Atiq Rahimi : Lettre à un réfugié afghan
Atiq Rahimi, né en 1962 à Kaboul (Afghanistan), est un romancier et réalisateur de double nationalité française et afghane. En 1984, il quitte l’Afghanistan pour le Pakistan à cause de la guerre, puis demande et obtient l’asile en France. "Terre de cendres", film qu’il adapte d’un de ses romans a reçu le prix "Regard sur l’avenir" au festival de Cannes. Atiq Rahimi a reçu le prix Goncourt en 2008 pour son roman "Syngué Sabour, Pierre de patience".
"Vous rêvez d’un ailleurs, d’une vie meilleure ; vous fuyez la guerre, ou toute autre tragédie humaine. Silencieux, anxieux, vous vous approchez d’une frontière dans l’espoir que la terreur et la souffrance perdent vos traces. C’est la nuit, une nuit froide. Tout ce que vous entendez, ce n’est que le bruit feutré de vos pas glacés sur la neige. Une fois à la frontière, le passeur vous dit de jeter un dernier regard sur votre terre natale. Vous vous arrêtez et regardez en arrière : tout ce que vous voyez, ce n’est qu’une étendue de neige avec les empreintes de vos pas. Et de l’autre côté de la frontière, un désert semblable à une feuille de papier vierge. Sans trace aucune. Vous vous dites que l’exil sera ça, une page blanche qu’il faut remplir.
Une étrange sensation s’empare de vous. Indéfinissable. Vous n’osez plus avancer ni reculer. Mais il faut partir ! À peine franchissez-vous la frontière que le vide vous aspire. C’est le vertige de l’exil, murmurez-vous au tréfonds de vous-même. Vous n’avez plus ni votre terre sous le pied, ni votre famille dans les bras, ni votre identité dans la besace ! Rien. Vous haïssez la terre et ses frontières. Vous aimeriez être en haut, sur les nuages, hors espace temps, pour traverser sans craintes ces lignes arbitraires. Pourtant c’est ici, de ce côté de la démarcation que vous espérez survivre… Sans ces frontières, vous ne seriez nulle part. Étranges limites, ces frontières ! Elles nous séparent et, en même temps, nous protègent. Elles nous démunissent de notre identité mais nous garantissent la vie.
Vous voilà de l’autre côté de la frontière. Vous avez donc réussi à semer la souffrance et la mort. Mais pourtant rien ne vous réjouit. Vous êtes comme en deuil, en perte de votre terre/mère/identité ! Vous vous souvenez alors de ce conte que vous racontait votre père : Un soir quelqu’un voit Nasreddin (personnage légendaire en Orient) sous un lampadaire, en train de chercher quelque chose. L’homme lui demande ce qu’il a perdu. « La clef de ma maison », lui répond Nasreddin. L’homme commence à chercher aussi la clef. Ne trouvant rien, l’homme demande à Nasreddin s’il ne l’a pas perdue ailleurs.
« Si, affirme Nasreddin, je l’ai perdue chez moi !
- Mais pourquoi ne cherches-tu pas chez toi ?
- Parce que chez moi, il n’y a pas de lumière ! » dit Nasreddin. Cela peut être votre histoire. Votre pays a sombré dans la terreur de la guerre et, là-bas, vous avez perdu votre liberté, votre dignité, vos rêves… Vous êtes donc venu là où vous espériez trouver de la lumière, la liberté, la vie… tout en sachant que vous ne retrouverez pas votre clef. Vous décidez alors de la créer dans votre imaginaire. Vous écrivez, vous filmez, vous chantez… Et vous construisez votre demeure en exil, avec sa porte grande ouverte sur le monde. Sur la feuille blanche de l’exil, vous retracez votre vie. Sur une nouvelle terre, vous territorialisez votre imaginaire. Dans votre errance, vous rencontrez d’autres étrangers ; eux aussi tiennent leurs racines dans les mains. Cette nouvelle terre peut vous refuser d’y implanter vos racines. Elle est déjà trop peuplée, vous disent-ils.
Vous leur racontez alors cette histoire : Au VIIIe siècle, lors de la conquête musulmane, les adorateurs d’Ahura Mazdâ sont chassés de leur terre. Ils s’exilent en Inde, où leur chef est accueilli par le souverain indien, tenant dans les mains un bol de lait rempli à ras bord, et qui lui dit : « Mon honorable hôte, toi et les tiens êtes bienvenus sur nos terres ! Mais je ne peux malheureusement vous donner d’asile. Ma terre ressemble à ce bol : une goutte de plus, il débordera ! ». Le sage zoroastrien sort de sa poche une poignée de sucre et la verse dans le bol. Aucune goutte ne déborde. « Ne craignez rien, Grand Maharaja ! Nous sommes comme du sucre. Nous nous dissoudrons en vous sans vous combler.
- Et vous nous donnerez en plus toute votre douceur », constate le souverain, leur offrant l’asile. Et vous dites que tout étranger apporte cette douceur, ce nuage qui promet la pluie, donne la sève à vos racines implantées ailleurs, sur les terres arides de l’exil. Vos feuilles de papier vierges deviennent les pages de l’Histoire."
Atiq RAHIMI