Le néolibéralisme comme agent de l’autodestruction du capitalisme. Par Neil Davidson
Dans ce texte publié en août 2015 sous forme de « thèses » [1], Neil Davidson, militant révolutionnaire anglais et intellectuel marxiste de premier plan qui vient de disparaître, estimait que le néolibéralisme ne fait, en définitive, qu’exacerber tous les facteurs de crise inhérents au système capitaliste.
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On peut dire de l’époque néolibérale qu’elle a débuté avec la crise de 1973, ou plus précisément avec la réponse stratégique que les gestionnaires de l’État et les patrons lui ont apportée. Les époques précédentes de l’histoire du capitalisme avaient eu tendance à s’achever en crises systémiques prolongées : celle de 1973 par exemple, qui a mis fin à l’époque du capitalisme d’État initiée en 1929. L’époque néolibérale, cependant, outre qu’elle a survécu à la crise commencée en 2007, a vu ses caractéristiques principales se généraliser et se durcir, plutôt que l’inverse.
Mais si le néolibéralisme a massivement accru la richesse de la classe capitaliste mondiale, a-t-il dans le même temps restauré la santé du système lui-même ? Après tout, la crise qui a engendré le néolibéralisme avait été causée par la fin de la période de croissance sans précédent ayant caractérisé le boom d’après-guerre, ainsi que par l’accélération subséquente du déclin du taux de profit, auparavant freiné par les contre-tendances à l’œuvre depuis la Deuxième Guerre mondiale – avant tout à travers les dépenses d’armement.
Ces niveaux de croissance n’ont plus jamais été retrouvés, mais il serait faux d’affirmer que le capitalisme n’a pas connu de récupération après 1973. Le boom de 1982 à 2007 a été certainement inégal, ponctué de crises financières particulièrement aiguës et de récessions en 1987, 1991, 1997 et 2000 ; mais il s’agissait d’expressions normales du cycle des affaires, et seule une comparaison obsessionnelle avec la période unique et non reproductible de 1948 à 1973 pouvait alors justifier de les décrire comme des manifestations de crise. Quand celle-ci a réapparu pour de bon en 2007-2008, cela a simplement prouvé que le néolibéralisme n’était pas plus capable de prévenir ce phénomène de façon permanente que tout autre mode de régulation capitaliste.
Des aspects préjudiciables au système
Le néolibéralisme représente pourtant bien un paradoxe pour le capitalisme. Son succès relatif en tant que stratégie de la classe dirigeante, en particulier pour affaiblir le mouvement syndical et réduire la part des profits allant au travail, a contribué à masquer le fait que certains aspects de ce mode de régulation s’avéraient, involontairement, préjudiciables au système. Servir les riches et leurs intérêts, ce n’est pas toujours la même chose que servir le capital ; cela peut même, en certaines circonstances, entrer en contradiction. Faire simplement ce que veulent les riches a peu de chances de produire des résultats qui bénéficient au système dans son ensemble, même si cela peut accroître la richesse des capitalistes individuels.
Car les capitalistes sont non seulement peu intéressés à un intérêt général plus large, ce qui est tout sauf une surprise, mais ils sont tout aussi incapables de servir correctement leurs propres intérêts de classe collectifs – ce qui peut sembler plus surprenant, mais nous verrons que c’est un phénomène qui vient de loin et a été observé par nombre de grands théoriciens sociaux depuis la fin du 18e siècle. Le résultat est que ce sont les États capitalistes – ou plus exactement, leurs gestionnaires – qui ont en général rempli ce rôle ; mais, au moins dans l’Occident développé, les régimes néolibéraux affichent de plus en plus une adhésion acritique aux vœux de court terme d’intérêts capitalistes particuliers.
Et ce n’est pas le seul problème : les paramètres de plus en plus étroits des politiques néolibérales, avec des choix cantonnés au fait d’agir sur des questions « sociales » plutôt qu’« économiques », ont favorisé l’émergence de partis d’extrême droite, le plus souvent focalisés sur les questions migratoires, qui ont pu diviser profondément les collectifs de travailleurs mais dont les politiques ne sont, en dehors de cela, en rien favorables aux intérêts du capital […]
Dans ce qui suit, je vais surtout me baser sur l’expérience du Royaume-Uni et des États-Unis, puisqu’ils ont été les premiers États-nation à se voir imposer le néolibéralisme dans des conditions démocratiques – à la différence du Chili ou de la Chine, par exemple – et aussi ceux où, à bien des égards, cette mutation est allée le plus loin. Pour comprendre la vraie nature des difficultés que le néolibéralisme a par inadvertance causées au capitalisme, il nous faut commencer par réexaminer le rôle des États capitalistes « en général ».
Sur le rôle de l’État capitaliste
Comment les États capitalistes opéraient-ils avant le néolibéralisme ? Le système capitaliste s’est développé sur deux bases fondamentales : la compétition « horizontale » entre capitalistes et le conflit « vertical » entre capital et travail. Le rôle de l’État capitaliste est d’imposer un ordre social déterminé par ces deux processus : sur les capitaux en compétition, afin que les rapports de marché ne s’effondrent pas dans une « guerre de tous contre tous », et sur le conflit entre capital et travail afin qu’il continue à être résolu dans l’intérêt du premier.
Au-delà, les États doivent aussi établir des « conditions générales de production » que les capitaux individuels en compétition ne voudraient ou ne pourraient pas garantir, ce qui inclut un minimum d’infrastructures techniques et de protection sociale. Ces fonctions sont principalement « internes » au territoire des États-nation, mais doivent également représenter « au-dehors », par rapport à d’autres États et intérêts capitalistes, l’intérêt collectif de la classe capitaliste « interne », y compris par la conduite de la guerre.
Afin de maintenir ses liens avec le capital dans ses multiples incarnations, l’État doit partiellement en refléter la fragmentation. Ses actions ne viseront de ce fait pas nécessairement la satisfaction directe de l’intérêt collectif de la classe dirigeante, ce qui est effectivement essentiel s’il doit apparaître comme un arbitre entre différents intérêts de classe ou autres, mais il s’assurera que ces actions soient en dernier ressort subordonnées aux intérêts des classes dirigeantes. Quoi qu’il en soit, l’État capitaliste a plutôt eu tendance à ne pas être dirigé par les capitalistes eux-mêmes. Pourquoi ?
Les premiers théoriciens sociaux à se préoccuper du système capitaliste émergent – auquel ils se référaient en tant que « société commerciale » – étaient sans ambiguïté dans leur appréciation de l’étroitesse des intérêts d’affaires. Puisqu’Adam Smith est – très injustement – considéré comme le saint-patron du néolibéralisme, il est intéressant de se remémorer ses opinions, tout-à-fait tranchées et rafraichissantes, sur la capacité des intérêts d’affaires à tromper et opprimer, et leur incapacité à voir au-delà de leurs propres intérêts immédiats.
Près d’un siècle plus tard, dans les années 1860, le plus grand successeur de Smith, Karl Marx, a pu démontrer dans Le Capital que les British Factory Acts [2] étaient un exemple de l’obligation pour l’État d’intervenir afin de réguler les activités du capital, contre l’opposition initiale des capitalistes eux-mêmes. Rappelant tout l’épisode législatif, Marx nota que seul le passage par le parlement avait pu forcer le capital à concéder la limitation de la durée du travail. Et en effet, les positions les plus irréconciliables avaient été exprimées, non par les patrons mais par leurs idéologues, le plus notable étant Herbert Spencer, chez qui nous pouvons déceler l’ancêtre véritable du néolibéralisme contemporain lorsqu’il dénonçait dans toute forme d’intervention étatique le spectre de l’esclavage socialiste.
La thèse de l’incapacité bourgeoise n’était pas uniquement le fait de soutiens critiques du capitalisme tels que Smith, ou de ses adversaires comme Marx. Joseph Schumpeter ne le cédait à personne dans son admiration pour l’entrepreneur héroïque, mais il a aussi noté pendant la Deuxième Guerre mondiale qu’à la possible exception des États-Unis, la bourgeoisie était si incapable de s’autogouverner qu’elle avait besoin d’un groupe non bourgeois en tant que « maître ». Sans le type de contrainte fourni par ce cadre précapitaliste, les instincts les plus raisonnables de la bourgeoisie seraient engloutis par la pulsion de ce que Schumpeter appelait « la destruction créatrice ». La délégation de pouvoir à l’État procède ainsi d’une inaptitude de la classe capitaliste, comparée à d’autres classes dirigeantes dans l’histoire : les seigneurs féodaux avaient joué un rôle à la fois politique et économique, mais la bourgeoisie ne savait assumer que le second – même si la nécessité pour les capitalistes de consacrer leur temps au processus d’accumulation et à leurs multiples divisions internes militait aussi pour qu’ils n’assument pas directement les fonctions de gouvernement.
Administrateurs de l’État et politiciens professionnels
Mais Schumpeter était trop pessimiste : en particulier depuis la Première Guerre mondiale, les classes précapitalistes qui avaient agi en bergers du capital ont été de plus en plus remplacées par des administrateurs de l’État : les politiciens professionnels et les hauts-fonctionnaires, responsables respectivement des volets législatif et exécutif de l’État. Au niveau le plus fondamental, l’intérêt commun entre les capitalistes et les administrateurs de l’État dérive de leur position de classe commune : les uns et les autres font partie de la bourgeoisie. Si l’on visualise correctement la bourgeoisie comme une série de cercles concentriques, alors la classe capitaliste en tant que telle (les propriétaires et contrôleurs effectifs du capital) en occupe le centre et une série d’autres couches se succèdent vers la périphérie, où les rapports se font moins directs avec les activités économiques centrales de la production, de l’exploitation et de la compétition, et se centrent plus sur les aspects idéologiques, administratifs ou techniques, néanmoins essentiels à la reproduction du capitalisme.
Les revenus versés à ces administrateurs proviennent des fonds de l’État et donc au final d’une partie de la plus-value sociale totale produite par la classe ouvrière, comme le sont les profits, les intérêts et les rentes reçues par divers types de capitalistes privés […] Sur ce plan, les intérêts des administrateurs de l’État et des capitalistes concordent.
Les deux groupes partagent un même engagement idéologique au service du capital, mais leurs intérêts particuliers proviennent de territoires distincts de la totalité capitaliste, dans ses diverses expressions nationales. Une formation commune au sein des écoles, universités et clubs aide à consolider une conscience de classe qui articule tous ces intérêts, mais une des raisons plus fondamentales est que toute l’activité des États est subordonnée à l’accumulation du capital.
Dans le cas britannique, l’État ne parvient peut-être pas à le faire aussi bien que le souhaiterait la classe capitaliste, mais cela pointe les difficultés à gérer un déclin relatif à long terme plutôt qu’une divergence d’objectif de la part des administrateurs. Quelle que soit leur origine de classe, les administrateurs et les capitalistes sont réunis par des relations de soutien mutuel. Les premiers ont besoin des ressources apportées par les capitalistes nationaux individuels, en premier lieu à travers les impôts et les emprunts, afin de répondre aux besoins du capital national dans son ensemble ; les seconds ont besoin d’initiatives politiques spécifiques pour renforcer la position de leur secteur du capital national dans la compétition économique mondiale.
État capitaliste et régime néolibéral
Il y a néanmoins toujours eu des tensions, tout d’abord la crainte de la part des capitalistes que les États – qu’ils considèrent comme des entités autonomes wébériennes poursuivant leurs propres intérêts – finissent par restreindre ou abolir leurs droits à la propriété privée. Ce qui rend ces craintes plausibles est que les administrateurs de l’État doivent à la fois faciliter le processus d’accumulation et atténuer ses effets sur la population et l’environnement, ce qui nous ramène aux Factory Acts et aux réactions qu’ils ont entraînées chez les capitalistes, tels que Marx les avait décrites en 1867.
L’époque néolibérale a-t-elle vu la classe capitaliste parvenir à finalement « entraver le Léviathan », pour citer le titre d’un des premiers textes néolibéraux signé par William Waldegrave [3] ? Nous devons dire clairement que les États capitalistes eux-mêmes n’ont pas changé de nature : ils ont toujours à accomplir les fonctions centrales qui viennent d’être décrites. Il n’ existe pas « d’État néolibéral », mais il y a bien des « régimes néolibéraux ». Dans le cas du Royaume-Uni, ce régime a débuté, non pas au moment de la victoire électorale de Margaret Thatcher en 1979, mais à peu près à mi-parcours du gouvernement travailliste précédent de 1974-1979 et il persiste à ce jour avec des variations […]
Ce qui a changé est que la relation particulière entre les régimes néolibéraux et le capital, depuis les années 1970, a empêché les États d’agir efficacement dans le sens des intérêts collectifs, à long terme, du capitalisme. Les régimes néolibéraux ont de plus en plus abandonné toute réflexion globale sur ce que pourrait être les condition de la croissance, hors le besoin supposé de baisser les impôts, de réduire les réglementations et d’accroître la flexibilité du travail […]
Ces évolutions ont sans surprise suscité une totale stupeur parmi les derniers keynésiens de la gauche progressiste, mais elles ne sont pas inexplicables. Ce n’est pas simplement du fait de l’efficacité du lobbying ou des relations publiques de telle ou telle entreprise ou branche, même si ce phénomène, sans cesse plus sophistiqué, reste pernicieux et envahissant. Les entreprises ont toujours procédé de la sorte – mais pourquoi les administrateurs de l’État sont-ils maintenant si prédisposés à récompenser ces efforts ? La réponse tient dans la façon dont le néolibéralisme a reconfiguré la politique.
Une moindre distance entre État et capital
La nécessaire distance entre l’État et le capital (ou entre les administrateurs de l’État et les capitalistes) que Smith, Marx et Schumpeter avaient tous, depuis leur perspectives politiques différentes, considérée comme essentielle à la santé du système, est en train d’être réduite à presque rien. Le fait que le régime ait adopté la temporalité spécifique du capitalisme financier, avec son obsession de maximiser les profits, est particulièrement important ; cela en dit long sur l’importance du court-terme dans les raisonnements induits. Trois facteurs ont principalement joué dans le développement de cette tendance.
Le premier est la dépolitisation de l’aile politique des administrateurs de l’État à travers des délégations de fonctions hors du gouvernement en place et vers des instances en apparence « non politiques », l’introduction d’évaluations en apparence « objectives » de l’efficacité des mesures et l’imposition de « règles » restreignant la palette d’action à la disposition du personnel politique. Pour ce qui est de ce dernier, en particulier, chaque phase de l’expérience néolibérale l’a vu abandonner peu à peu tout le répertoire de mesures que les gouvernements pouvaient mobiliser pour peser sur l’activité économique, en commençant avec l’abandon par Geoffrey Howe [4] du contrôle des changes en 1979 et en se concluant (pour l’heure) avec le transfert par Gordon Brown du pouvoir de fixation des taux d’intérêts, du Trésor public à un comité non élu de la Banque d’Angleterre.
Comme conséquence de leur fonctions managériales accrues, les hommes politiques se sont transformés sans cesse davantage en une caste de professionnels, évoluant dans un monde de plus en plus éloigné de toute autre forme d’activité, économique ou autre. Ils sont de ce fait plus autonomes tout en étant de plus en plus investis des conceptions capitalistes de l’intérêt national, avec le monde des affaires comme exemple. Par conséquent, les discussions de sujets politiques – dans le monde développé au moins – prennent la forme de commentaires plus ou moins oiseux sur des échanges sans grand intérêt au sein des parlements et autres corps supposément représentatifs. Ces débats ont la consistance d’un jeu d’ombres chinoises, un rituel vide dans lesquelles des différences triviales ou superficielles sont exagérées afin de donner l’impression de véritables alternatives et de justifier la poursuite de la lutte des partis.
Pour comprendre pourquoi, il faut prendre en compte l’affaiblissement du mouvement ouvrier, puisque l’un des rôles qu’il a joué sans le vouloir a été de sauver le capitalisme de lui-même, en premier lieu en lui imposant des réformes dans les domaines de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale. Ces réformes ont bien sûr profité aux travailleurs, mais elles ont aussi garanti la reproduction de la force de travail et le développement des conditions nécessaires à l’accumulation du capital. De ce point de vue, la social-démocratie a occupé une place similaire aux élites précapitalistes identifiées par Schumpeter en tant que direction nécessaire d’une classe capitaliste congénitalement incapable. Mais avec l’affaiblissement du pouvoir des syndicats et la capitulation de la social-démocratie devant le néolibéralisme, il n’y a plus aujourd’hui de force sociale capable de jouer directement ce rôle réformiste ou de forcer à le faire des administrateurs d’État non sociaux-démocrates.
Des hauts-fonctionnaires de plus en plus «politiques»
Le second facteur, à l’opposé de la dépolitisation des politiciens, est la politisation de la branche non politique des administrateurs de l’État, les hauts-fonctionnaires. Comme les partis politiques deviennent de moins en moins distincts, le personnel nécessaire à la mise en œuvre de politiques de plus en plus similaires tend à devenir une extension des partis eux-mêmes […]
Au Royaume-Uni, comme toujours sur les talons des États-Unis, il y a eu depuis 1979, et encore plus depuis 1997, un afflux généralisé de hauts-fonctionnaires issus du secteur privé, au point que la fonction publique a été proprement privatisée. Mais même dans la fonction publique d’État, on attend désormais des hauts-fonctionnaires en particulier, non qu’ils essaient de pointer les difficultés d’application des politiques publiques, ni même qu’ils réfléchissent à des moyens alternatifs de les appliquer, mais qu’ils présentent simplement les arguments propres à les justifier.
Le troisième et dernier facteur générateur de politiques à court-terme est la dépolitisation de l’électorat. En réalité, il ne s’agit pas tant de dépolitisation que d’abstention, de la part de secteurs de l’électorat qui n’ont plus de partis pour qui voter. Nombre d’électeurs qui se préoccupent encore de voter le font – de manière assez logique – sur un modèle consumériste, dans lequel les votants suivent ce qu’ils tiennent pour leur intérêts immédiats sur la base d’opinions formées par les médias.
Sans surprise, ils sont cependant de moins en moins nombreux. Ce phénomène peut s’inverser, comme l’a montré l’insurrection populaire en faveur du Oui lors du référendum sur l’indépendance écossaise, où 97 % de la population s’étaient inscrite pour voter et 85 % l’a fait effectivement ; mais dans des circonstances « normales », celles et ceux qui votent ont plutôt tendance à appartenir aux classes moyennes, qui ont une vision plus centrée sur leurs intérêts matériels et déploient afin de les préserver des stratégies plus interventionnistes que ceux qui sont les premiers à subir l’austérité.
Il est ironique que l’une des raisons de la montée du néolibéralisme aux États-Unis ait été un produit paradoxal des exigences, couronnées de succès, en faveur de plus de démocratie dans les années 1960-70. Cela a débouché sur un affaiblissement tant des comités du congrès [5] que des structures partidaires, et produit cette nouvelle race de « politiciens-entrepreneurs » empressés de mettre en valeur des sujets attractifs aux yeux de certains auditoires et donc susceptibles de leur procurer un soutien stable.
Un modèle soi-disant destiné à « rendre le pouvoir au peuple » sur ces lignes a été mis au point très tôt dans l’expérience néolibérale aux États-Unis. C’est en Californie qu’on en a trouvé la version la plus aboutie. Depuis le milieu des années 1970, la vie politique dans la quatrième économie mondiale s’est caractérisée par une participation électorale en berne au sein de la classe ouvrière et des minorités, combinée à un usage ciblé de référendums sur des « propositions ». Ces dernières ont principalement eu pour objet de défendre la valeur des propriétés, en bloquant toute politique d’intégration scolaire ou d’urbanisme, et en interdisant tout impôt progressif. La Proposition 13 [6], adoptée en 1978, a donné le signal de départ de l’époque néolibérale aux États-Unis en plafonnant les impôts sur la propriété, alors même que la valeur de l’immobilier montait. Le résultat est que le poids de l’imposition a été transféré de façon disproportionné sur les revenus, alors même que les salaires et traitements stagnaient ou chutaient.
C’est le comportement égoïste d’une classe moyenne mobilisée qui a conduit la Californie à la crise fiscale de 2009, après laquelle les remèdes habituels de coupes dans les services publics, y compris la sécurité sociale des enfants et la pédiatrie, ont été les seules solutions proposées face à un État structurellement incapable d’imposer les hausses d’impôts nécessaires. La paralysie californienne pourrait bien augurer de l’avenir de la politique étatsunienne tout entière, comme les États-Unis pourraient à leur tour augurer de l’avenir de la politique dans le monde entier, une perspective qui a malheureusement connu des précédents.
Le consensus néolibéral et le danger de l’extrême droite
Le projet néolibéral était entièrement fondé sur l’irréversibilité de ces processus : abolition des mécanismes de régulation, démantèlement des programmes d’assistance sociales, ratification de traités dont aucun mécanisme formel ne permet l’amendement ou l’abrogation, et ainsi de suite. Ces mesures pourraient tout de même être abrogées, mais cela demanderait de nouveaux cadres légaux et administratifs, donc une préparation et une volonté politique, ce que l’on n’a plus vu depuis le début de l’époque néolibérale.
En pratique, les membres de la classe dirigeante occidentale sont désormais unis dans l’acceptation du néolibéralisme comme seule méthode viable d’organiser le capitalisme en tant que système économique, mais ils restent divisés quant à la manière d’organiser le capitalisme comme système social. Ils sont peut-être aujourd’hui tous néolibéraux, mais ne sont pas tous pour autant néoconservateurs. Aux États-Unis, tant les Démocrates que les Républicains sont ouvertement dévoués au capitalisme, mais il y a aussi de réelles divergences entre eux, par exemple en ce qui concerne les droits des homosexuels ou la protection de l’environnement.
L’audience électorale de l’extrême droite se fonde, dans ces conditions, sur son apparente capacité à apporter des réponses à ce qui est maintenant deux vagues successives de crise, celles commencées en 1973-4 puis en 2007-2008, qui ont laissé la classe ouvrière occidentale de plus en plus fragmentée, désorganisée, et sensible aux appels au sang et à la nation comme seules formes collectives encore disponibles, en particulier dans un contexte où toute alternative systémique au capitalisme – si fausse fût-elle – s’était apparemment effondrée au cours des années 1989-1991. Les conséquences politiques pourraient être graves. Le caractère de plus en plus interchangeable des partis politiques offre un boulevard à l’extrême droite pour attirer les électeurs en se positionnant hors consensus, d’une manière qui parle aux appétits destructeurs que le capitalisme a lui-même engendrés au sein du peuple.
L’éventuel problème pour la stabilité du système capitaliste réside cependant moins dans la possibilité que des partis d’extrême droite arrivent eux-mêmes au pouvoir, avec un programme dangereux pour les besoins capitalistes, que dans leur capacité à influencer les partis majoritaires de la droite, de sorte que les lubies de leurs partisans pourraient accidentellement créer des difficultés pour le processus d’accumulation.
Considérons une importante source de soutien du Parti républicain aux États-Unis : depuis la fin des années soixante, il s’appuie de plus en plus sur les communautés chrétiennes fondamentalistes, que leur activisme permet de mobiliser pour les élections. Mais ce noyau de vote religieux, ou à tout le moins sa direction, exige aussi, naturellement, la mise en œuvre de certaines mesures comme prix de son soutien. Le problème des Républicains n’est pas seulement que l’extrémisme des chrétiens fondamentalistes pourrait leur aliéner l’électorat « du juste milieu », dont les résultats électoraux dépendent de plus en plus.
Le plus notable est moins les éléments les plus consciemment agressifs de l’idéologie populiste de droite, qui tendent à se diriger principalement contre les conceptions socio-culturelles d’une aile (libérale) de la classe dirigeante, que dans des conséquences qui pourraient sans le vouloir être préjudiciables au capital, comme cela a été évoqué plus haut. En d’autres termes, les politiciens pourraient se trouver empêchés de mener des politiques nécessaires au capitalisme américain, ou bien obligés de prendre des décisions qui lui seraient néfastes.
Mais il n’y a pas que les croyances religieuses qui puissent créer des difficultés au capital étatsunien, c’est aussi le cas du racisme ouvert envers les migrants. Un exemple en a été le « Hammon Alabama Taxpayer and Citizen Protection Act » (loi Hammon de protection du citoyen et du contribuable de l’Alabama], inspiré par le Tea Party, qui a été adopté par les législateurs de cet État en juin 2011, et rendait obligatoire le port de papiers de résidence, interdisant à toute personne sans papiers de recevoir un quelconque service de l’État, eau courante comprise. Cette loi visait à limiter et refouler l’immigration hispanique, mais elle a surtout eu pour effet de provoquer des départs en masse dans la plupart des exploitations agricoles, qui comptaient sur ces travailleurs pour former le gros de leur main-d’œuvre. Les effets en ont cependant été encore plus profonds. Avant cette loi, on estimait que 4,2 % de la main-d’œuvre, soit 95 000 personnes, étaient sans papiers, mais qu’elles s’acquittaient de 130,3 million de dollars en impôts d’État et en taxes locales. Leur départ de l’Alabama ou leur retrait de l’économie informelle a menacé l’État d’une perte sèche de 40 millions de dollars.
Des phénomènes réellement irrationnels
De plus, les patrons ont dû dépenser davantage dans des procédures d’embauches complexifiées, en personnel de ressources humaines recruté pour vérifier les papiers, ainsi qu’en primes d’assurance contre les risques juridiques induits par d’éventuelles violations involontaires de la loi. Dans une époque précédente, les réformes social-démocrates visaient habituellement à permettre au système dans son ensemble de fonctionner plus efficacement pour les capitalistes et plus équitablement pour la majorité, même si ces deux objectifs étaient en réalité contradictoires. Mais les réformes d’extrême droite, comme celle qui vient d’être évoquée, ne sont pas destinées à favoriser les intérêts capitalistes, ni ne le font effectivement : elles sont véritablement l’incarnation de croyances racistes irrationnelles qui prennent le pas sur tout le reste.
Le parti conservateur britannique a rencontré des problèmes similaires, en rapport cette-fois à l’Europe. Avant 1997, le nationalisme impérial déchaîné par les Conservateurs contre « l’Europe » n’était pas motivé par une quelconque hostilité de l’UE envers le néolibéralisme, mais servait de diversion idéologique à l’échec du néolibéralisme à améliorer le sort du capital britannique. Le nationalisme alors invoqué constitue aujourd’hui un obstacle majeur pour les politiciens et administrateurs de l’État qui veulent poursuivre une stratégie de plus grande intégration européenne, que cela soit ou non rationnel de leur point de vue. Un sondage commandé en 2013 par la Chambre de commerce britannique, et portant sur 4 387 entreprises, n’en trouvait que 18 % pour considérer une sortie totale de l’UE comme une bonne chose, alors qu’une majorité de 64 % souhaitait rester dans l’UE tout en reprenant le contrôle d’un certain nombre de prérogatives : sans surprise, on trouve les petits patrons à la racine du sentiment anti-UE. Le principal bénéficiaire de cette hystérie anti-UE a été l’UKIP, dont les succès ont renforcé en retour l’aile droite du parti conservateur, même si les politiques de ces deux courants sont incohérentes.
Mais ces incohérences pourraient ne pas avoir d’importance dans la lutte pour le pouvoir politique. Le référendum suisse remporté de justesse en 2014, qui a introduit des quotas sur l’immigration provenant de l’UE, contre les vœux des capitalistes locaux et des classes dirigeantes d’Europe, et qui pourrait entraîner des mesures de rétorsion de Bruxelles, donne une petite indication de ce qui pourrait suivre.
Si j’ai raison et que certains aspects des politiques d’extrême droite sont contreproductifs par rapport aux besoins du capital, il ne s’ensuit pas que le chaos croissant qu’entraînerait la mise en œuvre de ces mesures profiterait forcément, même de façon indirecte, à la gauche. La défense du système est toujours le principal objectif de la bourgeoisie, même au prix d’un dysfonctionnement temporaire. Dans une situation où le désespoir économique générerait des désordres croissants, il pourrait être fait appel à des partis d’extrême droite pour détourner l’attention des véritables sources de l’angoisse sociale et la reporter sur des boucs émissaires pré-désignés, et ce, quel que soit le prix politique à en payer.
Une stratégie trop efficace…
Ce que nous voyons émerger est une relation symbiotique entre une réponse du régime aux problèmes de l’accumulation capitaliste qui est de moins en moins adéquate et une autre réponse, de plus en plus extrême, aux désirs et préjugés les plus irrationnels produits par l’accumulation capitaliste […]
Il est clair que dans des situations de crise absolue, immédiate, des mesures d’urgence à court terme pourraient intervenir, tout comme il y en a eu en 2008 avec les nationalisations de banques et d’autres institutions financières aux États-Unis et au Royaume-Uni. Mais il s’agissait d’interventions minimales, visant à prévenir un pur et simple effondrement et à sauver ces institutions (et plus encore les pratiques qui les avaient menées là), sans aucune stratégie cohérente, encore moins une quelconque visée sociale plus large, et bien sûr dans l’idée que ces sociétés seraient à nouveau privatisées dès que possible.
Soyons clairs. Je ne prétends d’aucune façon qu’il appartiendrait aux socialistes de proposer des solutions à la crise du capitalisme. Bien sûr, il est toujours nécessaire de lutter pour des conquêtes sociales ; mais l’idée qu’une application de solutions keynésiennes pourrait nous ramener à l’âge d’or de l’État-providence d’après-guerre sous-estime de façon illusoire la mesure dans laquelle ces années-là étaient le produit d’un concours unique de circonstances. Des phases d’expansion vont encore se produire, comme cela a été le cas entre 1982 et 2007, mais les bénéficiaires en seront de moins en moins nombreux. En conséquence, je ne prétends pas non plus que les phénomènes présentés ici indiqueraient que le capitalisme va simplement s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions internes.
Depuis Rosa Luxemburg, les scénarios de ce type se sont révélés erronés et il n’y a aucune raison de supposer qu’ils pourraient l’être moins à l’avenir. En fait, un effondrement qui ne serait pas le résultat d’une intervention consciente des opprimés et des exploités ne se ferait de toute façon pas à leur avantage, mais constituerait simplement un pas supplémentaire vers la barbarie que les marxistes, depuis Engels, ont vue comme conséquence possible d’un échec à instaurer une société socialiste. Et ce n’est pas qu’un simple slogan : les conditions en Afrique centrale et dans des parties du Moyen-Orient montrent que la barbarie est devenue une réalité quotidienne pour des millions de gens. Les événements dans le monde développé ne prendront sans doute pas cette forme, du moins pas tant que la catastrophe écologique ne sera pas devenue irréversible, mais plutôt celle d’une aggravation des conditions d’existence, graduelle et presque imperceptible sauf pour les plus pauvres.
Ce que par contre je suggère, c’est que le néolibéralisme comme stratégie a été presque trop efficace en tant que méthode de régulation capitaliste. Il a finalement entraîné ce que Schumpeter craignait : une situation où la destruction créatrice n’a plus ni limites ni frontières. Benjamin, comme Engels avant lui, voyait dans le capitalisme un train fou en marche vers sa destruction. Moins de dix ans après son suicide en 1940, il semblait cependant que des forces internes au capitalisme lui-même étaient encore capables de « tirer le levier de freinage » ; il apparaît maintenant que son intuition initiale était juste et que la révolution est la seule alternative au désastre qui, sinon, nous attend.
Neil Davidson, août 2015
Traduit par Jérôme Beuzelin
Cet article a d’abord été publié dans la revue L’Anticapitaliste, et repris dans la revue Contretemps.
Notes
[1] Publié le 1er août 2015 sur le site de la revue britannique Salvage, animée notamment par Richard Seymour et China Mieville. Les intertitres sont de notre rédaction et quelques coupes, opérées pour des raisons de place, sont signalées entre crochets. Membre de RS21 (Revolutionary Socialism of the 21st Century, Grande-Bretagne) et des International Socialists Scotland, Neil Davidson est l’auteur de plusieurs ouvrages importants parmi lesquels, ces dernières années chez Haymarket, How Revolutionary Were the Bourgeois Revolutions ? (« À quel point les révolutions bourgeoises ont-elles été révolutionnaires ? ») et Nation-States – Conscience and Competition (« Les États-nations – Conscience et compétition »).
[2] Première législation du travail, limitant notamment la durée du travail des enfants, adoptée en Grande-Bretagne au milieu du 19e siècle.
[3] William Waldegrave : ancien ministre du gouvernement conservateur de John Major, membre de la Chambre des Lords.
[4] Geoffrey Howe (1926-2015) : homme politique conservateur, ministre dans les gouvernements Thatcher, notamment aux fonctions de chancelier de l’Échiquier (ministre des Finances).
[5] Congressional Comittees, comités thématiques permanents de la Chambre des représentants états-unienne, en principe les principales sources d’information et de travail législatif avec les comités de même type du Sénat.
[6] La proposition 13 « People’s Initiative to Limit Property Taxation » (Initiative populaire pour limiter l’imposition foncière) est un amendement à la constitution de Californie adopté le 6 juin 1978, suite à une intense campagne référendaire. Elle limite drastiquement l’ensemble des impôts sur la propriété (taxes foncières et impôts sur la fortune).