L'AUTRE QUOTIDIEN

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Léa El Azzi : « Les interventions étrangères empêchent l'établissement d'un État libanais indépendant »

Nous publions une discussion avec Léa El Azzi, journaliste libanaise à Al Akhbar, quotidien de gauche créé par l’intellectuel militant Joseph Samaha en réaction à l’agression israélienne sur le Liban en 2006. Marqué par son fort positionnement anti-impérialiste, le journal dénonce depuis sa création le colonialisme sioniste en Palestine et au Liban, mais aussi la politique occidentale et américaine dans l’ensemble du Moyen-Orient. Récemment au Liban, le journal a mené un important travail d’analyse et de dénonciation du système bancaire et de l’oligarchie financière.

Dans ce bref entretien, Léa El Azzi revient sur la crise économique, sur la mobilisation populaire au sein du Hirak contre le système bancaire, sur les contradictions qui ont traversé le mouvement ou encore sur la politique française au Liban suite à la crise financière.

ACTA : Pouvez-vous revenir sur les causes profondes qui ont déclenché le soulèvement populaire qui a débuté en 2019 ?

Lea El Azzi : Le soulèvement populaire a été le produit d’une accumulation de facteurs :

– À l’été 2019, et pour la première fois depuis 1997, la livre libanaise a commencé à perdre de sa valeur, le dollar s’échange entre 1600 et 1610 livres libanaises (le taux de change était fixé à 1515/dollar). C’était l’un des indices d’indisponibilité du dollar. La Banque du Liban (BDL) continuait d’ignorer ce problème et le gouverneur de la BDL, Riad Salamé, a annoncé que le taux de change élevé était le résultat d’un problème entre les changeurs de monnaie et certaines entreprises.

– La BDL et les banques commerciales ont refusé d’ouvrir les lettres de crédit pour importer le blé, les médicaments, et le pétrole. Après que les distributeurs ont annoncé la grève, on voyait des colonnes de voitures devant les stations-service, devant les fours à la recherche du pain. Le problème était partout le même : la crise du change du dollar.

– Le Parti communiste libanais et différents groupes de gauche ont organisé des manifestations pour le changement du régime, contre les politiques du gouvernement et de la BDL, et pour des politiques sociales équitables.

– À l’aube des 13 et 14 Octobre, des incendies ont éclaté partout au Liban, c’était une vraie catastrophe avec la disparition de vastes zones vertes, de pins, mollusques… le feu a atteint les maisons. Ça a duré plusieurs jours, mais ce qui était stupéfiant, c’est que tous les fonctionnaires, ministres, parlementaires, sont restés endormis la nuit des incendies. Cet incident a montré la fragilité du système, le manque des ressources humaines et technologiques pour faire face à ce genre de problème.

– Le cabinet discutait des « réformes économiques » et le premier ministre Saad Hariri a proposé d’augmenter la taxe sur la valeur à 12%, en plus d’augmenter la même taxe sur les produits de luxe. Le ministre des télécommunications Mohammed Choukair a proposé que l’application WhatsApp devienne payante. En réaction à cette dernière proposition, il y a eu des appels à manifester dans le centre-ville. Lors d’un déplacement, le personnel de sécurité du député Akram Chehayeb (membre du parti socialiste progressiste, dirigé par Walid Junblat) a violemment repoussé certains manifestants afin de pouvoir passer, ce qui a redoublé la colère des gens. Et voilà, le soulèvement a éclaté.

Le Hirak semblait avoir une composition sociale multiple, des revendications et des objectifs contradictoires, parfois antagonistes. Pouvez-nous en dire plus ?

C’est vrai, il n’y avait pas « un » Hirak, « un » objectif, « un » slogan, mais une mosaïque. Aux premiers jours, un très grand nombre de gens y ont participé : ceux qui appartiennent à la classe moyenne et qui se sont soudainement vus en train de tout perdre, les classes populaires et pauvres, des jeunes lycéens, et même des partisans des partis politiques pro-système. Les organisations de la société civile, les partis de gauche, et tous les groupes organisés, ont décidé que le « soulèvement » ne devait pas avoir de « tête », pour ne pas échouer. Ils ont essayé de ne pas brandir des slogans politiques qui pourraient diviser l’ensemble des manifestants.

Quelques jours plus tard, les interventions politiques ont commencé. Le Parti des Forces Libanaises (dirigé par Samir Geagea) et le Parti socialiste Progressiste (1), qui étaient membres du gouvernement, ont annoncé leur participation aux manifestations, s’attaquant au président de la république et au gouvernement de Saad Hariri, en faisant pression sur ce dernier pour qu’il démissionne.

Petit à petit, chacun a tenté de manipuler le « Hirak », et on ne peut pas oublier les interventions des pays occidentaux, notamment les États-Unis, l’Angleterre, la France, ainsi que certains pays arabes. Il y avait ceux qui voulaient le désarmement du Hezbollah, la démission du Président Michel Aoun, la formation d’un nouveau gouvernement avec des ministres « technocrates », le renversement de tout le système, quand d’autres se dressaient contre la banque centrale et le pouvoir de l’oligarchie libanaise. Cette diversité de la société libanaise, et les profondes divisions entre les composantes communautaires et le poids du sectarisme, ont empêché la formation d’un front uni avec un programme commun pour affronter « l’establishment ». Sans parler des rivalités internes et des guerres d’ego entre les organisations issues de la société civile.

Qui est à l’origine de la mobilisation contre les banques et qu’en est-il aujourd’hui de la lutte pour les revendications sociales, à l’heure où des émeutes de la faim semblent reprendre, notamment à Tripoli ?

Le Parti communiste libanais, le « Mouvement des jeunes pour le changement » (un groupe de gauche fondé en 2015, leur objectif est la justice sociale et la libération nationale) et un certain nombre de forces de gauche ont été les principaux éléments qui se sont déplacés devant la Banque centrale du Liban. Le journal Al-Akhbar a joué aussi un rôle très important pendant des années pour expliquer les problèmes économiques, financiers et monétaires aux masses et leur présenter la vérité sur ce qu’il se passe.

Il y avait des groupes et personnes qui ne voulaient pas participer aux manifestations organisées devant la BDL ou les banques privées, car ils ne considéraient pas le dossier économique comme fondamental, et préféraient plutôt les slogans purement politiques, et il y avait ceux qui ont estimé que le Hezbollah bénéficierait des manifestations devant les banques et la Banque du Liban, et n’ont donc pas participé (il n’en bénéficiait pas, mais certains croyaient cela à cause des sanctions américaines).

Actuellement, le contexte à Tripoli est un peu différent. Il est vrai qu’il y a des conditions socio-économiques très difficiles à Tripoli. Tripoli est l’une des régions libanaises les plus pauvres, alors que ses politiciens sont parmi les plus riches du monde, comme l’ancien Premier ministre Najib Mikati. La colère des gens est très forte. Cependant, des « sources » affirment que des pays du Golfe, par l’intermédiaire de groupes locaux qui leur sont affiliés, ont profité de la misère à Tripoli pour des raisons politiques, et veulent peut-être pousser le premier ministre désigné Saad Hariri à ne plus former son cabinet. Bien sûr, on ne peut nier que beaucoup de manifestants aient participé en toute sincérité, sans avoir d’ « agenda » politique.

En ce qui concerne la lutte pour améliorer la vie des gens, socialement et économiquement, malheureusement, il n’y a actuellement aucune lutte organisée à l’échelle du pays, alors que la situation empire et que l’État n’a pas de programme de protection sociale.

Quelle est l’importance et l’actualité des idées nationalistes arabes, anti-impérialistes mais aussi communistes au sein du Hirak ?

Le problème au Liban n’est pas seulement une question de corruption ou de mauvaise gestion, etc. Le vrai problème est que le pays n’est pas indépendant ni politiquement ni économiquement, les interférences externes empêchent l’établissement d’un État. En outre, il y a le mariage entre le pouvoir politique et le pouvoir du capital, qui au cours des trente dernières années, au moins, a accumulé des profits et des richesses personnelles aux dépens du peuple. Le secteur public a été détruit, les infrastructures des services publics aussi, on n’a pas de système sanitaire public comme à Cuba par exemple, de même pour le système éducatif, les prestations sociales et les transports en commun. On nous a dit que le « système rentier » était la « solution » du « développement » au Liban. La ville, le pays et les plus pauvres étaient détruits, alors que seul le secteur bancaire et immobilier prospérait. L’industrie et la production nationale ont été détruites au profit des importations. Les taux d’intérêt des banques ont été augmentés afin d’attirer les dépôts de l’étranger, car notre système était basé sur la « mendicité » : mendier des dollars et emprunter aux autres pays.

Aujourd’hui, plus de la moitié de la population (selon ESCWA) vit en dessous du seuil de pauvreté. La première cause est interne, venant de la nature du régime, mais il y a aussi les pressions politiques américaines, européennes et du Golfe imposées au Liban. Alors je pense que la base de tout mouvement doit se faire sur des revendications socialistes qui donnent la priorité à la construction d’une véritable économie productive en protégeant les classes populaires, et d’un système politique résistant.

Quelle est la stratégie du Hezbollah par rapport au Hirak et qu’en pensez-vous ? Y’a-t-il eu des divergences de stratégies entre des mouvements communistes et le Hezb ?

Le Parti communiste libanais et le Hezbollah ne se retrouvent que sur la résistance contre « Israël » et la défense de la cause palestinienne. À part ça, il y a un désaccord total entre les deux partis sur toutes les questions internes, dont la plus importante est la vision du système confessionnel libanais. Comme on le sait, les divisions confessionnelles au Liban sont les plus fortes, tous les postes publics sont divisés sectairement.

Quant au Hezbollah, son secrétaire général, Sayyed Hassan Nasrallah, a averti plusieurs fois des interventions étrangères au sein du Hirak et la mise en œuvre d’un agenda occidental, tout en reconnaissant la souffrance du peuple et ses revendications. Lors de certaines attaques contre les manifestants, le Hezbollah a été accusé, mais il a démenti toutes responsabilités.

Le Hezbollah veut, et c’est dans son intérêt, modifier le système existant, améliorer la vie des gens et renforcer l’arène interne face aux pressions extérieures, mais il ne permettra pas qu’aucun genre de Hirak soit déclencheur d’un conflit interne, vu les pressions étrangères.

Quelles formes prennent aujourd’hui les pressions étrangères exercées sur le Hezbollah et ses représentants ? Et peut-on espérer des récentes élections aux USA un changement de politique à ce sujet ?

La pression exercée sur le Hezbollah par les États-Unis et ses alliés est d’ordre économique, politique et sécuritaire. Le Hezbollah est une très grande puissance régionale, et pour les États-Unis cela met en danger la sécurité d’« Israël ». Cependant, alors que l’Amérique dit qu’elle impose des sanctions sur le Hezbollah, en fait elle détruit toute la société libanaise. Pratiquement, le public du Hezbollah a été peu affecté par les sanctions, parce que le Hezbollah a continué de subvenir à tous leur besoins.

Selon les informations, il n’y aura pas un changement de la politique étrangère américaine envers le Moyen-Orient, et notamment le Liban, surtout que l’administration Biden ne sépare pas la question du Hezbollah du dossier iranien.

Selon vous, à quel jeu joue la France dans le cadre de la crise économique qui frappe le Liban actuellement ?

Pendant qu’Emmanuel Macron a de nombreux problèmes de nature sanitaire, économique et sociale en France, il se donne le droit d’agir en tant que « gouverneur » du Liban, et de diffuser des conseils sur la gestion de la crise. Macron estime que le Liban est toujours sous mandat français, tout comme il se comporte en Afrique et dans le reste du monde avec les pays de l’OTAN. La France ne s’intéresse au Liban que pour son influence et l’extension de son contrôle sur les pays de la Méditerranée orientale. De là, un document français de « réforme » (!) est présenté et des conférences d’aide sont organisées. Mais, par exemple, après l’explosion du port le 4 août, deux conférences ont été organisées pour aider le Liban. L’argent n’est pas parvenu au Liban jusqu’à maintenant. Macron a déclaré aux politiciens libanais que la reconstruction de Beyrouth n’aura pas lieu tant qu’un gouvernement ne sera pas formé avec le consentement des États-Unis et avec un programme d’action prédéterminé.

La France veut achever l’audit légal des comptes de la Banque du Liban, nommer un nouveau gouverneur de banque et s’ingérer dans la nomination des ministres libanais. La France aurait-elle accepté que Washington choisisse ses ministres ou que la Belgique nomme le gouverneur de la Banque centrale française ?

La France ne joue pas actuellement un véritable rôle au niveau de la crise économique, sauf pour tenir le bâton contre les politiciens libanais et les menacer de dossiers de corruption et les contraindre à mettre en œuvre des « réformes » appropriées afin d’étendre le contrôle français politique et d’exploiter les ressources du Liban.

Quelles sont les réactions de la classe politique et d’autre part, de la rue libanaise au « réchauffement » entre Israël et des États arabes tels que les Emirats arabes unis ou Bahreïn ? Pensez-vous que cela changera à l’avenir les rapports entre Israël et le Liban ?

Nombreuses sont les personnes au Liban qui croient en la cause palestinienne et le droit du peuple palestinien à regagner sa souveraineté sur tout son territoire, à libérer tous les pays arabes et à résister à l’ennemi sioniste et à ne jamais accepter ces alliances arabes. La normalisation des relations entre certains régimes arabes avec l’ennemi, et leurs accords stratégiques avec lui (notamment UAE), ne signifie pas que les peuples arabes y consentent.

Au Liban, tant que nous aurons une Résistance, d’une très grande puissance régionale et d’énormes capacités militaires, rien ne changera, et le Liban ne cessera pas d’être dans la ligne de défense de la Palestine, car par cela il défend aussi la souveraineté libanaise et ses ressources naturelles.

Le combat pour Georges Ibrahim Abdallah est toujours d’actualité en France mais au-delà de cette cause importante, sous quelle modalités pourrions-nous selon vous tisser de nouveaux liens entre les forces progressistes au Liban et en France, de façon actuelle et concrète ?

C’est une honte pour un pays comme la France, qui prétend préserver les droits de l’homme, de maintenir la détention du combattant internationaliste Georges Ibrahim Abdallah, alors qu’il fallait le libérer en 1999, selon les conditions requises pour sa libération, spécifiées par le code pénal français.

La France, en refusant de libérer Abdallah, exécute les ordres des américains et des israéliens. Alors tous les progressistes du monde doivent unir leurs efforts pour sa libération, en utilisant d’autres méthodes que la solidarité et des déclarations de soutien. Georges est détenu en France, donc le travail pour obtenir sa libération doit prendre une autre tournure, et le début est le rassemblement des forces des progressistes internationaux, pour exercer une pression maximale sur l’État français et pour le forcer à libérer Georges, peut-être qu’il s’agit d’organiser une conférence internationale pour commencer.

1- Ces deux formations sont membres de « L’Alliance du 14-Mars », proche des puissances occidentales et de l’Arabie saoudite.

Tiré du site de la revue Acta.