il était archiviste. 


Mais que faisait ce Libanais au français approximatif sur le plateau d'Apostrophes, l'émission littéraire de Bernard Pivot, en ce soir de 1985? Il avait écrit un livre! Je n'arrivais pas à y croire. Mais le voilà qui parle, plein de cette assurance goguenarde que je lui avais connue - mais que je n'imaginais pas littéraire -, le voilà qui présente ce livre qu'il a écrit pour témoigner de "sa" guerre civile libanaise, relatant par le menu comment il avait recherché et retrouvé les assassins de ses deux fils, comment il les avait enlevés et enfermés dans sa cave pendant plus d'un an pour les torturer tous les soirs après sa journée de travail... 


Les écrivains qui lui faisaient face, tout comme Pivot lui-même, restaient sidérés, glacés au point de ne plus pouvoir ouvrir la bouche - qu'auraient-ils pu dire de toute façon? Et lui, se méprenant sur le sens de ce silence, prenait ses aises, poursuivant son récit avec un sourire tranquille et des yeux d'acier, évoquant incidemment sa participation à un massacre de musulmans connu sous le nom de "Samedi noir", rajoutant des détails piquants, tenant visiblement pour acquise la complicité de ses interlocuteurs sur le plateau, les gratifiant au passage de son grand amour pour la France et les Français et vantant en retour la traditionnelle hospitalité du peuple libanais. Et quand les invités étaient enfin revenus de leur stupeur, Bernard Pivot parvenant à balbutier quelques mots pour exprimer son horreur, l'homme, sincèrement surpris, avait fait des yeux ronds d'incompréhension.


Dès le lendemain, la presse unanime s'était déchaînée contre lui et contre les milices chrétiennes auxquelles il appartenait. Pivot était sévèrement critiqué pour l'avoir invité. Le surlendemain pourtant, c'était fini, plus un mot, l'incident était clos.


Surpris par cette absence de suite, je subodorai qu'Antoine Saadé n'était pas un bon client. On était au milieu des années 80, au moment du basculement entre un ancien système de représentation - "L'Impérialisme" comme figure dominante du mal - et un autre où ce rôle allait désormais être tenu par "L'Islamisme". Même si le terme n'existait pas encore, chacun pouvait déjà le toucher du doigt: soir après soir, Antenne 2 (qui diffusait Apostrophes) égrenait à l'ouverture de son 20 heures le nombre de jours de captivité de ses journalistes enlevés à Beyrouth par l'organisation du Jihad islamique, liée à l'Iran. En d'autres termes: Antoine Saadé aurait été musulman chiite, son parcours individuel se serait immédiatement inscrit dans le nouveau modèle et sa vilénie aurait, comme on dit, "fait sens". Mais il était chrétien, chrétien maronite pour être précis, petit homme modeste qui n'avait plus de place dans le casting de l'époque. Aussi atroce qu'elle pût être, son histoire orpheline se détachait de l'arbre et tombait comme une feuille morte.

Les milices maronites phalangistes (kataëb), dirigées par Bachir Gemayel, qui se lancèrent du 16 au 18 septembre 1982 à l’assaut des camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila à Beyrouth. Les Phalangistes massacrèrent plus de 3.500 hommes, femmes, enfants et vieillards.


Il en aurait été très différemment quelques années plus tôt, quand les miliciens chrétiens apparaissaient comme des assassins de masse - en particulier dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila encerclés par l'armée israélienne au sud de Beyrouth. Plus généralement, le système de représentation était structuré - et depuis plusieurs décennies - par la vision marxiste du monde. On expliquait ainsi, dans les cellules du parti communiste libanais par exemple, que le combat des peuples arabes, et du peuple palestinien en particulier, se menait contre "l'impérialisme, le sionisme et la réaction arabe", ce dernier terme désignant les régimes très musulmans des pays pétrolifères d'Arabie saoudite et du Golfe. "Pour contrer la montée irrésistible des forces socialistes et progressistes essentiellement laïques, disait-on, l'impérialisme n'a d'autre recours que de s'appuyer sur Israël et sur un 'pacte islamique' rétrograde qu'il promeut secrètement. Il ne s'agit pas seulement du Moyen-Orient puisque l'Amérique soutient activement le Pakistan musulman contre l'Inde non-alignée et la guérilla des moujahidines islamiques rétrogrades qui combattent la présence soviétique en Afghanistan. Contre les forces de progrès, il est clair que l'impérialisme a choisi stratégiquement de miser sur l'Islam". 


Ailleurs dans le monde, on ne s'intéressait pas forcément à cette alliance bien réelle pendant la guerre froide entre les Etats-Unis d'une part, les pays et les mouvements islamiques de l'autre. Mais le schéma qui divisait la planète en deux camps, l'un capitaliste (impérialiste) et l'autre socialiste (ou "progressiste", "non-aligné", "tiers-mondiste") était le seul valide. Même la droite ne parvenait pas à imposer une autre vision du monde, et personne n'échappait au modèle dominant. 


Sans que l'on s'en rende vraiment compte, le basculement a commencé avec la révolution islamique iranienne (1979) qui, sitôt victorieuse, lançait une attaque contre l'ambassade américaine à Téhéran et prenait en otage diplomates et employés. Il y eut un moment de flottement parce que l'anti-américanisme appartenait aux deux modèles - "Impérialisme" dans un cas, "Grand Satan" dans l'autre. La révolution tant attendue par les marxistes avait apparemment lieu... mais elle était islamique. 


Dans les faits, le régime des mollahs installé à Téhéran téléguidait la création du Hezbollah au Liban (1982), lequel revendiquait un an plus tard plusieurs attentats particulièrement sanglants contre des soldats américains et français stationnés à Beyrouth. L'enlèvement de journalistes, de diplomates et d'un sympathique chercheur français qui mourra en captivité, Michel Seurat, acheva de convaincre "l'opinion" que les mouvements issus de la révolution iranienne en avaient contre l'Occident en général, mais aussi contre ses ressortissants quels qu'ils soient. Un modèle intermédiaire commença alors à prendre forme selon lequel l'islam chiite serait le seul "méchant". A preuve: les régimes sunnites d'Arabie saoudite et du Golfe s'étaient rangés derrière l'Irak de Saddam Hussein dans sa guerre contre le régime chiite iranien. 
Mais cette construction mentale ne durera pas longtemps. La défaite des Soviétiques en Afghanistan (1989) libérait les "combattants" qui les avaient boutés dehors, masse considérable de musulmans sunnites de toutes nationalités que les Américains avaient formés et armés - Oussama Ben Laden étant le plus célèbre d'entre eux. 


Certains rentreront chez eux en Arabie saoudite, Yémen, Syrie, Libye, Algérie, etc., d'autres s'engageront ailleurs, en Bosnie par exemple, mais tous constitueront le terreau d'où sortira, le moment venu, la très sunnite Al Qaida. 


Avec l'écroulement du mur de Berlin (1989) suivi de la disparition de l'Union soviétique, les Américains perdaient leur principal adversaire et l'ancien système de représentation sa base matérielle. Mais le nouveau modèle en gestation recevra très vite ses lettres de noblesse : en 1996, l'Américain Samuel Huntington faisait publier Le Choc des civilisations, un ouvrage à l'invraisemblable succès mondial offrant une justification pseudo théorique à l'affrontement "inéluctable" entre l'Occident et un islam rétif par nature à la démocratie. Comme pour justifier cette "prophétie", l'attentat du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center viendra à point nommé démontrer que l'hostilité, selon toute apparence, était en effet totale et irrémédiable. Dès lors, le paysage mental pouvait se structurer fermement selon une ligne de clivage considérant l'Islam en général - chiite et sunnite - comme l'ennemi public N°1. 


Il va sans dire qu'au même moment, les islamistes diffusaient auprès de leurs sympathisants, et auprès de tous les musulmans, un message exactement symétrique: le monde ne pouvait prendre du sens que suivant le modèle d'une opposition fondamentale à l'Occident (juif et chrétien).


Dans les faits, beaucoup d'éléments contredisaient cette vision, ne serait-ce que la lutte à coups de voitures piégées entre chiites et sunnites en Irak et ailleurs, ou la rivalité implacable entre Iran et Arabie saoudite. Le régime des talibans en Afghanistan n'était pas comparable au régime turc, l'islam de l'Indonésie n'avait pas grand chose à voir avec celui des pays du Golfe, mais qu'importe! Porté par un désir irrépressible de liberté, le Printemps arabe avait une chance de démontrer l'ineptie des galéjades concernant la soi-disant nature antidémocratique de l'Islam. Mais c'était sans compter les soubresauts inévitables d'une révolution qui n'était pas préparée à prendre la relève des régimes dictatoriaux qu'elle avait fait tomber. De sorte que les élections ont porté au pouvoir les seules forces d'opposition organisées, les partis islamistes essentiellement. Même si ce résultat a été obtenu par un vote régulier - une grande nouveauté! - même si la partie est loin d'être terminée - le vent de liberté ne pouvant si facilement revenir dans sa boîte - les Cassandre en ont conclu que le beau Printemps avait piteusement accouché d'un nouvel islamisme. C'est comme ça : le système de représentation s'impose quoi qu'il arrive, aussi solide que le précédent, il se nourrit de tout ce qui pourrait l'affaiblir, absorbe les réfutations et les exceptions et se répand de façon virale comme s'il exprimait la réalité même des temps présents.


Cela signifie entre autre que la nouvelle maladie de l'Occident s'appelle islamophobie. Ce qu'on a entendu tout au long de la campagne électorale française en est la triste illustration. Tout alimente ce racisme, le burqa et son interdiction, le phantasme de la viande halal soi-disant servie dans les cantines scolaires (par de maléfiques empoisonneurs, croirait-on), la prétendue séparation des horaires hommes femmes dans certaines piscines (un mensonge), etc. Par-dessus tout, l'affaire Merah est venue "prouver" qu'un musulman bien français et même pas barbu, bonne tête, regard franc, parfaite image de "l'ennemi intérieur" bien camouflé, pouvait tirer une balle dans la tête d'une petite fille parce qu'elle est juive. L'horreur c'est l'horreur, qu'elle soit d'Antoine Saadé ou de Mohamed Merah, mais dans ce dernier cas elle trouve sa place dans le paysage mental du moment, le valide et le justifie. Sentant ce mauvais vent, Marine Le Pen et Nicolas Sarkozy ont dessiné en creux pendant la campagne électorale une espèce de portrait-type du "mauvais musulman", violent, tenté par le terrorisme, déloyal, polygame, voilant ses femmes, refusant de les laisser examiner par des médecins hommes, en un mot: effrayant et dégoûtant. Par ses procédés et ses caricatures, l'islamophobie d'aujourd'hui est absolument comparable à l'antisémitisme d'hier (et d'aujourd'hui). 

Une femme cultivée, peu suspecte de racisme et occupant une fonction importante dans l'administration, m'a dit incidemment, parlant des musulmans: "Il est clair que la machine à intégrer a cessé de fonctionner". J'étais stupéfait. C'était clair pour qui? Et qui a établi cette "clarté"? Si la France a intégré Italiens, Portugais, Espagnols, Polonais, etc. pourquoi n'intégrerait-elle pas des Algériens ou des Marocains? A cause de "la nature de l'Islam"? Parmi les quelque six millions de musulmans qui vivent en France, la plupart ne se définissent pas en tant que tels mais se disent ingénieurs, artistes, ouvriers, homosexuels, infirmiers, éboueurs, certains sont croyants et d'autres pas!... Le simple fait de les mettre dans le même sac est déjà raciste! La femme s'est tout de suite rétractée, un peu confuse. Le problème avec les modèles dominants, c'est qu'ils se diffusent aussi de façon soft. 


Mais pas seulement. Je suis tombé par hasard sur une émission de radio Courtoisie. Le commentateur expliquait en substance qu'il y avait deux façons de faire face au danger islamiste: "la confrontation ou la séparation". De ces deux voies, il choisissait la seconde, plus "modérée" à ses yeux. Elle consiste à abandonner entièrement certaines régions géographiques à l'Islam, en échange de quoi il n'y aurait plus un seul musulman "chez nous". "Evidemment, cela poserait quelques problèmes d'application dans des pays mélangés comme le nôtre, concluait-il, mais il faut y réfléchir". Y réfléchir? Mais à la réflexion, cela ne peut vouloir dire qu'une chose: purification ethnique et déplacement de populations. Il est toujours édifiant d'entendre ce que l'extrême droite la plus dure ose dire à un moment donné. Cela permet de savoir où nous en sommes, et sur quel chemin les dérives actuelles risquent de nous mener. 


Place de la Bastille, le soir de la victoire de François Hollande, ceux qui étaient littéralement fous de joie, c'étaient les Noirs et les Arabes, français ou étrangers. Ils criaient vers le ciel leur bonheur et leur soulagement comme si une main de fer les avait pris à la gorge et qu'elle venait tout juste de se desserrer. En respirant plus librement, ils nous faisaient tous respirer. L'un d'eux, son gamin sur les épaules, m'a dit: "Je ne crois pas qu'on vivra mieux avec Hollande, ni qu'on va gagner plus d'argent. Je ne me fais pas d'illusion, la situation est difficile. Mais ce qui change vraiment, ce qui a commencé à changer à cette minute, c'est que l'air qu'on respire est différent. C'est rien mais c'est beaucoup, c'est même presque tout. Vous ne croyez pas?"

Sélim Nassib

2015. Propos xénophobes et croix gammées taggés sur les murs extérieurs de la mosquée Bilal de Castres, dans le Tarn. THIERRY ANTOINE / AFP


Né à Beyrouth, en France depuis 1969, le journaliste et écrivain Sélim Nassib a été le correspondant de Libération au Moyen Orient, et l'une des grandes signatures de L'Autre Journal et, plus récemment, de L'Impossible, les deux journaux de Michel Butel. Le développement de l’islamophobie en France lui a inspiré ce retour à un texte qu'il avait écrit en 2012, au lendemain de l'élection de François Hollande. Il y explique que la sympathie ou l’hostilité vis-à-vis des chrétiens du Liban, des Palestiniens, des Arabes, des musulmans en général ou de n’importe quoi d’autre sont largement dépendantes d’un « système de représentation », espèce de paysage général où s’inscrivent les « opinions » à un moment donné.