Bolivie. La défaite du racisme. La naissance d’un nouveau cycle politique
Dans ses premières déclarations, le président élu, Luis Arce Catacora, a esquissé des voies et des moyens différents de ceux pratiqués par Evo Morales pendant ses 14 années au gouvernement : «Nous allons construire un gouvernement d’unité nationale, nous allons travailler et nous allons poursuivre le processus de changement sans haine, en apprenant et en surmontant les erreurs commises en tant que Movimiento Al Socialismo [Mouvement vers le Socialisme, MAS].»
Ces déclarations incarnent ce que ressent une partie des 52% d’électeurs qui ont voté pour la candidature Luis Arce - David Choquehuanca le dimanche 18 octobre. Si ce sentiment prévaut, il est possible que la Bolivie prenne désormais une direction différente de celle qui prédominait sous les administrations Evo Morales - García Linera, et surtout pendant l’année où Jeanine Áñez a gouverné.
C’est que, au sein du MAS, quelque chose d’important semble avoir changé, notamment parmi les dirigeants qui sont restés dans le pays pendant une année pleine d’incertitudes et confrontés à la haine raciste affichée par le gouvernement putschiste. Un changement qui se reflète dans les paroles prononcées lundi 19 par la présidente du Sénat, Eva Copa, membre du MAS, à propos du retour annoncé de Morales : «Nous ne pensons pas que le moment soit venu, il a encore des problèmes à résoudre. Mais nous, avec Luis Arce à la présidence et en tant qu’Assemblée [parlement], nous avons bien des tâches à terminer.»
Un résultat transparent
Il nous faut bien analyser toutes les raisons qui ont permis au MAS, sans Evo Morales comme candidat, de gagner sept points de plus qu’il y a un an. D’une part, lorsqu’il s’agit de décortiquer les résultats, presque tous les analystes placent en premier lieu la gestion du gouvernement Jeanine Áñez, et en particulier celle du ministre du gouvernement, Arturo Murillo [il fut interpellé, en 2020, pour être soupçonné d’avoir stimulé une intervention militaire contre la population de Senkata, au sud d’El Alto et celle de Sacaba dans le département de Cochabamba].
«Áñez a été la grande directrice de campagne du MAS», a déclaré lundi Roger Cortez, sur la radio Erbol. Le politologue et professeur de l’Université Mayor de San Andrés [principale université publique, sise à La Paz] a précisé que «des médailles spéciales devraient être remises au ministre du gouvernement [Murillo] et à celui de la Défense [Luis Fernando López Julio]». Le cas de Murillo illustre les pires caractéristiques d’un gouvernement de transition qui voulait rester au pouvoir le plus longtemps possible. Le rejet de Murillo est venu non seulement d’une partie importante de la population, mais aussi de plusieurs ministres qui ont démissionné de leurs postes parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec ses déclarations. En effet, il avait l’habitude de lancer des menaces et des enquêtes contre des opposants, des journalistes et même des membres du cabinet qui osaient le contredire. Le racisme et les positions d’extrême droite ont éloigné aussi une partie de la classe moyenne qui s’était prononcée contre Morales en octobre 2019.
Le fait est que le MAS a gagné dans les cinq départements à majorité indigène : à La Paz, il a obtenu plus de 68% des voix et à Oruro, 62 %; à Cochabamba, le pourcentage a été de 65%; à Potosi, il a atteint 57% et à Chuquisaca 49%. A Pando, le MAS a gagné aussi avec 45% des voix. Carlos Mesa, sans beaucoup de personnalité et bien ancré à droite, s’est imposé à Tarija avec près de dix points d’avance, mais à Beni l’écart a été plus serré.
La polarisation territoriale est évidente, tout comme la croissance d’une nouvelle droite radicale. Rappelons que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu 49% des voix à Santa Cruz et qu’il y a atteint seulement 35% le 18 octobre, à contre-courant de sa progression dans le reste du pays par rapport à 2019. Dans ce département, l’extrémiste de droite Luis Fernando Camacho a remporté la victoire avec 45% des suffrages.
Pour Roger Cortez, la victoire du MAS peut s’expliquer par la présence d’un électorat conservateur, non pas au sens idéologique du terme, mais en raison de son pragmatisme. Une bonne partie des électeurs, dit-il, étaient favorables à Arce «en raison de la situation que traverse le pays car, bien qu’ils soient conscients des méfaits du gouvernement du MAS, ils connaissent aussi et se souviennent également des résultats obtenus en termes de lutte contre la pauvreté et en faveur de plus d’égalité». En bref, ils ont voté pour ce qu’ils connaissaient déjà, puisque «Arce a de meilleures possibilités de bien faire que ses adversaires».
Cependant, l’analyste n’est pas du tout optimiste quant à l’avenir immédiat. Cortez déclare que le MAS aura des ennemis plus puissants que ceux qu’il a eus lors des élections : le coronavirus et l’imminence d’une deuxième vague, ainsi qu’une économie dont les revenus sont en berne suite à la baisse des exportations de gaz et des investissements pétroliers ; des investissements qui, compte tenu du contexte international actuel, auront du mal à reprendre.
Le facteur Choquehuanca
Le vice-président élu a une vaste expérience politique. Pendant le gouvernement Morales, il était ministre des Affaires étrangères (2006-2017), jusqu’à ce que le jésuite Xavier Albó ait eu l’idée de le proposer comme candidat possible à la présidence du MAS, étant donné qu’Evo ne pouvait plus l’être, suite au référendum de 2016 [qui avait abouti à un refus de sa candidature à un troisième mandat]. Il a eu une longue dispute avec l’ancien vice-président Álvaro García Linera (qui l’appelait «pachamámico»] en raison de son soutien à la spiritualité ancestrale – dans le sens de sa relation particulière avec la Terre-Mère : Pachamama) et Evo l’a accepté à contrecœur comme vice-président pour ces élections, sous la pression de la base et des mouvements sociaux, qui ont insisté pour défendre sa candidature.
Pour certains, la présence de son nom sur le ticket de vote a été la clé de la victoire confortable le dimanche 18 octobre. Pablo Solón, ancien ambassadeur à l’ONU du gouvernement Morales (2009-2011), l’a écrit clairement au lendemain des élections : «Le MAS n’a pas gagné pour Evo, mais en dépit d’Evo. Evo voulait marginaliser David Choquehuanca, qui est le candidat choisi par les organisations sociales, en particulier les indigènes des hauts plateaux et des vallées. La victoire du MAS a été écrasante dans les zones rurales de ces régions, en grande partie grâce à la candidature de David.»
Dans ces régions, le MAS a retrouvé un appui électoral jamais plus élevé par le passé. Il était tombé au plus bas niveau en octobre 2019. Ce dimanche d’octobre, à Oruro, Potosí et La Paz, le vote pour le MAS a augmenté entre 15 et 18 points en un an seulement. Le gouvernement désastreux d’Áñez et de Murillo ne semble pas suffire à expliquer ce rebond.
Pablo Solón rappelle dans son blog que lors du congrès du MAS de cette année, «les organisations sociales indigènes des hauts plateaux et des vallées ont assumé une détermination démocratique, qui venait de la base, et qui leur ont permis de l’emporter à moitié sur Evo, car leur position initiale était “David président”». La conclusion de l’ex-diplomate est lapidaire : les résultats de ces dernières élections montrent qu’en 2019, le MAS aurait pu éviter bien des soucis s’il avait cessé d’insister sur la réélection de Morales, forcée contre le résultat d’un référendum et de la Constitution elle-même.
Il est certain que le facteur Choquehuanca n’est pas une question d’affinités personnelles, mais plutôt un écueil s’insérant dans les relations entre la direction du MAS (Morales et García Linera) et les organisations sociales. Probablement, au cours des premiers mois, il n’y aura pas de nouvelles scènes d’intimidation et de cooptation des mouvements, telles qu’on les a vues sous les précédents gouvernements du MAS. Mais il est fort probable que la lutte interne ait pour but celui de coincer le nouveau vice-président, en comptant sur la neutralité du nouveau président.
«Arce est décidé à montrer un autre visage», a expliqué Roger Cortez, «mais la situation interne du MAS est compliquée.» L’analyste a même prédit que l’actuel président pourrait ne pas accomplir son mandat de cinq ans, non seulement à cause des problèmes internes du parti au pouvoir mais aussi à cause d’une crise économique qui ne lui laissera pas de répit.
Mouvements et processus de changement
Le directeur du journal indianiste Pukara [«forteresse»], Pedro Portugal, a déclaré mardi que «lorsqu’Evo Morales a démissionné, après l’échec des élections de 2019, il est apparu que des secteurs populaires et des indigènes étaient contre l’ancien président ou indifférents à son sort» (Página Siete, 20 octobre 2020).
Pukara rassemble une bonne partie de ces intellectuels aymaras dans une lutte ouverte contre García Linera pour ce qui a trait au récit historico-politique du processus politique bolivien (l’ancien vice-président représente pour sa part ce que les Indiens dénoncent comme «l’environnement blanchâtre» de Morales). Selon son directeur, Choquehuanca était dans son élément lorsqu’il faisait campagne dans le monde andin. Il affirme notamment qu’en tant que ministre des Affaires étrangères, il a été victime de discrimination et exclu [le 23 janvier 2017] d’un gouvernement dans lequel il était considéré comme un simple «représentant indigène». Le conflit qu’il a eu avec Linera, et indirectement avec Evo Morales lui-même, l’aurait aidé à s’entendre avec les secteurs indigènes qui commençaient à avoir une attitude critique envers le MAS, a indiqué Pedro Portugal.
La preuve en est les entretiens que David Choquehuanca a eus pendant la campagne électorale avec Felipe Quispe, el Mallku, un leader aymara historique des hauts plateaux qui a été à la tête de plusieurs blocages de routes en protestation contre le report constant des élections par le régime. Quelques jours avant les élections, Felipe Quispe a déclaré qu’il voterait pour le MAS afin de soutenir David Choquehuanca : «Dans ces élections, nous devons voter pour nos propres frères qui sont candidats, [comme c’est] le cas de notre frère David Choquehuanca.» (Eju.tv, 15 octobre 2020).
Felipe Quispe s’est confronté durement à Evo Morales pendant le cycle de protestations de 2000-2005, qui s’est terminé avec l’arrivée du MAS au gouvernement. Lorsque son fils Ayar a été assassiné en mai 2015 sur une place d’El Alto, il est même allé jusqu’à accuser de manière indirecte son ancien compagnon de guérilla, García Linera, devenu vice-président, d’avoir été l’inspirateur du crime (Correo del Sur, 3 juin 2015).
Les vents ne sont pas favorables aux cadres du gouvernement d’Evo. Les jeunesses du MAS se sont prononcées contre le retour immédiat de l’ancien président, en faisant appel à la figure andine de la rotation [soit la représentation de la rotation de la terre, des cultures…] : «Nous, issus des 20 provinces, avons proposé que le frère président Evo Morales ne revienne pas parce qu’il a déjà travaillé.» (Radio Fides, 19 octobre 2020)
Les bases des mouvements sociaux semblent indiquer clairement qu’il ne faut pas répéter le scénario précédent, notamment dans les relations avec le gouvernement. L’ancien dirigeant syndical Oscar Olivera [Federación de Trabajadores Fabriles de Cochabamba], une figure de proue de la guerre de l’eau – qui a commencé en avril 2000 le cycle de protestations anti-néolibérales – a déclaré à Brecha que «les gens sont confiants, qu’ils espèrent poursuivre le processus de changement» et a exprimé son soutien à David Choquehuanca.
Pablo Solón est d’accord avec cette évaluation: «La clé de la relance du processus de changement ne réside pas tant dans le futur gouvernement que dans la capacité d’autogestion et d’autonomie des organisations sociales et de leur capacité à reprendre des propositions alternatives à tous les niveaux.» En outre, il estime que les exigences de 2003, articulées autour de l’Agenda d’octobre qui a inspiré le premier gouvernement d’Evo, sont épuisées et qu’une nouvelle stratégie s’impose.
Il reste un élément majeur à prendre en compte dans la nouvelle période : la répétition presque inévitable du processus de remise des prébendes et pots-de-vin aux dirigeants, une histoire qui dure depuis la révolution de 1952, et qui recrée des liens corrompus, une culture et une pratique politique éprouvées. Cette situation est aggravée par l’émergence, sous les gouvernements du MAS, de ce que Pablo Solón appelle la «nouvelle bourgeoisie», une classe sociale «associée à la bureaucratie d’État, aux contrats avec l’État, au commerce, à la contrebande, aux coopératives minières et à la production de feuille de coca liée au trafic de drogue».
Il pense que ces nouvelles élites continueront à influencer le gouvernement et le parti. «Le futur gouvernement du MAS est déjà un espace en dispute.» Mais désormais, c’est la base du mouvement, celle-là même qui a fait entrer Morales au gouvernement, qui l’a laissé tomber plus tard, en ne se mobilisant pas pour sa défense. Elle qui, par la suite, a lutté et s’est sacrifiée contre la droite raciste jusqu’à la faire plier. Ils accumulent une longue expérience et une grande sagesse et ils les mettront en œuvre dans les mois à venir.
Raúl ZIBECHI, le 23 octobre 2020
(Article publié par la revue uruguayenne Brecha ; traduction Ruben Navarro et rédaction A l’Encontre).