Poutine ne va rien sacrifier pour garantir la paix civile à ses héritiers
Pas à la maison « Ne vse doma » (tous ne sont pas à la maison) est une expression russe qui pourrait se traduire, suivant l’intonation, par la question : « t’es cinglé ? » ou bien l’exclamation « il/elle a perdu la boule ! » Une locution qui convient parfaitement à la journée du 23 janvier pour ces deux raisons : d’une part parce que tout le monde n’a pas choisi de rester à la maison malgré la froidure qui en certains lieux battait des records, d’autre part parce qu’on peut légitimement se demander si le président russe n’a pas perdu la boule.
C’est en effet à sa folie que l’on doit une mobilisation sans précédent contre son régime. Une mobilisation minimaliste et sans programme autre que l’exigence de netteté des comptes, de discours sinon franc du moins modérément mensonger… cette revendication minimale n’est pas anecdotique dans un pays paralysé et tenu fermement en laisse.
Elle révèle une fracture au moins aussi nette que la lézarde qui a définitivement compromis la légitimité du régime voisin de Minsk. Poutine n’a pas toute sa tête : faire construire sur quinze années un palais secret dont il ne peut avoir l’usage et à la propriété duquel il ne peut prétendre en droit administratif, où il se rend sans doute fugitivement pour orienter les travaux et se fâcher contre les incompétents qui traînent… prétendre aux prérogatives d’un tsar dans un pays qui a, certes, regretté d’avoir abattu un régime autocratique et pleure en majorité l’odieux assassinat de la famille Romanov, mais qui pour autant n’est pas en majorité acquis à l’idée d’un retour complet en arrière… Pays qui se cherche et pourrait choisir une voie médiane entre l’autoritarisme séculaire et un rapprochement fondamental avec ce que nous appelons « valeurs européennes ».
Vouer l’Europe et les Etats-Unis aux gémonies fonctionne plutôt bien tant qu’on propose en face quelque chose de viable et de moyennement confortable mais ça pourrait ne plus suffire dès lors que les gens touchent du doigt les disparités de fortunes, une pyramide sociale comparable à celles de pays en voie de développement. Tous les efforts sont fournis pour parvenir à une acceptation générale d’un état de fait « de toute éternité » et au renoncement définitif à tout égalitarisme pernicieux. L’église est plus réactionnaire que ne fut celle de France entre 1815 et 1830. L’école socialiste en miettes, l’université en lambeaux, la recherche fondamentale à peu près expatriée. Plus personne pour gêner l’instauration du « Reich de mille ans » ? On dirait bien ! Mais il faut se méfier des apparences et surtout des sautes d’humeur d’un peuple imprévisible et qui a su être ultra-violent à certaines heures de son histoire. Le sachant pertinemment, beaucoup de rats quittent le navire en s’expatriant une fois fortune faite, convertissant le pactole hébergé à Chypre, à Zürich ou Panama en villas au Montenegro, en hôtels particuliers à Londres et Paris…
Sans complices de haut niveau prudemment passés « à l’ouest », jamais Navalny n’aurait disposé des informations qu’il divulgue dans son film. En voilà qui ne sont pas « à la maison » non plus, et à bon escient ! Ce qui se perçoit de la blogosphère et des messageries furtives : l’émergence d’un doute sur les capacités du maître absolu. Une part déterminante des « éclairés » (artistes, scientifiques et journalistes) attendent de lui qu’il lâche la bride et permette d’éviter un mouvement insurrectionnel qui mettrait à mal leur patrimoine. Mais il ne le fera pas !
Il n’entend plus, n’écoute pas, veut rester ad vitam eternam et ne va rien sacrifier pour garantir la paix civile à ses héritiers. Par conséquent, ceux-ci vont s’entre-déchirer. Pas le clan qui l’entoure, oh non ! Solides ces gens là, imperturbables Kozak, Lavrov, Setchine et tous ceux que Navalny évoque. Eux ne vont pas trahir, non. Mais les plus jeunes aux dents terriblement aiguisées ? La génération des cyniques imperturbables comme le gouverneur Degtariov de Khabarovsk ? Pas tendres, et très déterminés.
Le fameux Venediktov craint expressément une fin dangereuse, un délabrement complet menant à une nouvelle crise révolutionnaire. Il le disait hier à l’antenne de sa radio « Echo Moskvy ». Idem pour Pozner et tous ceux que l’on pourrait qualifier de « opposition croupion » si nous étions encore sévères… mais l’âge nous a rendu raisonnable et l’apparente bonhomie du petit peuple russe ne nous cache rien de sa sévérité. La violence subite des Bashkirs en août dernier ou celle des manifestants de Vladivostok aujourd’hui sont des signes d’exaspération nouveaux.
Léon Mychkine, le 25 janvier