L'AUTRE QUOTIDIEN

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Italie : La solidarité face à la mort et au capitalisme

La France et l’Italie ont vécu cette pandémie de manière semblable mais avec un léger décalage. Ce sont les amis de là-bas qui nous ont permis de comprendre un peu plus vite ce qui était en train de se profiler. C’est de l’autre côté des Alpes que nous avons appris incrédules les premières mesures d’exception, les morts par milliers et l’apparition de multiples formes d’entraide. Là-bas comme ici, la solidarité relevait d’une certaine nécessité. En écho avec un article récent que nous avons publié sur la question, ce texte italien écrit par des amis oppose la solidarité à la fausse communauté nationale agitée par le gouvernement. Et contre les critiques qui ont pu lui reprocher de ne pas être assez « politique », il pose que la solidarité est « peut-être l’occasion de penser à une pratique qui ne contienne pas le désir d’être capitalisable, même dans un sens positif, ou à des actions débarrassée du visage sinistre de la cooptation ».

Lointain, proche, lointain, proche – Vers où ?

Lointain

Fate tutti il vostro dovere!

Que ce soit par le renforcement du contrôle ou à travers des discours enflammés, l’une des façons d’éteindre les angoisses de l’individu occidental isolé a été l’usage généralisé de la rhétorique guerrière et héroïque, évoquant l’atmosphère d’un pays en guerre. Comme si la moindre petite brèche ouverte par l’isolement devait être immédiatement comblée à l’aide du plâtre de la communauté fictive de l’unité nationale. Face à la crise personnelle ou collective, nous avons reçu l’ordre d’accepter en masse la solitude, tout en gardant l’œil ouvert afin de repérer le moindre mouvement suspect de la part de nos voisins.

Au-delà du débat sur les mérites et les défauts des mesures de prévention, il est intéressant d’observer à quel point le discours implicite insiste sur la nécessité de rester tous unis, certes, mais dans une fausse proximité – pour maintenir une distance effective qui n’a rien à voir avec les gouttelettes contenant le virus. Malgré ce discours de cohésion, les premiers à être livrés à la contagion sont ceux qui restent prisonniers des engrenages de la machine infernale, ou écrasés dans ses marges, et qui dans les deux cas peuvent facilement être rendus invisibles : les détenus, les travailleurs des entrepôts perdus au fin fond des banlieues, les sans-abris, mais aussi, comme l’ont amplement démontré les révélations sur le Pio Albergo Trivulzio et les autres RSA en Lombardie, les personnes âgées confinées dans les maisons de retraite.

Si la séparation était déjà le signe sous lequel nous vivions auparavant, celle-ci a atteint son paroxysme dans la situation actuelle, recouverte du drapeau tricolore. Des années de néolibéralisme nous lèguent non seulement un système de santé en ruine, mais aussi un monde d’individus livrés au chacun-pour-soi, exposés à la solitude et à la misère. Par conséquent, que ce soit par les menaces des amendes et des procès ou par l’éloge du sens des responsabilités et les appels au civisme, les autorités nous font comprendre que le temps n’est pas à la colère ou aux pleurs, et que le regard ne doit pas cesser de fixer le ciel bleu azur de la communauté nationale. Car depuis là-haut, les yeux de la patrie nous observent et les ordres pleuvent pour nous exhorter à faire notre devoir : nous adapter aux nouvelles normes du travail (pour peu qu’on en ait encore un), de la justice, de la surveillance.

Proche

Some kind of solitude is measured out in you

Chaque jour le lugubre décompte des morts-contagions-guérisons scande le temps qui nous sépare de la nébuleuse phase deux dont on ne comprend pas vraiment la nature. Entretemps, quelque chose est apparu, à plus ou moins grande échelle selon les villes d’Italie : une solidarité qui a pris différentes formes mais qui a le plus souvent été vécue comme une nécessité, une façon de continuer à vivre à l’intérieur de ce temps, au rythme de l’événement. Solidarité minimale ou organisée, c’est toujours l’art de la distance profonde qui est battu en brèche. Il ne s’agit certainement pas ici de faire l’hagiographie des différents groupes qui se sont mobilisés ces derniers mois, mais plutôt de penser à ce qui a permis de briser la chape de morosité et d’angoisse, en y regardant de plus près.

Faire les courses, acheter des médicaments, distribuer des masques à ceux qui ne peuvent pas sortir de chez eux permet de partager la fragilité. Loin de la poésie insipide sur la valeur des petites actions, c’est plutôt le début d’un changement de perception, qui permet de rompre avec un certain isolement et ouvre à une autre forme de protection.

Un précédent article de Rouen dans la rue s’interroge : « Changer d’échelle ne veut surtout pas dire se replier sur sa communauté, sur soi et les siens, mais au contraire multiplier les liens non seulement malgré le confinement, mais peut-être même pour le penser et l’appliquer plus intelligemment, et surtout pas chacun de son côté. Ce n’est sans doute pas l’amour des siens, de son prochain, mais la considération pour le lointain, pour tous ceux que nous faisions mine de ne pas voir jusqu’à hier (vieux, sans-abris, détenus…) qui peut être notre meilleure boussole en ce moment. »

Nous avons parlé en d’autres occasions, au début de l’épidémie, de contact et de soin. Faire les courses, distribuer des masques, acheter des médicaments pour des inconnus : les gestes de solidarité permettent de faire un pas dans l’espace vide que notre existence porte en elle, et des expressions froides et ressassées mille fois, telles que critique de l’aliénation métropolitaine, prennent peut-être pour une fois des couleurs un peu plus vives, un peu plus saines. Lorsque ta propre solitude se reflète dans les yeux de la personne en face de toi, la découverte de la possibilité d’un soin réciproque est peut-être la première façon de se détacher de la logique qui impose des décrets sanitaires égaux pour tous sur le papier, mais bien différenciés dans les faits.

On peut prendre soin les uns des autres tout en refusant les bons sentiments au rabais. Au moment où l’un des partis de gouvernement propose une pâle imitation d’un impôt sur le patrimoine pour payer une partie des dépenses dues à la crise du coronavirus, on constate une levée de boucliers et le maire de Milan, qui pense déjà à comment repartir, déclare : « Ce n’est pas le moment de créer des différences, faisons plutôt appel à la générosité ». La générosité nous écœure. Ce n’est qu’un soldat de plomb dans le panthéon des héros dont la mission est d’illustrer à quel point il est doux de se sacrifier pour la patrie. Mais si nous nous aidons les uns les autres, c’est bien parce que nous nous sentons également abandonnés, dupés, exposés.

Lointain

En être ou ne pas en être ?

Faire les courses, acheter des médicaments, distribuer des masques : ces gestes peuvent prêter le flanc, dans le contexte militant, à une certaine critique. Les termes peuvent changer selon les contextes locaux mais deux mots – terribles accusations – peuvent résumer cette critique : charité, bénévolat.

On voit apparaître sur ce point des raisonnements plutôt curieux, pour peu qu’on les considère avec un peu d’attention. Ils s’agirait donc de gestes de charité, de pratiques de bénévolat social, parce qu’il y manquerait un aspect politique ou qu’ils ne supposeraient aucune politisation (quel mot affreux). Déterminer ce qui est « politique » repose presque toujours sur des notions vagues et nébuleuses et, sans s’en apercevoir, cette critique (qui apparaît d’ailleurs dans d’autres contextes) s’inscrit finalement dans le plus élémentaire cycle économique. Cette synthèse sera peut-être vue comme superficielle et simplificatrice, mais il semble que le problème de fond résiderait dans le fait que ces actions de solidarité ne contiennent pas la moindre possibilité d’obtenir quoi que ce soit en échange. Il n’y a aucun retour sur investissement politique (quoi que cela puisse bien vouloir dire). Des gestes à fonds perdu, des placements inadéquats.

Ces critiques sont souvent exprimées de bonne foi. Elles peuvent naître de la peur que tout redevienne comme avant, ou plutôt pire qu’avant, et que la parenthèse des beaux moments de solidarité se résume au sympathique souvenir des ces gentils jeunes italiens, bien charitables, alors que tout se remet en marche comme avant, ou plutôt pire qu’avant. Elles peuvent être liées à la perception aiguë du danger de se retrouver piégé dans l’album des figurines des bons samaritains de l’urgence, publié par les éditions Rhétorique Nationale. Ce ne sont pas des questions sans importance.

L’épidémie a montré une fois de plus qu’il s’agit pour les gouvernements de choisir entre sauver la population ou l’économie – une économie directement responsable de la ruine de la population. Et s’il s’agissait aussi d’une occasion pour sortir de la logique économique étendue à toutes nos actions, bien plus qu’on ne veut bien le reconnaître ? C’est peut-être l’occasion (ou plutôt la nécessité) de penser à une pratique qui ne contienne pas le désir d’être capitalisable, même pas dans un sens positif, ou à une politique débarrassée du visage sinistre de la cooptation. Les groupes de solidarité existants n’en sont certainement pas encore arrivés là. Mais chaque élément permettant de construire un autre rapport au monde, une autre logique de la proximité, mérite d’être approfondi, et vécu, plutôt que d’être regardé de haut et relégué dans la catégorie du bénévolat et de la charité.

L’obsession du gain politique correspond à la mise en pratique de la bonne vieille équation de l’augmentation de la force. Le problème ne réside pas dans le désir d’une augmentation du rapport de force, bien au contraire, parce que nous en aurons bien besoin dans les temps à venir. La question est plutôt de savoir si on la considère comme l’augmentation d’un poids (et dans quelle balance ?) ou bien comme l’apparition, face au désastre, de liens différents, combattifs et surtout plus solides. Ce n’est pas un hasard si l’on entend l’adjectif « solide » dans l’étymologie du mot « solidarité ».

Proche

Cela vaut la peine de penser au naufrage qui nous attend

La catastrophe est quotidienne, la catastrophe est déjà là. La course effrénée du monde découvre soudain la possibilité de sa limite, de son interruption inattendue. Les braises de l’apocalypse se réchauffent et les rues vides montrent le désert qui était déjà là.

Le problème arrive lorsqu’un certain regard sur la catastrophe semble l’observer de trop loin – voire presque l’admirer. On oublie que la nécessité d’un frein d’urgence pour arrêter la course vers l’abîme naît précisément d’un danger réel. Banalité de base : le désastre est douloureux. Seconde banalité de base : la catastrophe, c’est ce monde. Ce monde est mauvais. La catastrophe aussi est mauvaise, elle n’est pas notre amie.

Il y a un écart vertigineux entre le regard qui était tourné vers la fin du monde et celui qui se porte simplement sur la cage d’escalier d’un immeuble où quelque personnes reçoivent une liste de courses, les mains pleines de gel hydroalcoolique. C’est pourtant là que peut s’ouvrir une voie pour partager la perception de la catastrophe, ce qui est bien différent de se contenter de l’annoncer en solitaire.

Le virus a dévoilé une fois de plus l’intime connivence entre le capitalisme et la mort. L’organisation de la solidarité – même la plus minime – est l’un des traits d’un autre visage, qui n’est plus celui de la mort. C’est l’une des manières de reconnaître sa présence dans toutes les prothèses qui nous entourent, nichée dans tous les petits engrenages quotidiens, et de la combattre.

Quel sens cela aurait-il de s’installer dans une confortable retraite spirituelle en célébrant la suspension du temps, satisfaits de la chute de la cité infernale ? L’épidémie ne nous fait en réalité aucun don, et le désœuvrement de cette période n’est pas une danse mais un désarroi. Nous ne reviendrons de l’exil que lorsque celui-ci sera reconnu comme notre condition commune.

Vers où ?

Un kilo de spaghetti – Six bouteilles d’eau minérale – Une boîte de quatre œufs – Une prison qui brûle – Des citrons – Une boîte de thon – Une grève générale – Du gorgonzola – Trois poivrons – Pillage de tout le supermarché – Un sachet de salade (grand format)

C’est sans doute une expression un peu usée, mais permettons-nous de l’utiliser dans les circonstances actuelles : les contradictions dans lesquelles sont plongés les gestes de solidarité de ces dernières semaines sont encore très nombreuses. Et il est important de ne pas l’oublier, pour mesurer la distance qui nous sépare du monde que nous refusons et tenter de comprendre, en chemin, ce que nous essayons de construire.

Les courses ne sont rien de plus qu’un moment de consommation. La grande distribution alimentaire fait partie des rares secteurs qui profitent de la période actuelle, et les grandes chaînes de supermarchés se montrent extraordinairement conciliantes et intéressées par les campagnes de dons ou de récupération des biens alimentaires. Mais que se passera-t-il quand l’argent viendra à manquer et que les files d’attente à l’entrée des supermarchés seront un peu moins bien ordonnées, un peu plus nerveuses ?

Il y a quelques semaines, la menace d’une explosion de colère est apparue dans le sud de la péninsule, et les médias ont immédiatement répondu par leurs exorcismes habituels : l’ombre de la mafia plane sur ces incidents. Le spectre maléfique par excellence, que l’on agite pour rappeler à l’unité nationale, comme une forteresse morale pour contenir toute manifestation de mécontentement, ne serait-ce que sur une page Facebook.

Le moment actuel exige peut-être que nous pensions à comment faire en sorte que les courses solidaires et l’expropriation d’un supermarché fassent partie de la même liste. Ou plutôt à faire en sorte qu’un geste se transforme naturellement en l’autre, qu’ils soient considérés comme faisant partie d’une seule et même substance. Le partage de la fragilité est une attitude qui peut être défensive ou offensive. Si un gigantesque fossé semble pour l’instant séparer les sourires échangés sur un palier de l’assaut des magasins, ou de la révolte des prisons, ou de la grève générale, cela ne doit pas nous décourager mais plutôt nous pousser à imaginer tout ce qui peut relier ces moments les uns aux autres, les mettre en contact.

Le président de la Cofindustria pour la région Vénétie a fait récemment une déclaration qui peut nous donner un bon aperçu de la façon dont les industriels et les grand patrons imaginent la phase deux : « Ce n’est pas le moment de penser à la vie sociale […] nous devons retourner à un style de vie semblable à celui de nos grand-parents, qui ne sortaient de chez eux que pour aller travailler et qui retournaient à la maison dès qu’ils avaient fini. Un itinéraire domicile-travail-domicile ». Quelle forme prendra la solidarité face à cette réorganisation de l’existence, alors même que la misère et les inégalités ne feront que croître ?

Si nous ne voulons pas nous contenter d’être les gentils, les charitables, les généreux, nous devrons faire en sorte que ce nous avons bâti au cours des dernières semaines ne reste pas une réponse d’urgence mais devienne une attitude qui puisse avoir des ramifications, se transformer, se lier à des choses inattendues. Dans l’obscurité et la confusion de la période actuelle, certaines expériences portent en elle les graines de la fin de la séparation et du début des luttes à venir.

Traduction Rouen dans la rue