Tunisie, debout, soulève-toi !
Les quartiers populaires se sont invités à la célébration du dixième anniversaire de la fuite du président Ben Ali, le 14 janvier, et les troubles sociaux annoncés depuis des mois comme inéluctables ont fini par se produire. Le gouvernement poursuit la politique de fuite en avant et adopte une politique de répression, car il est incapable de trouver des solutions et des alternatives pour le peuple tunisien, d'autant plus que le parlement, qui est censé exprimer la volonté des électeurs féminins et masculins , est devenu une plate-forme pour la violence et les tensions politiques.
Le gouvernement voulait-il éviter que le rappel des événements de 2011 soit l’étincelle dans un baril de poudre en décrétant un confinement complet de quatre jours, du jeudi 14 au lundi 18 – baptisé le « pont-finement » par des internautes facétieux – à l’efficacité sanitaire discutable ? Dans ce cas, c’est raté.
Au lieu du morne défilé rituel sur l’avenue Bourguiba à Tunis (théâtre du dernier acte de l’insurrection devant le ministère de l’Intérieur), où des clowns fatigués tentent d’amuser les badauds après le défilé des organisations politiques, une vague de violences nocturnes s’est répandue dans la plupart des villes du pays.
Depuis vendredi soir, les heurts entre police et jeunes des quartiers populaires font tache d’huile : pneus brûlés pour barrer les rues, pillages de commerces, attaques de bâtiments publics ou d’agences bancaires, jets de pierres sur des véhicules des forces de l’ordre…
La riposte sécuritaire semble pour le moment attiser les flammes. Les manifestants sont tabassés, 632 ont été arrêtés selon le ministère de l’Intérieur, y compris des personnes accusées « d’incitation » aux troubles sur les réseaux sociaux, des descentes de police ont eu lieu dans des quartiers inondés de gaz lacrymogène, et l’armée a été déployée dans les gouvernorats de Sousse, Kasserine, Siliana et Bizerte.
Des blindés de la Garde nationale patrouillaient lundi soir dans les rues de Hay Tadhamon, l’un des plus grands quartiers populaires de la banlieue de Tunis.
La riposte est aussi médiatique : les troubles sont qualifiés par la plupart des commentateurs d’actes de pure délinquance et de vandalisme en raison de leurs cibles et du jeune âge des manifestants, dont la majorité sont mineurs.
Corruption et pauvreté à l’origine de la colère
Politique ou criminel ? Le débat est un enjeu récurrent devant des troubles sociaux sans revendications explicites. La disqualification des manifestations est évidemment le moyen de justifier l’usage de la force et d’inhiber l’empathie pour ses victimes.
Elle permet aussi aux organisations de revendiquer le monopole de la parole et aux historiens de limiter leur regard aux sphères supérieures de la société.
« Les mouvements contestataires se déroulent le jour, devant les lieux de souveraineté », postulait samedi soir au journal télévisé Walid Hakima, porte-parole de la direction générale de la sécurité nationale.
Mais, par nature, les révoltes ne sont pas sagement ordonnées selon le cadre défini par la loi. Qu’une qualification pénale puisse s’appliquer à un acte n’exclut pas sa signification politique. Or, dans le mouvement en cours, celle-ci crève les yeux.
Par ses causalités d’abord. La géographie péri-urbaine des troubles désigne les zones où l’économie informelle et le travail précaire constituent les sources essentielles de revenus, précisément les plus appauvries par le confinement.
Dans cette économie de survie, le vol tend à devenir une source d’appoint. Un nouveau confinement, même de courte durée, et un couvre-feu plus strict exacerbent encore davantage ces difficultés.
Les relations historiquement tendues entre la police et les jeunes des quartiers populaires ne peuvent, dans ces conditions, que se dégrader.
La réponse policière aux protestations des jeunes supporteurs du Club africain, la semaine précédente, a ajouté au contentieux.
L’agitation de la classe politique impuissante depuis dix ans à tenir les promesses d’égalité, de probité et de dignité de la révolution ajoute à la défiance à l’égard de l’État et à la perte de confiance dans les institutions représentatives.
Le « peuple », la part de la société que la « représentation » institutionnelle ne représente pas, se rappelle ainsi au bon souvenir de ses gouvernants.
L’UGTT (la centrale syndicale), le Forum tunisien des droits économiques et sociaux, l’Association tunisienne des jeunes avocats (ATJA) soulignent d’ailleurs dans leurs communiqué respectifs la responsabilité des gouvernements successifs depuis 2011 dans la dégradation de la situation sociale, dans l’aggravation de la corruption et dans « le détournement de la révolution au profit des lobbies » (ATJA).
L’UGTT considère que « se contenter de solutions répressives et pousser les institutions sécuritaire et militaire à la confrontation avec la population sont inefficaces et incapables de solutionner les problèmes de centaines de milliers de jeunes marginalisés ».
Le syndicat appelle également les émeutiers à renoncer aux pillages, aux attaques de biens et aux « manifestations nocturnes en raison des possibilités d’infiltrations et d’excès ».
L’ATJA appelle « les organisations nationales et toutes les forces vives à se coordonner immédiatement et de toute urgence pour encadrer les manifestations, corriger leurs objectifs ».
En réalité, ces manifestations soulignent également l’échec des organisations censées porter les objectifs de la révolution à rejoindre les frustrations populaires et à leur faire franchir le cap d’une énonciation politique. Il est peu probable qu’elles soient mieux entendues que les autorités par des jeunes exaspérés.
« La révolte des affamés »
Le mouvement est aussi politique par ses modalités. La simultanéité des troubles à l’échelle nationale, la similarité des cibles montrent qu’en dépit de l’absence de cadre organisé, toute une partie de la population partage la même expérience, les mêmes antagonismes, la même manière de se représenter les figures du juste et de l’injuste.
Cette conscience immanente n’est pas qu’une projection de théoriciens sur des actions aux motivations « bassement » et strictement matérielles. « C’est la révolte des affamés », annonce un slogan peint sur un mur de Kabbariya, un quartier de la banlieue sud de Tunis.
Si les cibles des attaques ne sont pas des « lieux de souveraineté », elles ont, pour les émeutiers, une signification qui dépassent leur fonction : le pillage des magasins, dont le « butin » est d’ailleurs essentiellement constitué de produits de première nécessité, renvoie évidemment à la difficulté de subvenir aux besoins.
Mais ces attaques visent aussi ceux qui sont réputés s’enrichir quand la population s’appauvrit. On peut même émettre l’hypothèse que les supérettes de la chaîne Aziza, très présentes dans les quartiers populaires, sont particulièrement ciblées parce que notoirement proches du parti Ennahdha, désormais identifié au pouvoir (il représente la première force au sein du Parlement).
Mêmes les « pillages » ont valeur d’interpellation à l’intention des responsables : « Vous voulez qu’on reste chômeurs comme ça ? On va bientôt manger de la ferraille ! On va bientôt se manger les uns les autres ! », lançait un jeune manifestant de Zahrouni, non loin de Tunis, interrogé dimanche par le reporter de Tunisie Info, une chaîne vidéo en ligne.
Quant aux agences bancaires et postales, leur présence dans des quartiers où l’épargne et le crédit bancaire sont inaccessibles résonne comme une provocation. Le sens politique des heurts avec la police, institution souveraine s’il en est, se passe d’explication.
« Le peuple récupère sa révolution »
La surdité du gouvernement et la dureté de la répression aiguisent le contenu explicitement politique des manifestations.
« C’est la continuité de 2010 et 2011, parce que rien n’a changé, le pouvoir a appauvri davantage les gens et marginalisé davantage les régions. Avant, on avait un problème avec la famille corrompue de Ben Ali. Aujourd’hui, on a un problème avec la nouvelle famille au pouvoir, la famille ennahdhaouie, et les affairistes corrompus, les mêmes qu’avant en plus des nouveaux ! », s’indigne un manifestant visiblement politisé, de Jelma, une localité rurale du centre du pays.
Si le message adressé à la classe politique relève plutôt de la défiance, le président Kais Saied, dont l’élection doit beaucoup à cette partie marginalisée de la société, est interpellé lui comme un recours, mais un recours dont l’inaction et le silence suscitent l’incompréhension et commencent à prendre l’allure d’une trahison.
« J’ai un message au président », clame le manifestant interrogé à Zahrouni. « Réveille-toi, c’est le peuple qui t’a élu, il faut vraiment que tu te réveilles, Monsieur le Président ! »
Lundi après-midi, le chef de l’État est allé à la rencontre de la population à Mnihla, à l’ouest de Tunis, où il a déclaré, au milieu d’un attroupement : « Je sais que les jeunes sont assiégés par la pauvreté. Mais je veux que vous n’agressiez personne, ni n’attaquiez les biens et les institutions. Vous avez le droit de vous exprimer, mais je veux que vous donniez une leçon au monde. Nous ne sommes pas un peuple qui agit dans l’obscurité, il y a des gens qui veulent vous utiliser la nuit ! Ne vous laissez pas utiliser. Au contraire, soyez ceux qui protègent les institutions », avant qu’un des membres de l’assistance l’interpelle : « Monsieur le Président, supprimez les partis politiques ! Ce sont eux qui ont ruiné le pays ! » et que le groupe lance : « Dissolvez le Parlement ! ».
Spectaculaire déplacement de la colère, en dix ans, de la présidence au Parlement, censé pourtant incarner la démocratie et devenu le symbole de sa corruption.
Lundi à la mi-journée, des heurts ont opposé près du centre-ville de la capitale forces de l’ordre et manifestants qui lançaient au chef du gouvernement : « Mechichi, vendu, rappelle tes chiens et démissionne ! » et lançaient « Ô martyrs, c’est de nouveau la révolution ! »
Thierry Brésillon
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