“Baise ton prochain”, le vice de naissance du capitalisme
Dany-Robert Dufour, philosophe et ancien professeur de philosophie, nous invite à réinterroger les origines du capitalisme. Réfutant farouchement les écrits de Max Weber sur les connivences entre protestantisme et capitalisme, il voit dans “Recherches sur l’origine de la vertu morale,” un court libelle (12 pages) publié en 1714 pour accompagner et expliciter “La Fable des abeilles”, le texte le plus connu de Bernard Mandeville, une réponse subtile aux origines du système économique mondial. Il va sans dire que ce texte, qui voyait en toute franchise dans le vice et le fait d’être prêt à tout pour s’enrichir une bénédiction pour la société, qui garantirait un jour le triomphe du capitalisme, a suffisamment gêné les économistes libéraux qui prirent sa suite pour qu’ils le mettent sous le boisseau. Il y a des choses qui vont mieux sans les dire.
Cette œuvre, déjà sulfureuse à l’époque, a été brûlée et condamnée à de maintes reprises. Comme le souligne Dany-Robert Dufour, il a longtemps fallu faire du Mandeville sans Mandeville. Car c’est tout l’objet de ce livre, démontrer que Mandeville avait deviné bien avant la pensée économique libérale moderne, la structure originelle du capitalisme. Ici le capitalisme n’est pas vu sous l’angle d’analyse d’Adam Smith où chaque acteur tire un bénéfice des transactions, incarné par le fameux système win-win permettant au monde de passer de la pénurie à l’abondance. Dans la thèse de Mandeville remise au goût du jour par Dany-Robert Dufour, c’est le vice et non la vertu qui est à l’origine du capitalisme. Adieu les grandes idées humanistes : les vices, les passions et les pulsions sont en réalité au service du système.
Au cœur de cet écrit de Mandeville, on trouve en effet cette idée : le désir central de l’homme est d’être reconnu comme bon et vertueux – qu’il le soit effectivement ou non. Cet écrit dit en somme que la vertu n’existe pas. Pire : elle n’est qu’un désir de s’afficher vertueux dont on jouit d’autant plus qu’il nous élève par rapport aux autres. En d’autres termes, ce texte dit que ce à quoi nous tenons le plus, notre image altruiste, est inauthentique.
L’auteur dépoussière le texte de Mandeville et lui attribue une place prépondérante parmi les classiques. L’ouvrage est décortiqué avec précision et minutie, permettant de mettre en lumière le raisonnement de Mandeville et ses intuitions de génie. Analyser ce texte est aussi une façon pour l’auteur de mieux comprendre les rouages de notre système pour tirer la sonnette d’alarme. Il est plus que temps de remettre en question une structure qui a détruit la nature et ses écosystèmes, a accentué la pauvreté et a accrût la fortune des plus riches. Cet essai, en revenant sur l’essence même du capitalisme donne des clés pour sortir sans délai de ce plan pervers vieux de trois siècles qu’on veut nous faire passer pour immuable.
Ce livre est une révélation, une gifle, proposant un éclairage approfondi du capitalisme et interrogeant notre manière de remettre en question notre système. Il pousse à nous questionner sur la nature même de l´être humain, notre nature : comment remettre en cause le capitalisme si nous sommes ignorants de sa propre essence et de son origine ? Grâce à cet ouvrage, il est encore temps de le savoir.
· Comment selon vous, sortir du capitalisme ?
Il y a, à mon avis, deux façons d'en sortir. Je dirai à l'indienne ou à la grecque…
Dans le premier cas, on imagine pouvoir retourner à un supposé état de nature. C'est ce qui se rêve dans les ZAD, comme celle de Notre-Dame-des-Landes, où l'on voudrait retrouver quelque chose comme l’animisme des Indiens d’Amazonie. Je vous renvoie au bel essai graphique d'Alessandro Pignocchi, La Recomposition des mondes (Seuil, Paris 2019). C'est beau, mais je n'y crois pas. Il suffira que l'hyperclasse concède aux "Indiens" quelques réserves pour qu'ils fument en paix leur calumet ou tout ce qu'ils voudront pendant qu'elle continuera à tout exploiter et détruire alentour.
Dans le second cas, on retourne contre le capitalisme les techniques que ce même capitalisme a développées à l'extrême en sélectionnant celles qui sont strictement éco-compatibles. Je veux dire qu'on reste dans le capitalisme si, par exemple, on reste dans le nucléaire et si on essaie de construire un EPR (apparemment, c'est difficile). Et qu'on sort du capitalisme si on opte pour des techniques décentralisées, éco-compatible. C'est possible. Exemple. L'hydrogène (quatre fois plus énergétique que les carburants fossiles carbonés) permet d'alimenter des piles à combustible (d'où il ne sort que de l'eau) qui peuvent tout équiper, des voitures aux fusées, en passant par les trains et les bateaux. Mais, pour faire de l’hydrogène, il faut de l’électricité. Or, en France, celle-ci est le plus souvent nucléaire. Cependant, extrême nouveauté, on vient de construire une unité de production d'hydrogène à partir de la biomasse presque sans électricité. La biomasse, c'est de la matière organique végétale ou animale (bois, feuilles, mais aussi lisier de porc, fientes de volailles, pailles de céréales, ordures ménagères organiques…), c'est-à-dire un gisement beaucoup plus important que le pétrole, de très faible coût et surtout inépuisable. Je parle du projet Hynoca d’Haffner Energy en construction à Strasbourg qui permettra de rendre l'hydrogène compétitif, avec en 2025 un prix à la pompe de l'ordre de 3 euros du kilo, ce qui représente un coût équivalent au diesel détaxé.
C'est donc soit un mastodonte très complexe à construire et extrêmement cher comme l'EPR où le capitalisme maintient son pouvoir, soit une énergie décentralisée et propre, compatible avec des modes de gestion associatifs ou mutualistes ou en communs. Bref, tout, certaines techniques inventées par le capitalisme peuvent être détournées.
Je propose aussi d'utiliser le machinisme (tellement développé par le capitalisme) car, dans ses extrêmes développements robotiques actuels, il rend caduque le besoin d'une force de travail humaine. Aristote avait imaginé que si, un jour, "les navettes tissaient d’elles-mêmes (…), alors les ingénieurs n’auraient plus besoin d’exécutants, ni les maîtres d’esclaves" (Politique, I, 4). Il n'a fallu attendre "que" deux millénaires pour que la vision (ou la prévision) d'Aristote se réalise : les machines exécutent aujourd'hui quantité de tâches "d'elles-mêmes". Il s'agirait en somme de laisser travailler les machines à notre place ‑ et de faire en sorte que cela soit compatible avec une production respectant scrupuleusement les équilibres des écosystèmes. Ainsi on utiliserait le capitalisme (qui a fabriqué ces machines) contre lui-même. Il faut d'ailleurs savoir que les machines étaient un pis-aller pour le capitalisme car, même s'il les lui fallait utiliser pour affronter la concurrence, elles concourraient à ce qu'on appelle la chute du taux de profit. Une hantise pour le capitalisme, qui leur préférait l'exploitation directe du travail humain vivant et l'extraction de la plus-value alimentant directement le Capital.
Allons donc jusqu'au bout. Ces machines qui ont coûté si cher aux ouvriers, comme aliénation, comme dépossession de leurs savoirs, comme condamnation au chômage et à l'inactivité, pourquoi s'en passerait-on aujourd'hui si elles permettent d'imaginer une sortie progressive du travail aliéné et exploité, c’est-à-dire du travail pour l’autre, le capitaliste. Cela ouvrirait la possibilité d'une entrée progressive dans une ère toute nouvelle : celle du travail pour soi et sur soi (lequel peut beaucoup profiter aux autres) qui, chez les Grecs, était réservé aux hommes libres. Les richesses produites par les machines permettraient alors d'alimenter un fond social garantissant à chacun un revenu de base et le travail pour soi permettrait de mettre en place une économie de la contribution à partir des ressources partagées et gérées en commun ‑ chacune de nos contributions aux communs pourrait ainsi être rétribuée en proportion de ce qu'elle offre comme nouvelles possibilités à tous.
· Voyez-vous dans les révoltes populaires qui se déroulent dans le monde, les prémisses d’un soulèvement contre un système à bout de souffle ?
Vous savez, le capitalisme est un système qui vit de ses crises. À chaque fois qu'on pense qu'il va mourir des crises qu'il cause, il se régénère. Je ne dirai donc pas qu'il est à bout de souffle. Ce que je dirai est qu'on entre dans la phase 3 de la mondialisation. Il y a eu la phase 1 avec un capitalisme multilatéral à partir de 1980. La phase 2 avec l'apparition de nationaux-capitalisme (la Russie, la Chine, l'Amérique de Trump…). Nous entrons en phase III avec des soulèvements contre les inégalités extrêmes causées par les politiques néo-libérales menées partout après le consensus de Washington.
· Comment s’assurer que les pervers de Mandeville ne se maintiennent pas au pouvoir ? Car s’ils sont pervers, ils peuvent continuer à se faire passer pour d’honnêtes hommes et maintenir le système en l’état ?
Le moyen est très simple. Cela s'appelle la loi. Il suffit de relire La République de Platon pour s'apercevoir que la Cité grecque et ses institutions reposent entièrement sur la prohibition de la pléonexie (qui signifie "avoir plus, toujours plus, plus que sa part"). Dans son dernier texte, Les Lois, Platon avançait que les écarts de patrimoine entre hommes libres ne devaient pas dépasser le rapport de 1 à 4. Tout ce qui était supérieur devait être remis à la disposition du bien commun. Un autre gauchiste du nom de Henry Ford préconisait que les écarts de salaire dans ses entreprises ne devaient pas dépasser le rapport de 1 à 20. Or, aujourd'hui, les dix individus les plus riches du monde possèdent un patrimoine équivalent à celui de la moitié la plus pauvre de l'humanité...
· Que dirait Mandeville s’il pouvait observer notre société actuelle ?
Vous savez, le "jumeau" de Mandeville, Daniel Defoe, l'auteur du fameux Robinson Crusoé (1719), mythe moderne de l’Homo capitalis, capable de s’approprier des ressources rares et de les transformer par le travail pour satisfaire des désirs potentiellement infinis, a écrit, quelques années après, The Political History of the Devil (1726), probablement en pensant à Mandeville. Dans cette histoire, on voit le Diable revenir sur Terre après une longue période et s'étonner qu'en son absence, son influence se soit si largement étendue aux institutions et aux modes de gouvernement. Je pense que Mandeville, qui a été partout condamné à son époque, serait surpris de son influence actuelle ‑ à commencer par celle qu'il a acquise auprès des économistes comme Hayek, le chef de file de la très influente école de Chicago.
· Que pensez-vous de cette dichotomie entre les « pires d’entre les hommes » et les « honnêtes gens » ? N’y a-t-il pas plutôt un brouillage des frontières ?
Excusez-moi, mais il n'est nulle part question dans mon livre d'une dichotomie entre les « pires d’entre les hommes » et les « honnêtes gens ». Mandeville défait tout manichéisme car, pour lui, les "honnêtes gens" n'existent tout simplement pas. Il n'existe qu'un désir de s'afficher vertueux afin de profiter du prestige que cela donne auprès des autres. C'est ce désir qui est exploité par les « pires d’entre les hommes », les pervers, pour manipuler les braves névrosés en leur servant leur phantasme préféré (la vertu). Ce qui permet de les faire se tenir tranquilles et de leur tondre la laine sur le dos.
· Le capitalisme permet-il d’entretenir la nature humaine ou la nature humaine entretient-elle le capitalisme ? Que pensez-vous de la nature humaine et de l’état de nature ?
Là encore, je suis "grec". Pour les Grecs, la nature humaine s'explique par la structure de l'âme humaine. Or, celle-ci est profondément malade. Car elle est en proie à la démesure, c'est-à-dire à l'illimitation. Autrement dit, l'âme humaine, en sa partie la plus profonde, l'épithumia, est comme trouée. Dans le Gorgias, Socrate explique ainsi à Calliclès (qui n'en veut rien savoir) que son âme est comme un tonneau percé qu'il ne pourra jamais complètement ouiller, c'est-à-dire remplir jusqu'à l'œil, la bonde (Gorgias, 493a-c).
C'est pourquoi, dans ce dialogue qui se termine sur un différent irréconciliable, Socrate compare Calliclès, personnage très actuel, qui veut toujours plus, a un pluvier. Savez-vous ce qu'est un pluvier ? C'est un oiseau échassier qui mange et qui défèque en même temps. Sans cesse. N'est-ce pas là une fort belle métaphore du sujet néo-libéral actuel : il mange tout, sans cesse, il dévore le monde et ses ressources car il veut toujours plus, et il conchie ainsi toujours plus le monde.
La solution socratique pour contenir, faire contrepoids à, cette illimitation de la pulsion portée par l'âme d'en-bas, c'est de faire intervenir l'âme d'en haut, le noûs, l'élément de la symbolicité, situé dans la tête. En somme, face à l'encore et encore de l'épithumia, il faut créer une instance capable de dire : assez, ça suffit! Notez bien que le noûs, contrairement à l'épithumia, que le noûs donc résulte d'une genèse sociale puisqu'elle implique la discursivité. Elle permet que le sujet puisse de délibérer sur ce qu'il veut au juste et sur ce qu'il ne veut pas. Toutes les cultures ont fait en sorte que le sujet puisse et sache à terme contrôler et maîtriser ses passions et ses pulsions. Sauf le capitalisme qui promet la satisfaction de toutes les pulsions. Le Marché n'est-il pas cette instance qui dit : Demandez ce que vous voulez. Nous avons tous les objets manufacturés, tous les services marchands et tous les fantasmes produits par les industries culturelles capables de satisfaire toutes vos appétences… Bref, le capitalisme est ce qui exploite directement l'âme d'en bas.
Article et propos recueillis par Anaïs Luneau
Dany-Robert Dufour, Baise ton prochain : Une histoire souterraine du capitalisme, Actes Sud, Coll. Questions de société.