L'AUTRE QUOTIDIEN

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J’ai été officier de police pendant dix ans et j’étais un bâtard. Comme mes collègues.

J’ai été officier de police pendant dix ans et j’étais un bâtard. Comme mes collègues. Voilà plusieurs années que ce texte me trotte dans la tête et je n’ai jamais eu le courage de l’écrire. J’ai honte de cette période de ma vie. C’est une période où j’ai fait du mal à des gens, soit directement, soit en laissant d’autres faire. C’est une période pendant laquelle j’étais un agent du capitalisme et du suprémacisme blanc. Sous couvert de sécurité publique, j’ai personnellement pourri la vie de gens, sans rendre l’espace public plus sûr. Et c’est aussi le cas de tous ceux autour de moi, amis et proches, qui portent cet insigne.

Mais maintenant, ça suffit.

Les réformes ça ne marche pas. Changer l’institution de l’intérieur, ça ne marche pas. Des gens non-armés, Noirs, Indigènes ou issus d’autres minorités, se font tuer par des flics dans la rue et la police attaque sauvagement ceux qui manifestent contre ces meurtres.

Le maintien de l’ordre américain n’est pas la thin blue line* qu’il prétend, le dernier rempart, fragile, avant le chaos. C’est plutôt la grosse tumeur qui nous étouffe. Si vous n’y croyez pas quand les pauvres et les populations marginalisées le disent, si vous n’y croyez pas quand vous voyez les flics tirer des balles en caoutchouc ou des cartouches de gaz sur les journalistes, peut-être que vous y croirez en l’entendant directement de la bouche d’un condé.

POURQUOI J’ÉCRIS CE TEXTE

Mon expérience des forces de l’ordre – entraînement, recrutement, vie sociale, carrière – me permet de témoigner, exemples à l’appui, de ce que sont les policiers et pourquoi. Je ne cherche pas à trouver des excuses à leur comportement, mais à l’expliquer et pointer les dispositifs systémiques qui le perpétuent.

Si les gens savaient comment nous sommes formés et promus dans la hiérarchie, il y aurait beaucoup de revendications en faveur d’une nouvelle façon d’assurer l’ordre public. En vous montrant comment nous sommes faits, j’espère vous aider à nous défaire.

Une des raisons pour lesquelles j’ai eu du mal à écrire ce texte, c’est que je ne voulais pas que la discussion porte sur moi, ma honte, mes regrets pleurnichards d’avoir fait de mauvais choix. C’est un réflexe toxique de Blanc de toujours se référer à sa situation personnelle lorsqu’on est témoin d’atrocités : « Comment faire pour que ça tourne autour de moi » ? Croyez bien que je n’écris pas ce texte pour attirer l’attention sur ma personne, mais sur les centaines de milliers comme moi dans toutes les villes de ce pays. Ce dont je veux parler, c’est de la structure qui m’a construit, que j’ai volontairement laissé me polluer. Voilà mon humble contribution à la cause de la justice radicale.

OUI, TOUS LES FLICS SONT DES BÂTARDS

J’ai exercé en Californie, dans une grande agglomération dont la population est majoritairement pauvre et non-blanche, avec une grande proportion d’immigrés de première génération. Un soir, au briefing, notre chef de veille nous dit que le conseil municipal réclame une nouvelle politique de tolérance zéro. Contre les meurtriers, les trafiquants de drogue ou les pédophiles ?

Non, contre les SDF qui récupèrent les canettes dans les poubelles de tri.

En fait, la ville avait négocié une ristourne avec l’entreprise de gestion des déchets qui touchait de l’argent du gouvernement pour le traitement d’une certaine quantité de déchets recyclables. Quand les sans-abris “volaient” ces canettes, quand ils les faisaient perdre à l’entreprise de gestion des déchets, ils mettaient en péril l’accord avantageux obtenu par la mairie. Du coup, il fallait qu’on arrête tous les recycleurs qu’on croisait.

Même pour moi, c’était vraiment débile donc j’ai décidé d’ignorer la consigne. Mais quelques heures plus tard, mon sergent m’appelle pour que je vienne l’aider. Il était avec une immigrée de 70 ans qui ne parlait pas un mot d’anglais et qu’il avait vue récupérer une canette de coca dans une poubelle. Je devais la mettre en garde à vue pour vol d’ordures. J’ai dit : “Arrêtez, Sergent, c’est une vieille dame”. Il m’a dit : “J’en ai rien à branler. Tu l’embarques, c’est un ordre”. Et j’ai obéi. Elle a pleuré pendant tout le trajet jusqu’au commissariat et pendant que je constituais son dossier. J’étais incapable de la consoler parce que je ne parle pas espagnol. Ça m’écœurait de faire ça, mais on m’avait donné un ordre et je n’allais pas risquer mon boulot pour elle.

Il ne faut surtout pas que cette anecdote vous rende compatissant à mon égard. À d’autres moments, j’ai harcelé les SDF de bon cœur. J’ai exploré les recoins du Code pénal à la recherche d’infractions méconnues, comme “séjour à proximité de domaines ferroviaires” (Article 369i du Code Pénal de Californie), dans le but de m’en servir contre les gens qui dormaient dans des campements de sans-abris. J’appelais ça “planter des graines de mandat” parce que je savais que ces gens ne pourraient pas respecter leur contrôle judiciaire et que ça me permettrait de les arrêter encore et encore.

Entre collègues, on faisait petits concours de la convocation ou de l’arrestation pour le motif le plus bizarre. Des trucs à la con du style “Conduite en état d’ivresse sur un vélo”, “Nombre non-réglementaire de balais à bord d’un véhicule de dépannage”… Je voyais le travail de policier comme un casse-tête où il fallait trouver des motifs pour arrêter des gens, sans prendre en compte leur réelle dangerosité. J’ai honte de le dire mais : dépouiller les gens de leur liberté, ça a été un jeu pour moi pendant des années.

Peut-être que vous vous demandez si j’ai déjà glissé de la drogue dans la poche de quelqu’un. Est-ce que j’ai déjà fait une arrestation illégale ou un rapport bidon ? Non, jamais. Tricher ne m’amusait pas, je préférais faire mes chiffres “à la régulière”. Par contre, je savais que des collègues avaient un petit sachet de je-sais-pas-quoi ou un couteau qui les démangeait dans leur paquetage (oui, les sacs de sport, on les appelait des paquetages…) Est-ce que j’en ai parlé ? Non. Quand de la cocaïne apparaissait par miracle dans la poche d’un membre de gang, est-ce que j’ai parlé de mes suspicions ? Non plus.

Je vais vous parler d’une expérience qui a été très formatrice. Quand j’étais à l’académie de police, il y avait une petite clique de 6 élèves qui harcelaient et tyrannisaient les autres à longueur de temps. Ils leur abîmaient les chaussures pour qu’ils se fassent engueuler à l’inspection, ils racontaient des blagues racistes et faisaient des remarques sexistes aux élèves femmes. À la fin du trimestre, on devait évaluer nos coéquipiers anonymement et par écrit. J’ai fait des comptes-rendus cinglants sur leur comportement. Je croyais sincèrement œuvrer pour le bien des forces de l’ordre, en signalant les mauvais éléments, et je croyais que l’institution me protégerait. Au lieu de ça, les formateurs ont lu mes commentaires à voix haute, devant tout le monde, en disant que j’en étais l’auteur. Les types n’ont jamais été punis pour leur attitude et ils m’en ont mis plein la gueule jusqu’à la fin de notre cursus. C’est comme ça que j’ai compris que la hiérarchie ne supportait pas les balances. Et c’est pour ça que personne ne peut contester le système de l’intérieur. C’est impossible, la structure s’y oppose.

C’est ce que j’essaie de vous montrer. Que ce soit mon sergent qui s’en prend à une vieille dame, moi qui m’en prends à nos administrés, mes camarades de classe qui s’en prenaient à tous les autres ou, tous les jours, des bad cops qui s’en prennent à ceux qu’ils appellent des cassos, nous participons tous de ce fonctionnement. Je connais des flics qui contrôlent des femmes pour les draguer. D’autres qui gazent les duvets des SDF pour qu’ils ne puissent pas dormir dedans. J’en connais qui ont provoqué des suspects exprès, pour pouvoir prétendre avoir été agressés. Moi-même, j’étais très doué pour les petites réflexions bien placées qui poussaient les gens à la violence et me donnaient le droit de cogner. Personne ne m’a dénoncé. Personne n’a essayé de m’en empêcher. Personne n’a trahi le système.

Aucun de nous n’a protégé le peuple (vous) des mauvais flics.

C’est pour ça que “tous les flics sont des bâtards”. Même ton oncle, même ton cousin, même ta mère, ton frère, ton meilleur ami, ta femme ou ton mari, et même moi. Parce que s’ils n’ont pas fait ces saloperies en personne, ils n’ont jamais balancé ceux qui les ont faites, et ils les ont encore moins empêchés de faire.

BÂTARD STARTER PACK

Je pourrais écrire tout un bouquin sur les horreurs que j’ai commises, dont j’ai été témoin et que j’ai entendu rapporter par des collègues tout fiers. À mon sens, LA question c’est “Comment ça se fait ?”. Moi, je bossais à 50 kilomètres de chez moi, je ne connaissais personne parmi les administrés, mais mes collègues, eux, étaient du coin, c’était leurs propres voisins qu’ils traitaient aussi mal. Bien sûr, les préjugés individuels des flics entrent en ligne de compte, mais c’est aussi la profession dans son ensemble qui est toxique et ce, dès le premier jour de formation.

Les académies de police américaines ne fonctionnent pas toutes pareil, mais elles ont un schéma comparable : elles sont gérées comme des camps d’entraînement paramilitaire, les cours sont assurés par d’anciens flics, on vous rabâche qu’il faut se protéger soi avant les autres. La majeure partie de ma formation a été consacrée à l’entraînement physique en situation d’affrontement et au visionnage en boucle de vidéos de policiers qui se faisaient descendre au travail.

J’insiste : presque toutes les nouvelles recrues des forces de l’ordre sont gavées de vidéos de dashcam montrant des flics qui tombent dans des embuscades et se font tuer. Encore et encore et encore. Des scènes morbides sur des VHS en noir et blanc, des appels au secours braillés dans les radios, des corps qui s’affaissent tandis que s’éloigne, sur l’image, une paire de feux arrière. Dans mon cas, on avait même droit aux commentaires d’un vieux flic raciste qui se vantait d’avoir agressé des Black Panthers.

Pour bien comprendre pourquoi tous les flics sont des bâtards, il faut savoir que la phrase qui revient le plus dans la bouche des keufs quand il s’agit de l’usage de la force, c’est : “Je préfère être devant un jury qu’entre quatre planches”**. En d’autres termes, “je prends le risque de passer au tribunal plutôt que celui d’être blessé”. Cette façon de penser est due aux syndicats de police, extrêmement puissants, et à la doctrine de l’”immunité qualifiée”, qui défend l’idée qu’un agent ne peut être tenu personnellement responsable des erreurs commises dans l’exercice de fonctions officielles.

Les flics qui ont tué George Floyd, Breonna Taylor, David McAtee, Mike Brown, Tamir Rice, Philando Castile, Eric Garner ou Freddie Gray, ont, comme moi, été entraînés à répéter le mantra “Je préfère être devant un jury qu’entre quatre planches”. Et même dans les cas où il est admis que, d’après la formule consacrée, “des erreurs ont été commises”, ce n’est jamais le policier en question qui paie les indemnise la famille de la victime, mais la ville, donc le contribuable, donc vous.

Une fois que l’entraînement des policiers – formés par la répétition, l’endoctrinement, le spectacle et les images chocs – les a persuadés que tout le monde dehors est prêt à les tuer, il les convainc que seuls leurs collègues sont à même de les protéger. Et parfois, c’est vrai : j’ai fait des mauvaises rencontres où j’ai bien cru que j’allais mourir, jusqu’à l’arrivée de collègues qui ont renversé la situation.

L’un des grands maîtres à penser, dans le domaine du maintien de l’ordre, est le colonel Dave Grossman, “killologue” auto-proclamé, et auteur d’un essai intitulé “Moutons, Loups et Chiens de berger”. Les flics sont des chiens de berger, les sales types des loups et les citoyens sont des moutons ! Grossman précise bien que ces idiots de moutons confondent un peu les chiens de berger et les loups parce qu’ils se ressemblent. Et que c’est pour ça que tout le monde déteste la police.

“Tout le monde te déteste sauf moi, il n’y a que moi qui t’aime et te protège…” c’est une tactique classique de harceleur. C’est ce qu’ils font pour isoler leurs victimes, les éloigner de leurs amis et de leur famille et les engluer dans leur toile toxique. La même logique est à l’œuvre dans la police, où les agents sont montés contre les civils : “Ils ne vous comprennent pas, il ne vous respectent pas alors que vous vous sacrifiez pour eux, ils voudraient commettre des crimes en toute impunité… Nous ne sommes en sécurité qu’entre nous”.

Cette théorie des loups et des chiens de berger explique en grande partie le comportement des policiers. À chaque instant de ma formation, on m’a dit et répété que les criminels n’étaient pas des membres à part entière de la société, qu’ils étaient de mauvais éléments et que leurs mauvaises actions étaient dues à leur criminalité intrinsèque. Pas un mot, ou si peu, sur le traumatisme systémique, la pauvreté ou l’oppression raciale… Après tout, la plupart des gens ne sont pas des voleurs donc celui qui vole ne peut pas être comme les autres, hein ? Pour nous, un délinquant mérite tout ce qui peut lui arriver, parce qu’il a rompu le “contrat social”. Et on ne s’est jamais demandé si, au-dessus, les structures de pouvoir s’embarrassaient de respecter leur part du contrat à son égard.

Comprenez-moi bien : le monopole étatique de la violence passe par les agents de police et leur entraînement renforce ce monopole, en faisant la pierre angulaire de leur métier qu’ils défendent avec fierté. Beaucoup de flics fantasment sur le fait de tuer quelqu’un en service, encouragé par les exemples des collègues qui l’ont déjà fait. Un de mes formateurs m’a raconté qu’il avait tué un sans-abri atteint de troubles mentaux qui brandissait un bâton. Il a ajouté que, la nuit, il “dormait sur ses deux oreilles”. La formation officielle nous apprend à être violents et à faire usage, une fois diplômé et en poste, de cette violence légitime. Mais il y a aussi une “formation officieuse” qui nous apprend à désirer la violence, à étendre notre violence sans se faire prendre, et à saper notre peu de compassion pour les gens désespérés, afin de justifier la violence punitive que nous leur infligeons.

COMMENT DEVENIR UN BÂTARD

Les exemples suivants sont des choses que j’ai faites moi-même, des choses dont j’ai été témoin ou des choses dont se sont vantés des officiers en ma présence. C’était très, très rare que ce genre d’actions entraîne des sanctions ou le renvoi d’un agent.

Les flics sont des menteurs : ils mentent à propos de la loi, de ce qui est illégal ou de l’étendue de leurs prérogatives afin de vous faire faire ce qu’ils veulent. Ils mentent pour pouvoir faire usage de la force : il leur suffit de dire qu’ils se sont sentis en danger de mort. Ils disent qu’ils ont vu ou entendu quelque chose de suspect pour pouvoir entrer chez les gens et fouiner en toute illégalité. Ils vont fouiller des endroits auxquels vous ne vouliez pas leur donner accès, en disant que c’était déjà ouvert ou qu’ils avaient senti une odeur de marijuana… Ils disent qu’ils ont le droit de saisir les biens de vos proches ou de vos amis pour vous obliger à avouer. Ils disent que votre pote vous a balancé, pour que vous le balanciez à votre tour et c’est presque toujours un mensonge. Ils disent que si vous coopérez, ça “jouera en votre faveur au tribunal” ou qu’ils “glisseront un petit mot sur vous au procureur” : c’est faux, la police ne vous sera jamais favorable au tribunal. Ils disent que c’est bon, vous êtes libres et qu’ils n’ont rien contre vous, pour pouvoir vous arrêter à autre endroit si ça les arrange mieux. Ils disent qu’ils ne vont pas vous arrêter si vous leur dites honnêtement ce qu’il s’est passé. Ils menacent de vous inculper pour un délit plus grave que ce qu’ils ont contre vous, juste pour vous faire avouer un délit moins important. Ils vous disent que oui, oui c’est bon, ils vont enregistrer votre plainte, juste pour se débarrasser de vous.

C’est eux qui font la loi : ils écrivent des PV bidons pour pouvoir les contester au tribunal parce que c’est payé en heures sup. Ils vont être en mode “tolérance zéro” avec les groupes ethniques qu’ils n’aiment pas et, au contraire, beaucoup plus laxistes avec les gens de leur propre groupe ethnique. Ils utilisent des techniques d’arrestation et d’immobilisation hyper douloureuses pour que les gens se débattent et qu’ils puissent les frapper. Certains cachent de la drogue et des armes sur des suspects pour les faire chier, ou sur les cadavres de personnes qu’ils ont tuées, pour les incriminer. Certains attaquent des gens pour leur faire peur et menacent de les arrêter s’ils les dénoncent. Beaucoup d’entre eux volent pendant les perquisitions. Beaucoup d’entre eux sont auteurs de violences conjugales et profitent de leur statut de flic pour éviter les poursuites. Beaucoup, enfin, se servent de leur statut sur des personnes vulnérables pour obtenir, par la menace ou par la force, des faveurs sexuelles.

S’il n’y avait qu’une chose à retenir de ce texte, je voudrais que ce soit celle-ci et que vous vous l’enfonciez bien dans le crâne : si un flic vous dit quelque chose, c’est très probablement un mensonge pour vous faire faire ce qu’il veut.

Ne parlez pas aux flics, et surtout ne leur faites jamais confiance. N’essayez pas de les aider. Ne croyez pas qu’ils essaient d’arrêter quelqu’un d’autre et que vous êtes tranquille. Ne croyez pas que ce qu’ils font est “important” ou même légal. Et ne pensez, sous aucun prétexte, qu’un policier agisse de bonne foi.

Et aussi, ne parlez pas aux flics.

Souvenez-vous d’une chose : ne parlez pas aux flics.

On me dit dans l’oreillette, et c’est justifié, de vous rappeler une chose importante :

NE
PARLEZ
JAMAIS
AUX
PUTAINS
DE
FLICS.

Dites : “Je n’ai rien à déclarer”, et demandez si vous êtes libre de partir. Si oui, partez. Sinon, exigez votre avocat, et dites-leur bien qu’au nom de la Cour Suprême et de vos droits fondamentaux, ils doivent cesser leur interrogatoire. S’ils ne vous écoutent pas, portez plainte et relevez leurs numéros d’identification, ça servira pour votre dossier.

EST-CE QUE LES BÂTARDS SERVENT A QUELQUE CHOSE ?

En lisant ces lignes, vous vous demandez peut-être s’il arrive aux flics de faire des trucs bien. Et la réponse est : bien sûr que oui, des fois. En réalité, la plupart de mes collègues pensaient qu’ils œuvraient vraiment pour les plus démunis et qu’ils les protégeaient.

Dans l’exercice de mes fonctions, j’ai protégé des femmes victimes de violences conjugales, j’ai arrêté des violeurs d’enfants et des tueurs de sang-froid. J’ai consolé des familles qui venaient de perdre leurs enfants dans des accidents de la route ou d’autres tragédies. J’ai mis des gens dans le besoin en contact avec des réseaux d’aide humanitaire. J’ai apaisé des situations qui auraient pu devenir violentes et dissuadé beaucoup de gens de faire d’énormes conneries. J’ai travaillé avec des policiers qui étaient individuellement gentils, qui achetaient à manger aux SDF, ou qui se préoccupaient du bien-être des autres.

La question, c’est : “Est-ce que j’ai besoin d’un flingue et de pouvoirs quasi-illimités pour aider un type lambda qui a des problèmes lambda ?” Quand je faisais du très bon travail en tant que flic, je faisais du travail de psy ou d’assistant social, et je ne le faisais même pas bien. Mes bonnes actions, c’était d’écouter les gens que le système avait abandonnés et de les aider à garder les dernières petites miettes qu’on voulait leur enlever.

C’est très important de savoir que dans 90% des cas, j’étais appelé pour des interventions suite à des faits, bien après. On arrivait sur place, on prenait une déposition, on ramassait des preuves (s’il y en avait), on faisait un rapport et ciao. La plupart des flags sur lesquels je suis intervenu, c’était des petites possessions ou des petits trafics de stups pas bien méchants. C’était très, très rare qu’on parvienne à limiter les conséquences d’un méfait en cours ou qu’on arrive à empêcher quoi que ce soit. La plupart du temps, on voyait quelqu’un s’enfuir en courant, mais le mal était fait.

Mon boulot de policier, c’était d’être à la fois un conseiller conjugal, un psy, un médiateur, un travailleur social, un éducateur, un expert en sécurité routière, un spécialiste des agressions sexuelles, et de temps en temps, un officier de police, habilité par ses quelques 1000 heures de formation à l’académie de police, à faire usage de la force. Est-ce qu’il faut que ce soit la même personne qu’on envoie pour attraper un voleur, auditionner une victime de viol et enquêter sur un accident de voiture ? Est-ce qu’une seule profession doit prendre en charge toutes ces fonctions sociales primordiales, et avec si peu de formation?

Pour le dire autrement, je me faisais le double de ce que gagne un travailleur social, en accomplissant une infime proportion de tout ce qu’il fait pour que le désespoir n’évolue pas en délinquance. Les fois où l’usage de la force m’a réellement servi à garantir la sécurité publique se comptent sur les doigts d’une main. Et encore, même dans ces cas-là, on ne peut pas être sûr que des travailleurs sociaux et de la santé, correctement financés et suffisamment nombreux, n’en auraient pas fait autant grâce à de la prévention.

Des flics armés, endoctrinés (et, si j’ose dire, traumatisés) ne vous protègent de rien ; des réseaux d’entraides qui peuvent fournir à tout le monde les ressources nécessaires pour se nourrir, s’habiller et se loger, c’est ça qui vous protège. Je veux marteler cette idée autour de moi : tous les flics dans votre quartier sont abîmés par leur entraînement, ne se sentent plus pisser à cause de leur immunité, ont un flingue et peuvent vous buter en quasi toute-impunité. Ils ne vous protègent pas, même si vous êtes blancs.

COMMENT RÉSOUDRE UN PROBLÈME COMME UN BÂTARD ?

Alors qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? Même si je suis un expert en bâtardise, je ne suis pas expert en politique publique, ni même un expert pour organiser une société post-police. Alors, avant de faire quelques suggestions, laissez-moi vous lister ce qui ne rendra pas les flics moins bâtards :

– Des formations de sensibilisation contre les discriminations. Ce n’est pas une session de formation trimestrielle, ou même mensuelle, qui pourra effacer des années de camaraderie basée sur les traumatismes dans les services de police. Je vous le dis d’expérience, on ne prend pas ça au sérieux, les surveillants nous laissent tricher pendant les pseudo-tests, et juste après l’exam on se marre avec eux autour de la machine à café.

– Des lois plus strictes. J’espère que vous l’avez compris à présent, les flics ne respectent pas la loi, et ne se balanceront pas les uns les autres. Le durcissement des lois serait une raison de plus pour eux de se serrer les coudes.

– Davantage de police de proximité. Oui, quand quelques flics connaissent les membres d’une communauté, ça a un léger effet positif, mais si on regarde les manifestations de 2020, la plupart des agents qui ont gazés les journalistes étaient sûrement de gentils flics à peine sortis de l’école de police.

Les agents de police ne protègent personne et ne sont pas au service des gens, ils protègent et servent le statu quo, la bourgeoisie, et la propriété privée. Le système actuel ne réformera jamais la police car il a besoin de sa violence pour exister. Le capitalisme a besoin d’une sous-classe permanente, de main d’œuvre bon marché à exploiter et il se sert des flics pour mettre cette sous-classe au pas.

Au lieu de perdre du temps avec des ajustements mineurs, je dirais qu’il faudrait plutôt suivre les pistes suivantes :

– Finie l’impunité. Les officiers de police devraient être tenus personnellement responsables de toutes les décisions prises en service.

– Finie la confiscation des biens civils. Est-ce que vous saviez que chaque année, des citoyens comme vous perdent plus d’argent et de biens à cause des innombrables confiscations de la police que dans tous les cambriolages commis aux États-Unis? La police a la possibilité de vous dépouiller sans avoir besoin d’un délit pour se justifier, et grâce à ça certains services de police deviennent très riches.

– Moins de pouvoir aux syndicats de police. Les syndicats rendent quasiment impossible le licenciement des mauvais flics et incitent à faire corps pour les protéger (ce qui renforce par la même occasion le pouvoir du syndicat). Un syndicat de police n’est pas un syndicat de travailleurs ; les officiers de police sont de puissants agents de l’État, pas des ouvriers exploités.

– Imposer une assurance pour faute grave. Les docteurs doivent payer une assurance dans le cas où ils foirent une opération, les policiers devraient y être également tenus, s’ils foirent un raid ou tout autre usage de la force. Si ce n’est pas le respect de la dignité qui incite la police à prendre en compte la vie humaine, peut-être qu’on pourra les faire réfléchir en les tapant au porte-monnaie.

– Ne plus financer, militariser, ni même armer les flics. Des milliers de services de police possèdent des fusils d’assauts, des véhicules blindés, et des trucs qu’on ne verrait normalement qu’en zone de guerre. La police a des subventions et d’énormes budgets à dépenser en flingues, munitions, gilets pare-balles, et en entraînement au combat. 99% des appels au 911 ne requièrent pas de réponse armée, pour autant, quand tout ce que tu as c’est un flingue, chaque problème ressemble à un stand de tir. Les villes ne sont pas plus sûres quand des milices de brutes ont le monopole de la violence légitime et l’équipement qu’il faut pour mettre en place ce monopole.

Une dernière idée : envisager l’abolition de la police.

Je sais ce que vous vous dites “Quoi ? On a besoin de la police ! Ils nous protègent !” Pour avoir fait ce boulot pendant quasiment dix ans, il faut que vous compreniez que la protection par la police est marginale, accessoire. C’est une illusion créée par des décennies de porc-pagande destinée à vous faire croire que ces braves hommes et femmes sont le dernier rempart contre la barbarie.

J’y ai fait allusion plus haut : la plupart des affaires sur lesquelles j’ai été appelé étaient des vols, des cambriolages, des conflits conjugaux mineurs, du tapage nocturne, des sans-abris qui traînent, des accidents de voiture, des gamins qui fument du shit et des embrouilles de voisinage. En gros, les hauts et les bas habituels et sans danger d’une communauté. Et, comme je l’ai déjà dit, la grande majorité des crimes et délits auxquels j’ai assisté (même les plus violents) avaient déjà eu lieu ; mon permis de tuer en toute impunité ne servait à rien.

Ce que j’ai fait, principalement, c’est arbitrer des conflits et remplir de la paperasse pour les assurances, demander au gens de se calmer ou de se disperser, ou expliquer qu’il ne faut pas taper son voisin. Un travailleur social ou un médiateur auraient été dix fois plus efficaces qu’un type avec un flingue à la ceinture, flippé que quelqu’un essaie de le buter. Il y a de nombreuses façons de mieux vivre ensemble qu’on pourrait explorer, si on s’enlevait de la tête l’idée selon laquelle la sécurité repose sur la présence de mecs avec un fusil M4 rôdant dans le voisinage, qui n’hésiteront pas une seule seconde à prendre vos nom, prénom, date de naissance si vous vous êtes fait cambrioler et tabasser.

Vous vous demandez sûrement : “Quid des vols à main armée, des gangsters, des dealers ou des tueurs en série ?” Et oui, dans la ville où je bossais, j’ai démantelé des gangs, chopé des gangsters avec des flingues, et été confronté à des meurtres. J’ai vu des scènes tragiques, du repenti à qui on a éclaté la cervelle au gamin de quinze ans blessé dans un règlement de compte qui agonise dans les bras de sa mère. La violence a un prix et je le connais.

C’est là qu’il faut ouvrir les yeux et se demander : pourquoi les gens volent ? Pourquoi ils rejoignent des gangs ? Pourquoi ils deviennent junkies ou dealers ? Ce n’est pas parce qu’ils sont fondamentalement mauvais. Moi je vous dis, ce sont les conséquences d’un système capitaliste qui broie les individus et leur refuse logement, soins médicaux, dignité humaine. Ils n’existent même pas pour le gouvernement. Ce sont les conséquences de la suprématie blanche qui marginalise les gens, les exclue, les méprise et considère leurs corps comme corvéables à merci.

Il est également important de se rappeler : les personnes en situation de handicap physique ou psychique sont régulièrement tuées par des agents de police qui ne savent pas reconnaître leurs crises et y réagir. Certaines des personnes qu’on s’imagine comme des “agresseurs violents” sont souvent des gens souffrant de troubles du comportement qui n’ont pas été traités, à cause de difficultés économiques. Très fréquemment, les officiers envoyés pour “protéger la population” empirent la crise, et finissent par blesser ou tuer la personne. Votre quartier n’a pas été rendu plus sûr grâce à la violence de la police ; un de vos voisins a été tué parce que c’était moins cher que de le soigner. Vous êtes certains que vous ne tomberez jamais malade un jour vous aussi ?

Méditez là-dessus pendant quelques minutes. Si tous vos besoins essentiels étaient assurés, et que tous les membres de votre entourage étaient nourris, habillés, logés et respectés, pourquoi est-ce qu’ils voudraient rejoindre un gang ? Pourquoi est-ce qu’ils voudraient risquer leur vie à vendre de la drogue ou à cambrioler des maisons ? Si les soins psychiatriques étaient gratuits aux USA, et que ce n’était pas tabou d’aller demander de l’aide psychologique, combien de vies seraient sauvées ?

Est-ce qu’il y aurait encore quelques mauvaises personnes dans ce monde ? Oui, c’est probable. Et vous vous demandez sans doute ce que je propose pour eux. Voilà ce que je dis : les écarts de richesse, l’insécurité alimentaire, le manque de logement, et le business du soin, sont autant de problèmes qui peuvent être résolus de notre vivant en rejetant la machine à broyer déshumanisante du capitalisme et de la suprématie blanche. Une fois débarrassés de ce système corrompu qui nous pourrit, nous pourrons travailler ensemble et intelligemment sur les cas exceptionnels.

L’abolition de la police est fortement liée à l’idée de l’abolition de la prison, et plus généralement, à la fin de l’état carcéral, c’est-à-dire à la création d’une société axée sur la réconciliation et la justice réparatrice, au lieu de la punition, la douleur et la souffrance – un système qui considère les personnes en crise comme des humains, pas comme des monstres. Les gens qui veulent abolir la police veulent abolir les prisons, et on leur pose les mêmes questions : “Et les méchants? On en fait quoi ?” J’en parle parce que les abolitionnistes ne veulent pas simplement remplacer les policiers par des travailleurs sociaux armés ou les prisons par des centres de détention temporaire remplis de canapés en cuir moelleux et de Playstations. Nous n’imaginons pas un monde qui soit divisé entre les bons et les méchants, mais plutôt un monde dans lequel les besoins fondamentaux sont remplis, où ceux qui traversent une période difficile reçoivent de l’aide sans être déshumanisés.

La militante et philosophe légendaire Angela Davis l’exprime mieux que je ne pourrais jamais le faire dans La Prison est-elle obsolète ? : “La réponse abolitionniste à ces questions consiste à imaginer une constellation de stratégies et d’institutions dont l’objectif serait de faire disparaître la prison du paysage social et idéologique de notre société. Autrement dit, il ne s’agirait pas de rechercher des substituts similaires à la prison, comme par exemple l’assignation à résidence avec bracelet électronique, mais plutôt de réfléchir à un continuum de solutions permettant d’éviter l’incarcération : démilitarisation des écoles, revitalisation de l’éducation à tous les niveaux, mise en place d’un système de santé dispensant des soins médicaux et psychiatriques gratuits et instauration d’un système judiciaire basé sur la réparation et la réconciliation plutôt que sur la rétribution et la vengeance.”

Je ne suis pas en train de vous dire que j’ai un programme pour un monde meilleur. Ce que je vous dis, c’est que le système dans lequel on vit en ce moment est cassé au-delà du réparable, et qu’il est temps de penser à de nouvelles manières de vivre ensemble. Ces nouveautés doivent être négociées au sein de la population, particulièrement dans les communautés Noires, Indigènes, chez les personnes souffrant de handicaps, les sans-abris et toutes autres minorités historiquement poussées en marge de la société. Au lieu de laisser Fox News vous remplir la tête de cauchemars à propos des gangs Hispaniques, demandez à la communauté hispanique ce dont elle aurait besoin pour prospérer. Au lieu de laisser les politiciens racistes tenir des propos alarmistes à propos des manifestations pro-Noirs, demandez à la communauté noire ce qu’il lui faut pour répondre aux besoins des plus vulnérables d’entre eux. Si vous désirez sincèrement la sécurité, ne vous demandez pas ce que les plus fragiles peuvent faire pour la société, demandez-vous ce que la société peut faire pour les plus fragiles.

UN MONDE AVEC MOINS DE BÂTARDS EST POSSIBLE

Si vous ne deviez retenir qu’une seule chose de cet article, je voudrais que ça soit : Ne parlez pas aux flics. Mais si vous deviez retenir deux choses, j’aimerais que la seconde soit qu’il est possible d’imaginer un monde différent, dans lequel des gens désarmés, Noirs, Indigènes, pauvres, handicapés ou issus de minorités ethniques, ne sont pas quotidiennement descendus par des agent de polices intouchables. Ce n’est pas obligé de se passer comme ça. Oui, ça veut dire croire en un modèle de société inhabituel, mais dites-moi, quand vous voyez un homme mourir dans la rue, en suppliant qu’on le laisse respirer, vous n’avez pas envie de vous éloigner de ce monde ? Quand vous voyez qu’une mère de famille ou une gamine a été abattue dans son lit, ça ne vous donne pas envie d’en finir avec ce monde ? Quand vous voyez un gosse de douze ans exécuté dans un parc pour avoir commis le crime de jouer avec un pistolet en plastique, bordel de merde, est-ce que vous pouvez sincèrement rester là et dire “c’est normal” ?

Et pour les flics qui auraient réussi à me lire jusqu’ici, est-ce que c’est vraiment dans ce genre de monde que vous avez envie de vivre ? Vous n’êtes pas fatigués de tous ces traumatismes ? Vous n’êtes pas fatigués de la souffrance psychique inhérente au port du badge ? Vous n’êtes pas fatigués de fermer les yeux à chaque fois que vos coéquipiers violent la loi ? Vous tenez vraiment à tuer le prochain George Floyd, la prochaine Breonna Taylor, le prochain Tamir Rice ? À quel point vous êtes sûrs que la prochaine fois que vous ferez usage de la force, vous pourrez en être fier ? J’écris tout ça pour vous aussi : c’est pas normal ce que l’entraînement nous a fait, c’est pas normal qu’ils endurcissent nos cœurs vis-à-vis de la société, vis-à-vis de nos prochains, et c’est pas normal de faire comme si c’était normal.

Bon, je n’aurais pas été capable de comprendre tout ça plus tôt dans ma vie. Que vous lisiez tout ça ne veut pas dire que vous le compreniez encore. Mais faites-moi une faveur : pensez-y. C’est tout. Essayez d’aller dans mon sens, laissez tout ça trotter dans votre esprit pour quelques minutes. Regardez autour de vous et imaginez dans quelle sorte de monde vous aimeriez vivre… plutôt un monde où un inconnu tout-puissant muni d’un flingue vous met au pas, vous et vos voisins, avec la peur de crever qui vous prend aux tripes ? Ou alors est-ce que vous préférez imaginer un monde où, en tant que société, on soutiendrait les plus vulnérables, en subvenant à leurs besoins, en soignant leurs blessures, en les respectant et en les accueillant dans nos communautés plutôt que de les voir comme des marginaux désespérés ?

Enfin, si vous pouvez retenir un troisième truc de ce texte, c’est que vous et votre entourage n’avez besoin des bâtards pour vivre heureux.

Originellement paru en anglais sur le site Medium. Traduction Rouen dans la rue