Police : ce que vous auriez entendu hier si je ne m'étais pas fait couper le sifflet par France Inter, par Serge Quadruppani
Evidemment, on se fait toujours avoir… Invité à un débat sur la police sur France Inter entre 23h et minuit, on m'avait dit que j'aurais dix minutes pour causer dans le poste, on m'a coupé la parole au bout de deux. J'aurais voulu pouvoir répondre au moins au baqueux invité que le cri "les francs-maçons en prison", on l'entend distinctement sur la vidéo de Taranis News. Mais une dame de la technique m'a annoncé froidement que je ne repasserai pas à l'antenne… Après ça, les journalistes s'étonnent d'être d'être aimés à peu près autant que les flics, et si souvent assimilés à eux… Heureusement Thierry Lévy a pu faire entendre quelques paroles fortes et justes que n'ont pas réussi à noyer les flots de larmes victimaires des trois représentants de la corporation présents. Bon, en lot de consolation, en exclusivité pour vous, le texte qui me servait de pense-bête pour intervenir:
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Depuis dix jours, à travers toute la France, se sont multipliées en toute impunité des manifestations nocturnes non autorisées qui rassemblaient des centaines de personnes masquées, et armées d’armes de poing de gros calibre, des personnes qui ont marché vers des bâtiments officiels, en criant « les francs-maçons en prison ». Oui, ce sont des cris qu’on a entendus, il y a des vidéos pour le prouver. Et ce n’est pas seulement que ces manifestations factieuses se déroulent en toute impunité – une impunité qui contraste vivement avec la manière dont, au printemps dernier, les manifestations contre la loi travail, en particulier celles qui n’étaient pas déclarées, les manifestations ont été encagées et réprimées. Non seulement les manifs policières illégales se déroulent en toute impunité mais en plus toute la France officielle, hommes politiques, éditorialistes et journalistes rivalisent de propos compréhensifs à leur égard. Qu’est-ce que cette débauche de compréhension signifie ? Comment se fait-il que le caractère totalement illégal, carrément factieux, de ces manifestations, de la part de gens censés faire respecter la légalité et l’ordre public, comment se fait-il que ces manifestations ne suscitent aucune espèce de réserve ou d’inquiétude ? Je m’interroge : est-ce que la France officielle est profondément en phase avec ces manifestants-là, avec leur discours et leurs revendications ? Ou bien leur pouvoir d’intimidation est-il déjà tel qu’on n’ose plus les critiquer ? Examinons-les ces revendications : des armes plus puissantes, plus de liberté de tirer, plus de sévérité de la justice. Mais si on regarde les faits et les statistiques, on constate que depuis des décennies, l’arsenal de la police n’a cessé de se développer, les règles d’intervention n’ont cessé de s’assouplir, les sanctions judiciaires n’ont cessé de s’alourdir. Et on ne peut pas dire que le résultat, pour obtenir cette paix sociale que les policiers sont censés garder, soit au rendez-vous. Au fond, tout ce que la police réclame c’est d’accélérer un mouvement déjà enclenché depuis longtemps. Ce mouvement où va-t-il ? On a un exemple d’où il peut aller avec le président des Philippines, Rodrigo Duterte qui incite à liquider sans autre forme de procès les usagers et trafiquants de drogue. Plus de deux mille morts depuis qu’il a été élu. En réalité, les policiers savent bien, eux qui sont sur le terrain et qui souvent ne reculent pas devant un petit joint, ils savent bien que c’est la prohibition qui nourrit le trafic. Et tant qu’une petite main du trafic gagnera en un jour ce qu’un vigile ou une caissière gagne en un mois, la guerre à la drogue restera une rodomontade de politicien et un prétexte pour maintenir un lourd couvercle sur la cocote minute des quartiers où règne l’apartheid social, pour reprendre l’expression du Premier ministre.
Quant au discours des policiers en colère, il est aussi bien dirigé contre leurs chefs et leurs syndicats que contre ce qu’ils appellent « la racaille ». Ce discours c’est au fond ni plus ni moins qu’une exigence de dignité et de respect. Mais pour qu’ils les obtiennent, la dignité et le respect, il faudrait peut-être qu’ils s’interrogent sur le pourquoi du slogan « tout le monde déteste la police ». Ce cri, au printemps, n’était pas l’apanage de quelques centaines de jeunes énervés. Il a bel et bien été repris par des milliers de personnes de tous âges et de toutes professions, tout au long des manifestations, des personnes qui avaient en tête la manière dont certaines manifs – pas toutes, pas celles de la FNSEA ou des bonnets rouges, ont été réprimée. Des personnes qui n’ont pas oublié Rémi Fraisse, ni les jeunes noirs ou beurs tués dans des circonstances troubles dans les quartiers populaire. Les gardiens de l’ordre ont toutes les raisons de savoir que cet ordre qu’on leur fait garder est injuste. On leur fait faire les plantes vertes pour protéger les dominants et quand les dominés se révoltent, on les invite à les gazer, les tabasser y compris jusqu’au coma, et à leur crever les yeux à coups de flashball.
Mais comme on le sait, le malaise de la police est très très loin de déboucher sur une remise en cause de son rôle. Alors, si je reprends ma deuxième hypothèse, à savoir que la compréhension dont bénéficient les sauvageons armés de la police tient à la trouille qu’ils inspirent, alors, cela signifie que nous sommes entrés dans une époque nouvelle. Quand on voit l’importance du vote lepéniste dans les forces de l’ordre, on se dit que, heureusement que Marine Le Pen n’est pas d’extrême-droite – elle ne l’est pas, c’est elle qui nous l’assure – parce que sinon, si Marine Le Pen est bien d’extrême droite comme nous l’assure en revanche le journal Le Monde, alors les policiers de la Bac et d’autres services qui se manifestent ces temps-ci sont en germe ses sections d’assaut.
Serge Quadruppani, le 28 octobre
Essayiste, traducteur et éditeur littéraire libertaire français, auteur de romans policiers et traducteur de la série des Commissaire Montalbano d'Andrea Camilleri, Serge Quadruppani tient un blog où il s'exprime sur l'actualité "en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde" : Les contrées magnifiques.