L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Le débat autour d’un prétendu “ensauvagement” prépare une société d’incarcération de masse. Par Norman Ajari

Le débat qui s’installe en France autour de la question d’un prétendu « ensauvagement » des jeunes garçons noirs et arabes est hautement préoccupant. Il se pourrait qu’il prépare, en France, une société d’incarcération de masse semblable à celle que nous connaissons aux États-Unis, et qui a été bâtie au prétexte de contrer la menace de prétendus « super-prédateurs juvéniles », criminels incontrôlables, avides de violence gratuite, culturellement inadaptés à la civilisation.

Le mythe de l’ensauvagement, comme celui du superprédateur outre-Atlantique, vise à légitimer l’incarcération massive, l’humiliation (pensons aux jeunes du Mantois) et le meurtre de garçons mineurs ou jeunes adultes, fantasmés comme des bêtes féroces incontrôlables qu’il s’agit de soustraire à la société. Le discours qui se déverse aujourd’hui massivement dans les médias français n’est qu’une ressuée, parfois au mot près, de celui qui a refondé la ségrégation carcérale et policière dans l’Amérique du nord des années 1990.

Voici deux analyses qui me semblent apporter quelques éléments utiles pour comprendre le périlleux moment politique qui nous fait face :

« Au début des années 1990, des politologues, des criminologues et des politiciens comme Bill et Hilary Clinton firent des déclarations prophétisant l’arrivée du ‘jeune superprédateur’ [juvenile superpredator]. John Dilulio, professeur à Princeton, prédisait quant à lui que le nombre de jeunes en détention triplerait dans les années à venir et qu’il y aurait ‘270 000 jeunes prédateurs de plus dans nos rues qu’en 1990’. Dans un article aux retombées fracassantes qu’il a publié en 1995 dans les pages du Weekly Standard, Dilulio implorait les politiciens d’entendre son appel à l’action, faute de quoi la société sombrerait dans le chaos. […] Comment les propos de Dilulio ont-ils pu être considérés comme ‘scientifiques’ ? En rétrospective, ses idées paraissent hautement discutables, mais à l’époque il s’était débrouillé pour les légitimer et leur donner un semblant de vérité, en utilisant des statistiques, des arguments d’autorité et des tours de rhétorique qui leur ont donné une aura de crédibilité. […] L’alerte de Dilulo concernait donc une crise potentielle bien plus qu’une crise réelle, bien qu’on ait effectivement constaté une brève augmentation de la délinquance juvénile avec l’épidémie de crack. Dans les années 1990, Dilulo et une série de politologues et criminologues ont construit de toutes pièces un problème auquel l’État était sommé de répondre. » Jackie Wang, Capitalisme Carcéral, pp. 184-185.

« Les meurtres policiers ciblent spécifiquement les hommes noirs en s’habillant du langage du bien-être social, afin de limiter la volonté politique que ce groupe pourrait exercer au sein du système démocratique. En d’autres termes, la violence policière est une activité extra-judiciaire déterminée à être légalement nécessaire, car ces morts sont nécessaires pour maintenir les intérêts raciaux des Blancs qui, pour la majorité blanche de la population des États-Unis d’Amérique, s’exprime dans la loi. Ces meurtres sont légitimes aux yeux des Blancs car la police offre au public américain la preuve de la criminalité des hommes noirs comme la raison de leur mise à mort. Le public américain, conforté dans les clichés sexuels-racistes de la criminalité et du danger des hommes noirs, consent à une police qui se fait exécutrice et assassine des hommes noirs car le grand public est désormais persuadé que la mort des hommes et des garçons noirs est nécessaire à leur protection et à la sécurité de la société. » Tommy J Curry, The Man-Not, p. 133.

Norman Ajari, le 3 septembre