L'AUTRE QUOTIDIEN

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Trump peut gagner. Parce que le parti Démocrate fait tout pour perdre

Bien que Joe Biden reste bien placé pour remporter la présidence, sa victoire est loin d’être garantie. Et si lui et le Parti démocrate échouaient une fois de plus à tenir la seule promesse faite aux électrices et aux électeurs, vous pourrez vous reporter à la Convention nationale démocrate (CND) de cette année pour trouver les germes de leur défaite.

La première nuit de la Convention nationale démocrate 2020 était un événement taillé sur mesure pour un parti prêt à la défaite plutôt qu’au changement. En 2016, après une défaite électorale humiliante et proche de la délégitimation, les dirigeants démocrates ont refusé d’en faire le bilan et en faisant porter le chapeau à toute une série de causes externes: la Russie, Facebook, Jill Stein (candidat du Parti écologiste), James Comey (directeur du FBI de 2013-2017), pour en citer quelques-unes.

Avec Joe Biden à la barre – un candidat chargé de toutes les faiblesses, et plus encore que celles qui firent perdre Hillary Clinton il y a quatre ans – l’élite démocrate a décidé de relancer exactement la même campagne. Comme alors, ils se focalisent sur les failles de Trump et s’efforcent de ramener dans leurs filets des personnalités républicaines et des militant·e·s de sa base.

Et pourtant, le parti sait combien sa position est précaire. Face à un Trump qui trompette sans complexe son projet d’aller jusqu’à tricher pour remporter coûte que coûte la victoire, le manque d’enthousiasme des partisans de Biden, comparé à celui qui anime ceux de Trump, et la pandémie – qui éloignera électrices et électeurs des bureaux de vote – sont de lourds handicaps. L’élite du parti est bien consciente que le faible niveau d’activité à la base de ses sections et la profonde méfiance ou la totale indifférence de ses électrices et électeurs à l’égard de leur candidat pourraient ruiner ses chances. Mais toute autre approche, aussi prometteuse qu’elle puisse être, supposerait une politique qui les couperait des deux groupes auxquels elle tient vraiment: les électeurs conservateurs et les firmes donatrices.

Dans le spectacle donné le 17 août 2020, toutes ces tensions crevaient l’écran. Ses organisateurs semblaient décidés à redoubler la mise face à chaque plainte des progressistes et des courants à leur gauche contre la direction du parti ces quatre dernières années.

Un manque de substance et une rhétorique vide vous frustrent-ils ? Mais regardez-les donc, chacun de ces orateurs, de ces oratrices, étaler les raisons personnelles de leur soutien à Joe Biden, toutes basées sur les qualités qu’il ou elle lui reconnaissent, la décence, l’empathie, la promesse qu’il trouvera le moyen «de restaurer l’âme» du pays.

En avez-vous votre claque du récit sans fin des errements de Trump? Encaissez donc encore deux heures d’un incessant bourdonnement asséné contre cet homme qu’il faut virer du pouvoir impérieusement. Évidemment, lorsqu’une majorité d’électeurs, démocrates et républicains, se réfèrent à Trump comme motivation principale de leur vote, ce dernier devient la vedette de la convention démocrate, comme ce fut le cas en 2016. Et Joe Biden, à l’occasion de son propre couronnement, était visiblement un second couteau.

Quelques-uns des grands discours de la soirée résument l’équation qu’affronte le parti. Tôt dans la soirée intervenait John Kasich, ancien gouverneur républicain de l’Ohio de 2011 à 2019, que ses guerres contre les syndicats et les militant·e·s pour le droit à l’avortement classent à l’extrême droite de son parti. Il y a à peine quatre ans, le Parti démocrate le détestait officiellement. Que venait-il donc faire à la tribune de la convention démocrate, alors même que l’aile gauche du parti, en pleine expansion, manquait, elle, cruellement d’oratrices et d’orateurs, de même que les musulmans et les communautés latinos ? L’affaire fut rapidement clarifiée. John Kasich était là pour rassurer l’électorat conservateur : les accents rooseveltiens de Joe Biden pour présenter sa présidence sont du pipeau. Rien de sérieux.

«Ils craignent un brusque virage à gauche de Joe, qui les laisserait sur le carreau», a déclaré John Kasich. «Je ne crois pas cela. . . Personne ne peut bousculer Joe».

Connaissant les conseillers de Joe Biden, l’identité de la vice-présidente qu’il s’est choisie, la plate-forme du parti, son financement largement assuré par les grandes compagnies, et le fait que le parti s’éloigne déjà de ses engagements politiques, le fait que la Convention Nationale Démocrate et l’équipe de campagne de Biden aient laissé passer cette ligne politique dans un discours préenregistré et imprimé montrent que les vagues formulations de Biden concernant son éventuelle évolution en nouveau Franklin Delano Roosevelt [1] ne sont rien d’autre que poudre aux yeux.

John Kasich ayant donné aux conservateurs rassurés la confirmation que le programme de Biden ne serait pas progressiste, le parti démocrate a fait donner de la voix quelques ténors progressistes pour supplier sa gauche et les jeunes électrices et électeurs de ne pas lâcher pour autant Biden. Le premier d’entre eux était Bernie Sanders. Il a renoncé à soutenir les idées qu’il avait popularisées et a présenté probablement les meilleures raisons de voter malgté tout pour Joe Biden, non pas en se bornant à développer le danger d’une victoire de Trump, mais en résumant brièvement quelques-uns des engagements qu’a pris Biden, comme le salaire minimum à 15 dollars ou l’école maternelle universelle dès 3 ans. «Si Donald Trump est réélu, tous les progrès que nous avons réalisés seront menacés», a-t-il prévenu. «Mes amis, le prix de l’échec est tout simplement trop élevé pour être imaginé.»

Ce fut ensuite le tour de Michelle Obama. Son discours de près de vingt minutes s’adressait explicitement au secteur de la coalition démocrate le plus éloigné de Biden. Reconnaissant que «Joe n’est pas parfait», Michelle Obama a averti qu’«il n’est pas temps de lui refuser nos votes en signe de protestation ou de s’amuser à voter pour des candidats qui n’ont aucune chance de gagner». Elle a exhorté les électeurs à «voter comme nous l’avons fait en 2008 et 2012» Et «à témoigner à Joe Biden le même niveau de passion et d’espoir qu’à cette occasion.»

Voilà ce qu’est le Parti démocrate en 2020 : si vous êtes républicain, ils vous promettront un programme sans ambition et à mi-chemin de celui de leur candidat; si vous êtes un progressiste, ils vous supplieront de voter malgré tout pour son candidat, sans oublier de vous réprimander si vous hésitez à le faire. Michelle Obama ne parvint même pas à formuler un argumentaire politique en faveur de Biden, mais s’est bornée à énumérer toutes les quarante secondes, chacune des choses que Biden «veut» pour les enfants du pays, comme d’aller dans une bonne école, de pouvoir consulter un médecin ou de vivre sur une planète saine; en évoquant évasivement ses «plans pour que tout cela puisse se produire».

Il y a un problème. Vous ne pouvez tout simplement pas ordonner aux gens de ressentir pour un candidat les mêmes «passions et espoirs» qu’ils et elles ont éprouvés pour un autre, ou leur demander de se donner à fond pour un candidat qui promet qu’il ne fera pas grand-chose pour elles et eux. Les personnes auxquelles Obama s’adressait se sont réellement investies pour son mari en 2008, parce qu’il leur avait promis des changements de fond, et qu’il avait élargi les horizons de ce qu’ils pensaient politiquement possible, même s’il fit preuve de malhonnêteté pendant ses huit ans de présidence. Mais ils ne se sentent pas attirés par Joe Biden qui, comme Clinton en 2016, rétrécit explicitement ces horizons et promet que «rien ne changera fondamentalement».

Attendez-vous à voir plus de ces contorsions au cours des prochains jours et des trois mois à venir, en particulier si l’avance de Biden se rétrécit. La stratégie consistant à considérer pour acquises les sections du parti démocrate que leurs adhérent·e·s délaissent, et à courtiser les conservateurs n’a pas fonctionné en 2016. Le parti qui harcèle ses propres électeurs et électrices est souvent le fossoyeur de sa défaite électorale.

Il suffit de se rappeler que Biden, à la veille de la défaite cinglante d’Obama aux élections de «mid-term» [2] en 2010, exhortait «nos sections de base à cesser de pleurnicher et
d’aller chercher des alternatives». Deux mois plus tard, le le Parti républicain a remporté la Chambre avec sa plus grande victoire en sept décennies et les démocrates ont perdu leur énorme majorité au Sénat, fermant la porte à toutes les aspirations réformistes qu’Obama aurait pu avoir pour le reste de ses huit ans.

Le Parti démocrate espère qu’aussi longtemps que Trump continue de bousiller la lutte contre la pandémie, tout cela n’aura guère d’importance. Peut-être ont-ils raison. Mais au moment où les démocrates sermonnent leurs propres électeurs et font la cour aux républicains, regardez ce que le parti républicain a prévu pour sa convention: inviter à parler des stars de la droite de la fachosphère. Elles écœureront les «liberals», les progressistes, et nombre de modérés, mais enflammeront sa base.

Le «GOP», le «Grand Old Parti» (le Parti républicain) prend soin de sa base; l’élite démocrate n’aime pas la sienne. Malgré les espoirs de celle-ci d’éviter l’échec cette année, ce contraste pourrait suffire, encore une fois, à faire la différence

(Article publié sur le site de Jacobin en date du 18 août 2020)

Branko Marcetic est membre de la rédaction de Jacobin. Il l’auteur de Yesterday’s Man: The Case against Joe Biden (Verso, mars 2020)

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[1] FDR, Franklin Delano Roosevelt, président des Etats Unis de 1933 à 1945. Roosevelt met en œuvre le New Deal, un programme de relance de l’économie et de lutte contre le chômage. Il réforme le système bancaire américain, et fonde la Sécurité sociale. (Réd.)

[2] «Mid-term elections», élections de mi-mandat, sont des élections des deux chambres du Congrès des Etats-Unis qui se tiennent au milieu du mandat quadriennal du président américain. Elles rythment la politique intérieure américaine. L’ensemble des 435 sièges de la Chambre des Représentants est renouvelé, ainsi qu’un tiers des 100 sièges du Sénat (la Chambre des représentants est entièrement renouvelée tous les deux ans — donc en même temps que l’élection présidentielle et lors des midterms — et le Sénat est lui renouvelé d’un tiers tous les deux ans, donc lors de l’élection présidentielle et lors des midterms). (Réd.)