L'AUTRE QUOTIDIEN

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Turquie. L’incubateur d’idées nouvelles ? Par Daniel Fleury

En Turquie, les incriminations de terrorisme et de séparatisme mêlés existent depuis bien longtemps dans l’arsenal sécuritaire. Le contrôle des réseaux sociaux aussi, ainsi que les brigades de trolls chargées de les “réguler”. Même si les relations se sont tendues entre la France et la Turquie, il n’empêche que les réseaux de l’AKP, le parti d’Erdogan, et donc des “frères”, sont à l’abri derrière moultes associations culturelles ou cultuelles, et que personne ne trouve rien à redire à voix haute contre l’occupation “négociée” de territoires en Syrie Nord contre les populations kurdes, et pour les morts, viols, assassinats, exactions, qui s’y comptent régulièrement par dizaines.

On nous chantait hier que la Turquie avait libéré la femme en lui donnant le droit de vote avant que la France n’y songe, comme on nous chantait hier que la Turquie était une “synthèse harmonieuse en Islam et valeurs démocratiques”. Rappelons que fin 2015, Erdoğan faisait encore une tournée électorale triomphale en Europe, alors que le massacre des journalistes de Charlie Hebdo était intervenu en janvier de la même année. Même si les relations se sont tendues depuis, il n’empêche que les réseaux de l’AKP, et donc des “frères”, sont à l’abri derrière moultes associations culturelles ou cultuelles, et que personne ne trouve rien à redire à voix haute contre l’occupation “négociée” de territoires en Syrie Nord contre les populations kurdes, et pour les morts, viols, assassinats, exactions, qui s’y comptent régulièrement par dizaines.

Non, par un réflexe quasi identique au syndrome de Stockholm, la France, ses politiques, ses médias, en quasi totalité, vont faire leur marché d’idées nouvelles en Turquie, du moins on pourrait le croire aujourd’hui, tant la ressemblance est forte.

On savait que l’extrême droite française dénonçait la Turquie par racisme, mais énonçait intelligiblement déjà par ailleurs toutes les recettes répressives et sécuritaires qu’elle emploie depuis longtemps. Les partis d’extrême droite français et leurs officines identitaires puisent tout autant dans les latrines du fascisme que les Loups Gris turcs, aujourd’hui alliés du pouvoir, et devenus frères bigots.

Mais qu’un crime survienne, clairement identifié islamiste, et, immédiatement, les calculs électoraux des uns pour leur survie au pouvoir profitent de la porosité entre les idéologies dites de droite et d’extrême droite pour ouvrir la digue. Voilà la France baignée dans les latrines sus mentionnées, pour un temps.

Il n’en avait pas été de même en 2015. Le je suis Charlie” avait créé l’illusion d’une unité de “valeurs” par delà les différences. La gauche de droite alors au pouvoir savait y faire dans la magie démonstrative. On se souvient de la grande manifestation avec en tête tout ce que compte la planète de faux culs et de dictateurs, en fonction ou en devenir. On était Charlie, on embrassait les flics et demandait aux “musulmans” de se prononcer. Les islamistes en étaient quittes pour une proposition de “déchéance de nationalité”, peine oh combien efficace, et la France se tâtait en Syrie pour savoir si les barbus aujourd’hui proxi d’Erdoğan étaient présentables ou non, bien que l’ex Président français nous expliqua aujourd’hui que “nos amis les Kurdes…”.

Bref, la menace était “extérieure”, la réponse en interne “républicaine” et, en externe, militaire, même si les uniformes apparurent dans la rue en nombre. La réponse fut de drôche, et, en même temps, ouvrit la porte en grand aux identitarismes, tant nationalistes qu’islamistes, quand le sang des morts eut séché ou se fut collé aux semelles des “grands de ce monde”. Les bougies s’éteignirent jusqu’au 13 novembre, où le sang coula à nouveau au Bataclan.

Il est à croire, et je m’en rends compte en écrivant, que la mémoire nous fait défaut. Comment ? Cinq ans seulement ?

Encore un truc que nous empruntons à la Turquie : cette sorte de “bougisme” permanent où le temps long n’existe plus et où une chose chasse l’autre, une information chasse l’autre, en même temps qu’un coup de communication politique devient l’actualité. L’avenir n’existe plus car il n’a pas de passé.

L’odeur des latrines de l’extrême droite devrait pourtant faire effet ammoniaque pour nous, amnésiques. Mais non, l’assassinat islamiste d’un enseignant nous replonge la tête dedans.

Mais revenons à cette décennie écoulée.

C’est celle des grands contrats à coup de milliards, ventes d’avions, d’armements, de clubs sportifs, voire d’annexes de musée, celle de l’Arabie Saoudite aux Droits de l’Homme de l’ONU, celle de l’équipement de l’Armée Syrienne Libre, passée depuis au djihad et désormais proxi de la Turquie contre les Kurdes, l’abandon en rase campagne du Rojava après Raqqa, celle des délégations de pouvoir à Erdoğan moyennant finances sur les migrants… Celle des tournées de conférences de Sarkozy dans les “pays amis”… et ce ne sont là que quelques exemples. Le “ils ne passeront pas” résonne faux tout à coup.

Quel que soit le discours humaniste juste, tenu par le Président français à la Sorbonne, il ne fera pas oublier la bienveillance intéressée auprès de régimes dont l’islamisme est avéré, et le salafisme régnant, à l’extérieur, et la “haine du musulman”, devenu bouc émissaire pour ne pas tomber sous le coup des lois anti-racistes, entretenue à l’intérieur.

La construction de la figure du “le Musulman Ahmed”, autre, assigné à sa religion, à son ascendance d’immigration, à sa géographie de banlieue, jusqu’à sa caricature de ces jours derniers, par des élites auto-proclamées, sur quasi tous les médias et supports, rappelle une autre figure, en d’autres temps sombres, qui fit recette. Tout le contraire de ce que cet enseignant professait. Le suprémacisme blanc néo colonial et machiste s’exprime sans retenue par la bouche de semeurs/ses de haine sur les plateaux et profite de la fenêtre ouverte, même sur une chaîne dite culturelle. Les politiques en trouille de non réélection ou les larbins habituels ne sont pas en reste et tout devient “islamo quelque chose”, même le saucisson halal ou l’andouillette de Vire. La nausée nous submerge, tandis que l’islamisme politique tend le dos, pendant qu’une catégorie de population subit l’opprobre, ainsi que les politiques qui la soutiennent. Demain sera jour de prosélytisme renforcé. La haine attisera la haine, la victimisation en sera le ciment.

On ne peut combattre politiquement l’islamisme avec des mains sales, encore moins avec le même intégrisme, au nom d’une laïcité détournée.

Il faudrait l’assécher, mais les pompiers sont pyromanes.

Une idéologie totalitaire qui s’appuie sur un discours victimaire est renforcée par l’existence réelle et non fantasmée de victimes. Tous les fascismes ont sublimé la misère, les discriminations, les inégalités, les ressentiments, les peurs et les hontes, dans un besoin de retour à l’ordre et à la parole d’un chef “père de Nation“. Il en est de même pour les populismes religieux qui s’abreuvent aux mêmes latrines, le père étant aux cieux, mais ses Reis (les “Chefs”) bien tangibles.

A l’échelle mondiale, le système économique dominant, ses autorités financières et politiques n’ont cessé de créer des victimes. Un système qui repose sur l’exploitation de l’homme par l’homme, transcendé par le profit et la finance, qui détruit la planète par ses prédations fonctionne sur les inégalités qu’il crée, les victimes dont il profite. Le capitalisme, pour paraphraser Rimbault et le “Bateau ivre”, est comme “ les flots qu’on appelle rouleurs éternels de victimes.

Et si c’était la faiblesse politique de celles et ceux qui voudraient et penseraient un autre avenir pour l’humanité qui rendait possible les renaissances périodiques de la bête immonde et ses solutions radicales, fascisme et intégrismes religieux confondus ? Si c’étaient toutes ces défaites politiques du siècle passé, ces caricatures immondes de socialisme, ces victoires du libéralisme capitaliste, ces arrangements durant les décolonisations, qui avaient affaibli l’idée même d’un autre monde possible ? Les nationalismes arabes, par exemple, qui combattaient l’émancipation sociale, ont contradictoirement nourri une idéologie islamiste d’opposition. La Turquie, autre exemple, a vu une solution politique islamiste arriver au pouvoir, et depuis s’opérer une synthèse avec l’ultra-nationalisme, au prix d’une guerre interne sanglante avec ses oppositions proposant une autre sortie humaniste et démocratique. Les luttes de libération anticoloniales détournées ont accouché de monstres.

Je n’aime pas le terme “idéologies mortifères”. Cependant, y classer le capitalisme, sa version libérale et financière, aux côtés des fascismes, des nationalismes et des identitarismes religieux me conviendrait. Elles semblent être les variantes de toutes les guerres de l’homme contre l’avenir humain et celui du vivant sur la planète.

Il semble que les tenantEs de l’avenir du vivant soient aujourd’hui qualifiés “d’islamo-gauchistes“.

Cela va de l’approche sociale globale des choses, en passant par les prises de conscience écologiques, le soutien aux migrants, jusqu’aux “anarchistes”, déjà criminalisés d’avance depuis 1936. Parce que présenter à la face des pouvoirs les misères sociales, les inégalités, les discriminations, les injustices, en y incluant les populations majoritairement concernées devient de l’islamo gauchisme.

Ces populations sont assignées à une religion, tant par les pouvoirs que par l’extrême droite et l’islam politique, qui en fait commerce. Comment alors souligner la précarité et la discrimination qui règne dans des populations laissées pour compte, dont on nie le passé en cherchant “l’assimilation”, les soutenir, sans rencontrer sur son chemin le populisme religieux islamique, lorsque l’opium religieux règne déjà là en guise de dérivatif aux luttes ? Comment ne pas se tromper d’ennemi politique ? D’autrEs s’y sont essayéEs, à d’autres époques, dans d’autres contextes. Angela Davis par exemple est devenue emblématique de “l’islamo gauchisme” à cet égard, pour nos héritiers de Maurras et de Pétain ici, et pour les valseurs d’occasion. Et il n’y a guère à attendre avant que n’arrive en force le terme “islamo-féminisme”. Si la contradiction évidente entre “voile et émancipation”, les débats et les postures de tolérance qui l’accompagnent, ne rendaient la définition compliquée,  cela serait déjà fait. Mais ne demandons pas trop à nos philosophes politiques de médias.

J’entendais aujourd’hui un énervé du bocal, présenté comme historien, dans une émission en direct, sur une antenne qui joue aujourd’hui à la “moto crottes”, délirer sur la diffusion d’un documentaire sur les “décolonisations”. La mission civilisatrice de la France attaquée, la repentance victimaire… La figure héroïque de Vercingétorix foulée aux pieds… Ces statues de Colbert qu’on assassine… La main de Daech bien sûr !

Et j’en reviens à la Turquie et son “roman historique”, sa turcité. Quiconque la remet en cause, sort du placard les ossements des génocides, est un “terroriste séparatiste”. Et cela venant d’un régime qui accomplit la synthèse entre nationalisme, islamisme politique et nostalgie musulmane. J’y ajouterai libéralisme capitaliste, pour être complet. Décidément, les “romans historiques nationaux”, étouffant les peuples que cette histoire a meurtris, génocidés, ne tiennent plus sans aide de religiosité.

Lorsqu’en 2013 le gouvernement d’Erdoğan affrontait une fronde d’opposition majeure dans la rue, lors des “événements de Gezi”, la France offrait ses services, sous gouvernement “socialiste”, pour que le régime échange son expertise en matière policière contre une expertise en matière d’équipement de maintien de l’ordre. Un certain ministre de l’intérieur l’a oublié, là aussi, et l’ancien président qui va avec. Encore l’oubli.

Mais, quand j’entends “loi sur le séparatisme”, “loi sur le terrorisme”, “loi sur les médias sociaux”, c’est pour moi un écho aux accumulations d’incriminations produites par Erdoğan. Quand je vois l’hystérie médiatique, la course à celui ou celle qui émettra la pire des “idées nouvelles”, tant inspirées des anciennes qui furent combattues, je ne peux m’empêcher de penser que finalement, la presse et les médias turcs aux ordres déteignent à l’exportation. Quand je lis les projets de loi à l’encontre des réseaux sociaux, non sur leur nature commerciale et fraudeuses, je me dis que pour gagner du temps, là encore, ils/elles devraient demander à Erdoğan, comme au bon vieux temps. Il y a belle lurette qu’il a inventé ses “brigades trolls républicains”. Échangeons donc les bilans des AKtrolls

Et enfin, pour celles et ceux qui trouverait cette réaction d’un auteur de Kedistan bien tardive, je dirais que nous répondons, depuis plusieurs années, en permanence, à cette dernière question posée par la terreur d’un assassinat, justement parce que nous tentons de comprendre ces liens que l’histoire a construits entre l’Europe et le Moyen-Orient, et les incidences que cela a sur nos vies.

Finalement, les Kurdes sont les “islamo-gauchistes” d’Erdoğan et, à ce titre, mériteraient bien d’être condamnés et emprisonnés comme terroristes et séparatistes, selon les lucarnes qui vitupèrent. Allons demander à Daech ce qu’il en pense.

Daniel Fleury


Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien. Car comme le rappelle Daniel Fleury dans cette chronique : "dire que ce qui se passe en Turquie “secoue inévitablement l’Europe entière“, et vice-versa, ne se lit pas que chez l’écrivaine Aslı Erdoğan, mais dans la réalité des vingt dernières années."