Le bolsonarisme et l’institutionnalisation de l’absurde
L’artiste brésilienne Usha Velasco a publié sur Instagram sa nouvelle création artistique intitulée « Doente de Brasil » (Être malade à cause du Brésil). Sur l’un de ses collages, on peut lire « eu não aguento mais » (je n’en peux plus) à côté d’un fragment du drapeau d’un Brésil qui semble vidé de ses couleurs et de son sens, d’autant plus en ces temps de pandémie-génocide dont le Brésil subit les ravages. Il s’agit d’une création qui nous captive et nous incite à réfléchir sur ce qui se passe au Brésil : au milieu du nombre démesuré de morts dû à la Covid-19, le bolsonarisme et ses projets politiques dystopiques a même tenter d’éroder notre imagination et notre capacité à projeter des lendemains et des futurs possibles. Il provoque en nous un sentiment de destruction, tel un vide de significations ; c’est la remise en cause du sens même de l’État brésilien. Le bolsonarisme nous enveloppe comme un anti-monde — l’hypothétique antimatière d’un monde qui est capable de produire son propre anéantissement.
Afin de mieux comprendre les temps présents et, surtout, de continuer à résister — en imaginant des futurs meilleurs et possibles — nous proposons ici d’étudier les processus de démantèlement et d’institutionnalisation des politiques établies par le gouvernement fédéral brésilien actuel. Nous désirons mettre l’accent sur les droits socio-environnementaux, notamment ceux des peuples autochtones, et la gestion de la crise sanitaire liée à la Covid-19. Cette recherche est en cours depuis 2020 et prend comme point d’ancrage des recherches bibliographiques et numériques, particulièrement sur des sites web et dans divers journaux. Au mois d’avril, nous avons publié un premier article d’opinion basé sur notre recherche dans le Jornal Brasil de Fato. En continuité avec ce premier jet sur la question, le présent article est donc le résultat de l’avancement de nos recherches et réflexions sur les effets politiques, sanitaires et environnementaux du bolsonarisme.
Ce que l’on définit par « bolsonarisme » ne se limite pas à la figure du chef de l’exécutif national : il comprend le gouvernement fédéral et ses partisan·nes, mais il est également édifié sur un ensemble d’orientations et de politiques d’extrême droite, ainsi que sur des programmes économiques ultralibéraux et des pratiques sociales ultraconservatrices. De fait, le bolsonarisme prend place dans un contexte de crise démocratique : le Brésil est effectivement face au démantèlement et au non-respect des droits et politiques, pour la plupart acquis depuis la Constitution de 1988, qui vont chaque fois plus de pair avec des réglementations infra légales, des politiques et des modes d’action des agences publiques. Ces derniers cherchent d’ailleurs à institutionnaliser les anti-droits collectifs, politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux.
De fait, le bolsonarisme met en place des projets dystopiques qui engendrent l’institutionnalisation de l’absurde au Brésil. Pour démontrer notre propos, notre argument se centre dans un premier temps sur certaines situations liées à la question socio-environnementale et à la garantie des droits des peuples autochtones. Ensuite, nous proposons de réfléchir à la manière dont les politiques bolsonaristes affectent la gestion de la crise sanitaire de la Covid-19 au Brésil.
Tout d’abord, il est important de souligner que les violations des droits socio-environnementaux des peuples autochtones au Brésil n’ont pas commencé avec le bolsonarisme. Les structures du pouvoir qui articulent et soutiennent le fonctionnement de l’État brésilien sont fondées sur une relation conflictuelle avec les peuples autochtones depuis toujours, reproduisant un colonialisme interne. Cependant, si l’on considère les changements inaugurés par la Constitution fédérale de 1988 et institués dans le processus de redémocratisation après la dictature militaire (1964-1985), le bolsonarisme instaure une nouvelle période de l’histoire politique du pays.
S’il existait auparavant une structure de protection et de promotion des droits socio-environnementaux, on assiste, depuis le début du gouvernement de Bolsonaro, à une inversion du rôle des agences fédérales chargées de la mise en œuvre des politiques autochtones et socio-environnementales. La Fondation nationale de l’Indien (Funai), l’agence fédérale responsable de la mise en œuvre des politiques autochtones, est aujourd’hui instrumentalisée pour protéger l’agro-industrie et l’industrie extractive (comme l’exploitation minière) qui tentent d’opérer dans les territoires traditionnels sans l’accord ou le consentement préalable des autochtones. De son côté, l’appareil institutionnel du Ministère de l’environnement a été utilisé pour protéger les exploitants forestiers, les garimpeiros (les orpailleurs clandestins), et d’autres groupes intéressés par l’exploitation illégale des ressources naturelles sur les terres autochtones.
Il est possible de donner plusieurs exemples concrets de cette instrumentalisation. Le 26 avril 2021, Sônia Guajajara, une leader autochtone nationale et coordonnatrice de l’Articulation de peuples autochtones du Brésil (Apib), a été convoquée pour témoigner auprès de la police fédérale. Elle a été accusée par la Funai, l’organisme fédéral qui a la responsabilité de promouvoir les droits des peuples autochtones, de diffamer le gouvernement fédéral. La diffamation se serait produite par le biais d’une série web (Maracá) dans laquelle l’Apib dénonce les violations des droits des peuples autochtones commises par les actions et omissions du gouvernement fédéral dans le cadre de la pandémie mondiale. Ces violations ont été documentées dans divers rapports et dénonciations nationales et internationales [1].
Le 24 mars 2021, Bolsonaro et le président de la Funai ont participé à une réunion qui rassemblait des autochtones avec un groupe intéressé par l’exploitation de leurs terres par le biais de l’agro-industrie et de l’activité minière. Bien que l’exploitation minière sur ces terres soit interdite dans le pays, le président de la Funai a demandé à ce groupe de déposer une plainte contre une association autochtone qui s’opposait à l’exploitation minière sur leurs territoires traditionnels.
Le Ministère de l’environnement fournit également un exemple parlant : entre autres mesures administratives, celui-ci a mis en cause les actions de la police fédérale de protection de la forêt amazonienne où habitent environ 180 peuples autochtones en plus de dizaines de peuples isolés et d’autres communautés traditionnelles, comme les Quilombolas. La situation est si grave que, récemment, la police fédérale a mené une procédure administrative devant la Cour suprême contre le Ministre de l’environnement, Ricardo Salles, l’accusant d’entraver l’action des agences environnementales. En outre, le dossier « Chronologie d’un désastre annoncé : Actions du gouvernement Bolsonaro pour démanteler les politiques environnementales au Brésil »(2020), organisé par l’Association nationale des fonctionnaires dans le domaine de l’environnement (ASCEMA), a démontré que les mesures exécutées par la Présidence de la République et le Ministère de l’environnement ont contribué à la mise en œuvre d’une politique de destruction environnementale. Cette politique a des effets particulièrement dévastateurs sur les peuples autochtones.
Le bolsonarisme se présente également comme une période politique distincte des précédentes au Brésil. En effet, s’il existait auparavant des espaces institutionnels de dissidence politique, bien que subordonnés et sous tutelle de l’État, les espaces de participation et d’écoute des peuples autochtones sont chaque fois plus réduits. On peut citer en exemple le Conseil national de politique autochtone qui réunissait des représentant·es de ces peuples et du gouvernement fédéral pour discuter des politiques publiques. Aujourd’hui, après l’annihilation par le gouvernement Bolsonaro de cette commission et d’autres espaces de participation sociale, nous vivons une époque de silenciamento indígena ou de réduction au silence des autochtones. Le rapport « COVID-19 and the Indigenous People, Confronting violence during pandemic » publié en avril 2021 par l’Apib est hautement instructif à ce sujet. Pour le bolsonarisme, la dissidence est considérée comme un ennemi qui, dans la perspective de la nécropolitique (Achille Mbembe), doit être tué. À cette fin, les structures de l’État sont actuellement utilisées à contre-courant de leurs missions institutionnelles originales. En analysant les premières années de l’actuel gouvernement fédéral, le professeur Pedro Cardoso (Universidade do Estado do Amazonas) a démontré que « les politiques de mort » du gouvernement Bolsonaro sont contraires à la vie et aux droits des peuples autochtones.
Outre la gestion de la Covid-19, les actions du gouvernement fédéral combinées à la violence, aux inégalités et aux vulnérabilités sociales déjà existantes dans la société brésilienne, ont davantage aggravé la crise sanitaire. Les résultats des recherches de la professeure Deisy Ventura (Universidade de São Paulo) ont révélé « la stratégie institutionnelle [développée par le gouvernement fédéral] de propagation du virus ». Une autre recherche diffusée sur le site Science a démontré que « la réponse fédérale [à cette crise] a été une combinaison dangereuse d’inaction et d’actes répréhensibles ». Récemment, le Tribunal vérificateur des dépenses de l’Union, une institution brésilienne qui exerce un contrôle comptable, financier et budgétaire de l’Union, a constaté que, pour l’année 2021, le gouvernement fédéral n’a réservé aucune partie du budget public pour que le Ministère de la Santé puisse mener des actions pour la prévention et le contrôle de la Covid-19. Les choix gouvernementaux, d’ordre politiques et économiques, ont ainsi contribué à causer la mort de plus de 422 000 personnes au Brésil parmi lesquelles 1061 autochtones.
En ce qui concerne les peuples autochtones, le dossier « Pandémie de la COVID-19 dans la vie des peuples autochtones », édité par Braulina Baniwa, Felipe Cruz Tuxá et Luiz Eloy Terena, démontre les effets des politiques de Bolsonaro sur la vie de ces peuples. À titre d’exemple, en décembre 2020, le Comité national pour la vie et la mémoire autochtones a démontré que le taux de mortalité de la population autochtone était de 16 % supérieur au taux de mortalité général au Brésil pour cette maladie. Il semble donc que l’objectif du bolsonarisme d’exploiter les terres autochtones et les zones protégées ait un caractère génocidaire et écocidaire.
Tous ces exemples doivent être interprétés de manière interconnectée et contextuelle. Cela nous amène à une vision plus globale – et non sectorielle ou ponctuelle – de la manière dont le gouvernement Bolsonaro a démantelé les organismes chargés de mettre en œuvre les politiques de protection de l’environnement et les politiques autochtones. Il est ainsi possible d’observer un autre niveau d’institutionnalisation de l’absurde. En analysant l’ensemble des actions politiques menées par le gouvernement Bolsonaro depuis le début de son mandat, il devient évident que le bolsonarisme a pénétré les niveaux les plus divers de l’administration publique et de la vie sociopolitique. Des situations qui étaient auparavant considérées comme résultant de l’inaction de l’État et de la non-effectivité des droits (par exemple, la lenteur des processus de démarcation des terres autochtones) sont maintenant articulées comme des actions étatiques institutionnellement « acceptées ».
De manière apparemment incompétente et chaotique, l’administration Bolsonaro est en train de progressivement rendre la réalisation des droits socio-environnementaux impossible à coup de précarisation et par le biais du démantèlement des agences publiques. En parallèle, elle a institué des normes et des actions politiques contraires aux droits fondamentaux, ou elle cherche activement des manières institutionnelles de le faire. Le gouvernement a d’ailleurs proposé un projet de loi qui, si adopté, pourrait permettre l’exploitation minière, les activités agro-industrielles et d’autres projets d’exploitation économique dans les territoires autochtones. Des associations nationales, régionales et locales de peuples autochtones protestent contre ce projet qui est seulement soutenu par quelques groupes minoritaires au sein des 305 peuples autochtones du Brésil. Cependant, le gouvernement soutient précisément ces groupes, faisant ainsi fi de l’autodétermination des autochtones et de leurs institutions et organisations politiques.
De surcroît, on comprend que les discours et les pratiques de Bolsonaro, du gouvernement fédéral et des groupes parlementaires alliés, s’alignent avec certains projets économiques, sociaux et politiques qui les animent. Dans ce scénario, la grave crise sanitaire actuelle qui sévit au Brésil apparaît comme la conséquence de choix politiques désastreux. Ce cadre dystopique nous rappelle « 1984 » de George Orwell, qui dépeint un gouvernement totalitaire et despotique fondé sur la manipulation de l’histoire et de la vérité. Dans l’anti-monde de 1984, la devise du parti qui dirige le pays fictif où se déroule le récit est : « La guerre, c’est la paix. La liberté est un esclavage. L’ignorance est une force ». Les réflexions sur la dystopie vécue depuis 2019 au Brésil à la lumière de 1984 montrent sous un nouveau jour la raison pour laquelle le bolsonarisme est guidé par une guerre permanente contre des ennemis réels et imaginaires. Dans le contexte de la pandémie, cette guerre montre son visage le plus pervers, puisque ces ennemis ne sont pas extérieurs au pays, mais sont ses propres citoyen·nes. Ainsi, le bolsonarisme promeut des politiques qui favorisent les inégalités socio-économiques, causant de graves impacts sur l’environnement et sur la vie des populations autochtones.
Face à ce constat, il nous reste donc à continuer la résistance ; la résistance à l’institutionnalisation des politiques de mort. De fait, la résistance au bolsonarisme a ouvert un nouveau chapitre dans le cadre de la politique institutionnelle brésilienne à la suite de la création, déterminée par la Cour suprême, d’une Commission parlementaire d’enquête au Sénat. Cette commission vise à enquêter sur la gestion de la crise sanitaire de la Covid-19 par le gouvernement Bolsonaro. Pris de court par les résultats possibles des travaux de la commission, le Président de la République et ses partisan·nes cherchent à 1) entraver les travaux de la commission parlementaire [2] et 2) orienter l’enquête de la commission sur la conduite des gouverneurs et des maires. Par ailleurs, ils menacent de lancer les forces armées dans certains États en vue d’une éventuelle confrontation avec les gouverneurs et les maires de ces États. En effet, le gouvernement fédéral considère comme des mesures dictatoriales de la part de ces derniers, les simples mesures de distanciation sociale et de couvre-feu.
Le bolsonarisme se nourrit et se perpétue sur cette machine permanente de guerre, de haine et de mort. Cela ne fait qu’aggraver le climat d’instabilité sociopolitique du pays. Ainsi, en dépit de l’instauration de la commission d’enquête et des innombrables tombes encore à creuser pour les victimes de la Covid-19, l’institutionnalisation de l’absurde entraînée par la politique bolsonariste ne fait que s’intensifier. Il est donc nécessaire de continuer à politiser la problématique, au quotidien, en images et en mots. Se battre pour des futurs possibles est le seul moyen de tisser un temps où nous ne serons plus malades en raison des effets environnementaux, politiques, sociaux et économiques du bolsonarisme.
Luciana Nóbrega, Priscylla Joca, Journal des Alternatives
Notes :
[1] Voir https://www.theguardian.com/world/2021/jan/23/jair-bolsonaro-could-face-charges-in-the-hague-over-amazon-rainforest et https://www.culturalsurvival.org/news/indigenous-peoples-vs-brazil-supreme-court-unanimously-rules-bolsonaro-violating-indigenous
[2] Voir https://oglobo.globo.com/brasil/senadores-governistas-vao-ao-stf-contra-renan-na-cpi-da-covid-mantem-batalha-judicial-24991833 et https://www.correiobraziliense.com.br/politica/2021/04/4920520-critico-do-isolamento-flavio-bolsonaro-reclama-que-cpi-pode-causar-aglomeracoes.html
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