L'AUTRE QUOTIDIEN

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Tokyo-Paris : extinction de la flamme olympique

Vers l’annulation des Jeux olympiques de Tokyo? 

La flamme olympique, bloquée à Fukushima depuis le report de «Tokyo 2020», partira-t-elle le 25 mars prochain pour un relais de 121 jours à travers le Japon? Tout semble indiquer le contraire. Les Jeux Olympiques (JO), après leur report d’une année du fait de la pandémie liée à la Covid-19, seront même peut-être annulés avant cette date hautement symbolique. La présence des touristes étrangers est déjà interdite au Japon pour la durée des JO. Une annulation de ces derniers aura de lourdes conséquences économiques, sociales et politiques pour le Japon et pour la France. Le Comité International olympique (CIO), certes assuré (dans plusieurs compagnies dont la société de réassurance Swiss Ré) à hauteur de 1,3 à 1,5 milliard de dollars en cas d’annulation des JO, sera en grande difficulté du seul fait de la perte des droits de retransmission des épreuves estimés à plus de 70 % de ses revenus. Avec une réserve supputée à 1 milliard de dollars, le CIO aura du mal à assurer le passage de la flamme entre Tokyo et Paris.

Mais aujourd’hui, et plus généralement, comment apprécier ce qui va arriver prochainement?

Le constat est frappant: les Jeux olympiques attirent de moins en moins de villes susceptibles de répondre favorablement à un cahier des charges très pesant, imposé par le CIO et pas seulement en termes de coût. Car, trop d’observateurs l’oublient un peu vite, les Jeux olympiques ne sont pas qu’une affaire de «gros sous». Les redoutables conséquences économiques masquent beaucoup trop les effets politiques et idéologiques de cette «machinerie olympique» dont parlait Pierre de Coubertin. Contrairement à l’idéal d’apolitisme proclamé dans la Charte, l’Olympisme est politique au moins de deux manières: d’une part, il est traversé par tous les enjeux politiques d’une conjoncture historique donnée, d’autre part, il constitue une vision politique du monde.

L’histoire des Jeux olympiques modernes qui commence à l’orée de l’ère impérialiste est une longue répétition de forfaits, de complicités avec les puissances établies de ce monde et de connivences avec les pires régimes: Berlin 1936, Mexico 1968, Moscou 1980, Pékin 2008, Sotchi 2014. Le choix des villes illustre trop souvent les mots terribles prononcés par l’ancien dissident soviétique Vladimir Boukovski après le choix de Moscou: «Politiquement, une grave erreur; humainement, une bassesse; juridiquement, un crime.» Les discriminations raciales, religieuses, politiques, les campagnes de propagande au profit d’États totalitaires, les opérations de nettoyage et de répression préventifs au nom de la trêve, la militarisation de l’espace, l’éloignement définitif des plus démunis dans les quartiers refaits lors de la construction des sites, font de l’Olympisme la continuation de la guerre par d’autres moyens. Entre les droits du sportif et les droits de l’homme le mauvais choix est toujours fait: les questions sociales et morales passent après les questions musculaires.

L’Olympisme est également politique parce qu’il est une «philosophe de la vie» comme le souligne le premier principe fondamental de la Charte olympique. La conception du monde et de la société qui se dissimule derrière l’Idée olympique constitue une série de positions idéologiques, pédagogiques et culturelles qu’il faut analyser et combattre. Le Grand Livre de l’Éternel Olympique nous berce d’illusions: «L’Olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple, la responsabilité sociale et le respect des principes éthiques fondamentaux universels.» Or, l’Olympisme est intrinsèquement l’organisation aboutie du mensonge, de la dissimulation, de la corruption. L’«olympisation» du monde, pour reprendre l’expression de Coubertin, est le pendant de la libéralisation généralisée de nos sociétés financiarisées. 

Jeux Olympiques et ordre établi

Contrairement à ce que leur nom indique, les Jeux olympiques n’appartiennent pas au domaine du jeu puisqu’ils ne font jamais appel à une quelconque liberté d’organisation entre les individus (y compris celle d’arrêter de jouer), ne mélangent ni les sexes ni les âges et ne s’intéressent finalement qu’aux vainqueurs (les médaillés d’or). Le jeu méconnaît le dopage, l’entraînement démentiel, la professionnalisation, les sponsors, la victoire à n’importe quel prix alors qu’aux JO, tout est performance, prouesse, record, rendement, dépassement de soi, nationalisme. En outre, les JO ont fait disparaître les jeux traditionnels (les très nombreux jeux inventés par les Indiens aux États-Unis par exemple) au seul profit de sports dits modernes où dominent la compétition totale entre individus ou entre équipes et l’implacable compétition entre les nations.

La lecture de la Charte olympique permet de comprendre comment fonctionne cette machine idéologique à fabriquer mystifications et contrevérités. Son deuxième principe éclaire les objectifs: «Le but de l’Olympisme est de mettre le sport au service du développement harmonieux de l’humanité en vue de promouvoir une société pacifique, soucieuse de préserver la dignité humaine.» Le quatrième principe va plus loin encore en osant faire du sport un droit équivalent à la liberté, à la propriété et à la résistance à l’oppression: «La pratique du sport est un droit de l’homme. Chaque individu doit avoir la possibilité de faire du sport sans discrimination d’aucune sorte et dans l’esprit olympique, qui exige la compréhension mutuelle, l’esprit d’amitié, de solidarité et de fair-play.» Les propos sexistes de l’ancien président du comité d’organisation des Jeux de Tokyo (Yoshiro Mori a démissionné le 12 février dernier) confirment l’imposture du discours sur «l’esprit olympique». Ils se situent dans la continuité de «l’idéal olympique» qui, depuis son origine, a montré son hostilité aux femmes en particulier chez Pierre de Coubertin. Ce dernier refusait une «demi-Olympiade féminine», acceptant le seul «applaudissement féminin pour récompense» vis-à-vis de l’«athlétisme mâle».

L’angélisme olympique, censé conduire à la fraternité universelle et au perfectionnement de l’homme en transcendant les oppositions de classes, sert trop souvent de paravent mystificateur à l’austérité quotidienne et à la barbarie. Demander aux hommes d’un univers aussi divisé que le nôtre, qui n’ont aucun système de valeurs communes, de s’affronter sur un stade en oubliant leurs antagonismes politiques et sociaux, c’est minimiser ceux-ci. Masquer les contradictions et les conflits de la société a toujours été l’un des moyens essentiels de maintenir l’ordre établi. L’entreprise olympique a une nature profondément conservatrice.

En soutien à la population japonaise refusant le fléau olympique et contre la propagande de la plupart des forces politiques françaises favorables à «Paris 2024», écoutons et diffusons le court mais incisif message du philosophe Walter Benjamin qui, en 1936, dénonçait lucidement l’idéal olympique largement nazifié: «Les Jeux olympiques sont réactionnaires.» De son côté, le sociologue et historien Jacques Ellul stigmatisait les Jeux olympiques (Tokyo 1964): «[…] l’écœurante mollesse des bons sentiments fabrique les bourreaux à la chaîne, car ne vous y trompez pas, les bourreaux sont pleins d’idéalisme et d’humanité. C’est toujours au nom de l’homme et de l’humanité que se font les génocides […].» Le philosophe Theodor W. Adorno, lui, dénonçait «les manifestations sportives [qui] furent les modèles des rassemblements de masses totalitaires. […] Le sport correspond à l’esprit prédateur, agressif et pratique […]. Le sport n’implique pas seulement le désir de violenter, mais aussi celui de subir soi-même, de souffrir.» 

Michel Caillat et Marc Perelman
Une tribune reçue le 12 mars 2021 par le site A l’encontre


Michel Caillat, ancien Professeur d’économie et de droit (dernier ouvrage paru: Sport: l’imposture absolue, Éditions le Cavalier bleu, 2014)

Marc Perelman est Professeur d’esthétique (dernier ouvrage paru: 2024 – les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu, Éditions du Détour, 2021)