L'AUTRE QUOTIDIEN

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Israël : Pourquoi ça fait si mal ? Par André Markowicz

Pourquoi ça fait si mal ? À chaque fois que je traite du nationalisme, ou du communautarisme, je reçois des, dirons-nous, volées de bois vert, ou des insultes, des tombereaux de haine, et, finalement, on ne s’y fait jamais. Là, en parlant d’Israël, je reçois des insultes aussi. Mais je voudrais quand même essayer, non pas de répondre, mais, je ne sais pas, de parler encore.

Vous comprenez, je ne vais pas répondre à tel ou tel qui me dit que, si j'assène les horreurs que j'assène, c'est qu'il faut bien que je « suive une ligne » — l’idée étant que je me fasse bien voir par des amis. Ça, malgré tout le respect que j’ai — ou que j’avais — pour la personne en question, ce n’est pas de l’ordre du débat. D'autres interlocuteurs me disent que je ne comprends rien, que je ne connais rien (sans me contredire, pourtant, sur les faits), que je devrais rester dans ma littérature (où, n’est-ce pas, je suis mieux). Bon, là encore, que répondre ? — rien, bien sûr. Mais il y a ceux et celles qui se disent blessés par ce que je dis sur Israël, et ceux et celles dont je vois sur le profil qu’ils sont « pour toujours », ou « à jamais » aux côtés d’Israël, visiblement quoi qu’il s'y passe. Si la politique de la colonisation ne les dérange pas, ou s’ils pensent que c’est un détail, et s’ils pensent qu’en fait, l'Etat juif est entouré par des monstres islamistes (et qu’il y a des monstres islamistes, j’ai l’impression de l’avoir toujours dit), et que la population palestinienne est irrécupérable en tant que telle, alors, là, il y a un problème. Parce que, qu’est-ce qu’on en fait, de la population palestinienne ?... Comment sortir de la guerre, de la peur et de la rancœur ?....

J’étais dans un taxi, il y avait un genre de chaîne d’information en continu. Et donc, j’écoutais les développements. La chaîne de radio, — j’ai su que c’était France-Bleu — parlait en boucle d’une attaque à la voiture bélier, et il y avait sept blessés. Le titre, c’était ces sept blessés. Et puis, après les développements (confus, je dois dire) sur l’attaque, il y a eu cette phrase brève : « Par ailleurs, quarante Palestiniens ont été tués à Gaza ». Cette phrase n’est apparue qu’une fois. Et, vous savez, ça disait tout. Pour nous, je veux dire en Occident, eh bien, sept blessés israeliens, c’est beaucoup plus grave que quarante morts à Gaza. Ce n’était pas dit comme ça, naturellement, mais, dans l’ordre des priorités de la radio, ça tombait sous le sens.

C'est ça qui ne va pas. Parce que ça me coupe de beaucoup, beaucoup de gens qui, de fait, sont mes amis en vrai, ou pourraient l'être.

Et donc, je voudrais répondre, avec tout le calme dont je suis capable à un seul et unique commentaire. Je le cite : « Je suis profondément blessée par votre texte André Markowicz. Vous oubliez toute décence et justice. Votre antisionisme est tellement virulent, votre haine de soi tellement navrante, que vous atteignez la caricature. Je respecte votre travail de traducteur littéraire, mais vos positions politiques sont gravement haineuses et si peu humanistes, malgré les apparences. Surtout, salir la Shoah pour servir votre argumentaire est indécent et blessant. L’anti-sionisme, à savoir le refus de considérer l’existence et le droit à l’existence d’un pays pour les juifs, est une forme d’antisémitisme, dont les juifs ne sont pas exclus hélas. Et cela plaît bien sûr à tous les antisionistes et gauchistes pro palestiniens de votre page qui vous adulent trop pour conserver la moindre indépendance d’esprit critique. C’est triste et désespérant que de constater ce naufrage intellectuel qui tombe dans la haine à sens unique. »

En quoi ai-je « sali la Shoah » ? En disant que la propagande de l'Etat d'Israël l’avait transformée en sacrifice par lequel (je ne dis pas « grâce auquel » !) il a été forgé ? Mais la récupération du génocide, j’en parle depuis que je suis ici, sur FB, où l’une de mes premières chroniques, en janvier 2014, a été pour dénoncer cette parade militaire organisée par Israël à Auschwitz, avec des enfants qui, revêtus du drapeau blanc et bleu, marchaient sur les rails vers les portes du camp, et aussi, plus tard, pour m’indigner de ce montage photographique où l’on voyait une rangée de prisonniers hâves et émaciés, en noir et blanc, avec, à côté d’eux, des soldats de Tsahal, en couleur, avec tout leur harnachement moderne. Ce que j’ai dénoncé, et que je dénonce toujours, c’est la doctrine du « Juif fort », parce que, le culte des hommes forts, et le culte de la force, ma foi, dans l’histoire du monde (un peu partout dans le monde, pour ne pas dire « partout-partout »)... on connaît. Ce que je dénonce, c’est, par exemple, la politique israélienne vis-à-vis du yiddish (plus maintenant, me dira-t-on — bah oui, quand le yiddish a fini par ne plus exister en tant que langue normale que chez les dingues qui terrorisent tous les quartiers où ils s’installent). Et l'absence du yiddish à Yad-Vashem, c'est-à-dire l'absence d la langue de la plupart des morts (pas de tous, mais de la plupart).

Et ai-je mis en doute "le droit à l'existence d'un pays pour les juifs" ?... — Je fais simplement constater que, ce pays, il se trouve qu'il était déjà habité par des gens, qui sont non pas, comme disait le grand-père, "normaux, juifs comme tout le monde", mais normaux, sémites et pas juifs. Et que ces gens, ils étaient là. Et oui, les Juifs ont, comme on dit, « fait fleurir le désert »... Ce qui veut dire que quoi, les palestiniens qui vivaient dans le désert (depuis deux mille ans et plus), ils étaient des barbares, des êtres inférieurs, comme, je ne sais, les indiens d’Amérique pour les colons européens ?... Et que toute la politique du sionisme a été de... de quoi, finalement ?... — Parce que, bon, oui, et cent fois oui, Israël est une démocratie au milieu d'un océan de dictatures (le Liban est une très très complexe et relative exception) — mais de démocratie pour qui ? Pour nous les Juifs, et, dans une moindre mesure, cette minorité d'Arabes qui sont restés en 1947 et sont devenus citoyens. Mais pour les autres ? — Les territoires sont "occupés", depuis 1967. Et quoi ? Quel statut est-ce qu'ils ont ? Et quel est le statut des gens dedans ? Et à quoi servent, dans les territoires occupés, l'armée et la police, sinon à protéger les colons, c'est-à-dire à humilier, à restreindre dans leurs moindres mouvements la vie de millions de personnes ? Cela, comment ne pas le voir ? Et si l'on dit que, les territoires occupés doivent appartenir historiquement aux Juifs, alors, les gens qui sont occupés, on les met où ?

Et si l'on considère que, ces millions de personnes, ce ne sont que des terroristes (femmes, vieillards et enfants compris), alors on est tombé dans le racisme le plus évident et dans l'impasse: parce que, oui, ces millions de terroristes, on en fait quoi ? — Eh non, il n'y a aucune raison que les Juifs n'aient pas leur pays à eux (qui veut parmi les Juifs — parce que, combien on en a entendu, en Russie et en Pologne, des braves gens qui disaient à nos amis de "retourner en Israël"). Juste, il se trouve que, leur pays, ce n'est pas que le leur. L'histoire, pendant deux mille ans, ne les a pas attendus, alors que nos ancêtres, pendant deux mille ans, ont dit tous les ans "l'année prochaine à Jérusalem". Voilà, donc, on fait quoi avec ça ? Si Israël est le pays des Juifs, les autres, qui y habitent, ils ont quoi comme pays ? Ils s'en vont ? Et où ?

Bien sûr que les Israéliens ne sont pas tous des extrémistes. Au contraire ! Mais le régime d'Israël est construit sur la proportionnelle intégrale, et donc sur la surenchère vers l'extrémisme. Et oui, l'Autorité palestinienne (la majuscule n'est que grammaticale) est corrompue... mais Nétanyahou, il l'est aussi (et sans doute beaucoup plus). Et lui, son pouvoir, il est réel.

Et comment faire pour ne pas constater que le régime d'Israël, c'est-à-dire, concrètement, la façon dont des Juifs (je ne dis pas les Juifs) traitent des millions de personnes, est un des ferments les plus terribles non seulement d'un antisémitisme qui s'est, depuis 1967, répandu dans le monde entier, mais de sa propre insécurité ? — Pas seulement celle de l’Etat, non, mais de l'insécurité des gens. Et qu’il nourrit l’islamisme, le fanatisme et la haine en retour.

Israël est une puissance nucléaire (illégalement, mais de facto), Israël fabrique les armes les plus sophistiquées du monde, et quoi ?... Depuis plus de cinquante ans, ils n'arrivent à montrer aux Arabes les avantages de leur démocratie ? Cette haine de la part des Palestiniens, en plus de cinquante ans, elle n'a fait que croître. Cette haine, ces explosions régulières de violence, cette poudrière constante, n'est-ce pas la preuve d'un échec ?

Chers amis, tout nationalisme, je le dis et le redis, se nourrit de la haine, du ressentiment et de la peur, à un degré ou à un autre, mais, à ça, il n'y a pas d'exception. Le sionisme est un nationalisme. A moins de donner un droit de vote égal, une citoyenneté égale à tous les habitants adultes des territoires, occupés ou non occupés, il n'y aura pas de solution, parce que la haine, après mille et mille explosions de violence réprimées et condamnées par le monde entier, la haine, donc, restera toujours jeune. Et c'est comme en Algérie après guerre : le droit de vote universel, personne n'en voulait. — On connaît le résultat.

Et nous, on voudrait tellement, mais tellement s'aveugler, et se donner, à nous, Juifs, une espèce de statut exceptionnel, garanti du racisme et de la violence, parce que nous sommes un des peuples qui, dans le monde, le racisme et la violence, les avons subis le plus. Mais non, en dépit de ce que disent les antisémites, nous n'avons rien d'exceptionnel, nous sommes soumis aux mêmes tentations, aux mêmes apories.

Et Israël, aussi insupportable que ce soit pour chacun d'entre nous (là, je nous mets tous, chère Talia, dans le même sac), impose à des millions de personnes, jour après jour, un régime d'apartheid.

Et ça fait tellement mal.

André Markowicz, le 17 mai 2021


Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.


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