L'AUTRE QUOTIDIEN

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Épidémies coloniales, racisme d’Etat et dispositions d’exception. Par Olivier Le Cour Grandmaison

La pandémie du Covid-19 a conduit des historiens à rappeler celle qui a frappé le monde, l’Europe et la France en 1918 : la grippe dite espagnole et celle de la grippe asiatique (1956-1958), plus encore oubliée. Intéressant mais partiel puisque les colonies n’entrent pas dans ce tableau mémoriel. Singulière omission.

« Qu’il soit établi une séparation complète entre les villages indigènes et les villages habités par les Blancs... » Vœu de la section médicale du Congrès colonial français (1905)

« L’œuvre de la colonisation française a été l’œuvre de la Troisième République ! Nous devons l’affirmer bien haut. » Marcel Saint-Germain, sénateur, (1907)

La pandémie du Covid-19 a conduit des historien-ne-s et des journalistes à rappeler celle qui a frappé le monde, l’Europe et la France en 1918 : la grippe dite espagnole et ses 400 000 victimes françaises, selon certains. Et celle de la grippe asiatique (1956-1958), plus encore oubliée, qui a fait environ 25 000 morts dans l’Hexagone. Intéressant mais partiel puisque les colonies n’entrent pas dans ce tableau mémoriel. Singulière omission.

1913. Les républicains et leurs alliés peuvent être fiers. Dix-huit ans après la célèbre conférence de Berlin, achevée en février 1885, au cours de laquelle les puissances européennes se sont accordées sur le partage du continent africain, ils ont conduit la France vers les sommets. Elle est désormais la deuxième puissance impériale du monde, juste derrière la Grande-Bretagne. Remarquable bilan. Entre ces deux dates, les colonies françaises sont passées de moins d’un million de kilomètres carrés à treize millions environ. Quant aux populations « indigènes », elles ont progressé de sept à plus de quarante-huit millions. Extraordinaire expansion souhaitée par Victor Hugo, notamment, qui, en mai 1879, déclarait lors d’un banquet républicain organisé pour célébrer l’abolition de l’esclavage : « Allez […] emparez-vous de cette terre [africaine]. Prenez-la. A qui ? A personne…[1]»

A la veille de la Première Guerre mondiale, c’est chose faite. Conquérir de vastes régions par la force des armes est une chose. Coloniser et exploiter de façon optimale les terres et les populations en est une autre. Sous les tropiques, en effet, le climat, les moustiques, les mouches, les eaux, les sols mêmes sont à l’origine de maladies diverses et graves. S’y ajoutent les « indigènes » dont la dangerosité sanitaire est établie par l’écrasante majorité des hygiénistes et des praticiens qui les tiennent pour de terribles « réservoirs à virus[2] ». Nature, insectes, animaux divers, Arabes, Noirs et Indochinois ; tous sont des menaces permanentes jugées d’autant plus inquiétantes que la plupart du temps, la médecine est alors incapable de soigner. Faute de pouvoir guérir, il faut donc prévenir au mieux afin que les Européens puissent accomplir leur « mission civilisatrice » et « mettre en valeur » les possessions françaises.

Pour obvier aux dangers précités, les spécialistes de l’hygiène coloniale estiment qu’il est indispensable de séparer quartiers blancs et quartiers autochtones, et de limiter les interactions entre les populations européennes et « indigènes. » aux seules relations professionnelles. De là une conséquence majeure : cette séparation est souvent associée à une purification ethno-raciale susceptible de prendre des formes diverses. L’une et l’autre peuvent être réalisées grâce à l’expulsion des autochtones du centre-ville suivie de leur installation dans les faubourgs, comme à Douala, par la construction de quartiers européens de facto, voire de jure, interdits aux « indigènes », ou encore par la destruction de certaines zones habitées par ces derniers pour libérer des espaces jugées indispensables au renforcement de la sécurité sanitaire des Blancs.

Ces deux dernières options se combinent parfois lorsque les quartiers des uns et des autres sont très proches. Les restructurations urbaines engagées à Dakar, à la suite de l’épidémie de peste de 1914, en témoignent. Le 18 mai de cette année, inquiets de l’aggravation de la situation, les membres du Comité d’hygiène élaborent un plan qui prévoit de détruire certains quartiers africains et de les remplacer par un boulevard de cent mètres de long et un vaste jardin public. Les « indigènes » concernés seront relogés dans « un nouveau village[3] » situé en dehors de l’agglomération. Bel exemple où la ségrégation spatiale prend la forme d’une relégation hors de la ville, ainsi purgée d’une partie de ses habitants noirs, donc dangereux sur le plan sanitaire et sécuritaire.

Fin août 1914, les autorités coloniales exécutent une partie de ce projet en incendiant de nombreuses cases où vivent environs 3000 « indigènes ». Déplacés dans un « village de ségrégation créé à deux kilomètres de Dakar », ils sont soumis à un couvre-feu qui leur interdit l’accès à la ville entre 18 heures et 6 heures du matin. Des policiers sont déployés à proximité pour imposer le respect de ces dispositions. La peste a donc précipité la restructuration urbaine et raciale de la capitale du Sénégal, et favorisé l’adoption de mesures d’exception limitant de façon drastique la liberté de circulation des Noirs. Et d’eux seuls, faut-il le préciser, alors que les juristes de l’époque estiment que cette liberté fait partie des droits fondamentaux.

Cette politique est étendue à d’autres cités d’Afrique occidentale française, comme le prouvent les décisions prises par le gouverneur général, Jules Carde. A Ouagadougou, par exemple, la ségrégation raciale est renforcée par la construction de quartiers administratifs, commerciaux et résidentiels destinés aux Européens. De même à Bobo-Dioulasso où des lotissements « indigènes » sont bâtis sur le modèle de ceux des faubourgs de Dakar à la suite de l’épidémie précitée[4]. La situation est identique à Cotonou où les Noirs sont regroupés dans un village à part. Dans certaines villes, jugées importantes sur le plan géographique, économique, politique et symbolique, d’Afrique Equatoriale française, une même politique sanitaire et discriminatoire est également mise en œuvre. C’est le cas à Pointe-Noire, au Congo, où des quartiers séparés sont construits de part et d’autre d’un éperon rocheux qui fait office de frontière intérieure. A Brazzaville, les zones dévolues aux « indigènes » sont pourvues d’un certain nombre de commodités – marchés, édifices religieux, hôpital – pour mieux fixer les populations visées et limiter leurs déplacements vers la cité des Blancs aux seules nécessités du travail. Dans la capitale du Tchad colonial, à Fort-Lamy, l’agglomération autochtone et la cité « française » sont séparées par le fleuve le long duquel elles se sont développées de façon parallèle et où les populations noires ne peuvent « circuler dans leurs propres villages une fois la nuit tombée[5] », constate A. Gide en 1928.

Souvent déplacés de force, nombre « d’indigènes » sont regroupés dans des villages de « ségrégation », selon l’expression alors communément employée par les contemporains dans la première moitié du XXème siècle. Ces pratiques ségrégatives ne sont nullement euphémisées, pas même occultées. Au contraire, elles sont louées et encouragées car elles sont jugées novatrices et indispensables pour lutter de façons efficace contre les épidémies et les dangereux foyers d’infection des quartiers autochtones. Ségréguer pour protéger au mieux les Européens : telle est la règle à laquelle la majorité des spécialistes se sont ralliés, en s’inspirant souvent de la politique sanitaire et urbaine appliquée depuis longtemps par les Britanniques dans leurs colonies. Remarquable mise en œuvre d’une biopolitique et d’une hygiène raciales qui prospèrent sur la relégation des « indigènes », sur de nombreuses discriminations et dispositions d’exception[6].

Cette ségrégation n’est pas limitée aux villes et aux villages. Pour des raisons similaires, elle est étendue aux structures hospitalières, soit par la construction d’hôpitaux européens et « indigènes », soit par l’édification de pavillons distincts, soigneusement séparés les uns des autres. De même en France métropolitaine. Le 22 mars 1935, l’hôpital franco-musulman de Bobigny – aujourd’hui hôpital Avicenne - est inauguré et réservé aux Nord-Africains qui sont désormais obligés de s’y rendre. L’ancien chef de cabinet du préfet d’Alger, O. Depont, salue cette initiative qui doit contribuer à « filtrer la vase de ces sortes de torrent d’hommes » qui se précipitent « vers nos usines » de Paris et de « sa banlieue », et permettre de mieux surveiller les « musulmans[7] ». Pour Messali Hadj, c’est la preuve que les « Arabes » sont traités comme des « pestiférés » appartenant à une « race inférieure[8] ». La localisation de cet établissement, situé alors dans une lointaine banlieue, son organisation, ses fonctions hospitalières et policières de contrôle, confirment le statut singulier des colonisés qui, assujettis dans leur colonie d’origine, sont également soumis, dans l’Hexagone, à des dispositions discriminatoires.

Post-scriptum. A l’adresse des apologues-idéologues de la colonisation française qui, pour vanter les beautés supposées de cette dernière, mettent en avant les progrès prétendument fulgurants de l’hygiène et de la médecine dans les territoires de l’empire. Ces rappels. En Indochine, on compte 419 médecins pour 20 millions d’habitants, 299 en A-OF pour 13 451 603 habitants, 154 en A-EF pour 3 196 979 habitants, 14 au Togo pour 750 065 habitants. A titre de comparaison, il y avait, à la même époque, 28 000 médecins pour 40 millions d’habitants en métropole. Qui a livré ces chiffres ? Un dangereux anticolonialiste ? Non, le député L. Archimbaud en 1932. Quelques années plus tôt, le Dr Lasnet, médecin inspecteur général, estimait qu’il y avait environ 1 médecin pour 1700 habitants en métropole et 1 pour 60 000 dans les colonies. Quant aux objectifs de la médecine coloniale, le même précise : « Il ne s’agit pas de soigner tous les malades », mais il faut des médecins en « nombre suffisant pour traiter les malades européens ainsi que les cas graves, et surtout pour encadrer la masse d’exécution représentée par les indigènes. » Lumineux. « Rapport présenté à l’Académie des sciences coloniales. » in Compte-rendu des séances, t. XIV, 1929-1930, p. 494. (Souligné par nous.)

Olivier Le Cour Grandmaison

[1]. V. Hugo, « Discours sur l’Afrique », 18 mai 1879, in Œuvres complètes. Politique, Paris, R. Laffont, 2008, p. 1012.

[2]. E et É. Sergent, « Hygiène de l’Afrique septentrionale. » in Hygiène coloniale, sous la dir. de A. Chantemesse et E. Mosny, Paris, Baillière & Fils, 1907p. 139-151. Au Maghreb français, les mêmes préconisent « l’éloignement des familles » arabes à plus « d’un kilomètre au moins » des lieux de résidence des Français car elles sont porteuses du « virus paludéen » et souvent infectées de « vermine. » Idem.

[3]. E. M’Bokolo, « Peste et société urbaine à Dakar : l’épidémie de 1914 », Cahiers d’études africaines, vol. 22, n°85-86, 1982, p. 38.

[4]. S. Ouattara, Gouvernance et libertés locales : pour une renaissance de l’Afrique, Paris, Karthala, 2007, p. 88.

[5]. A. Gide, Voyage au Congo suivi de Le Retour du Tchad, [1927 et 1928], Paris, Gallimard, 1998, p. 233-234.

[6]. Pour une analyse exhaustive de cette politique et de ses conséquences dans les colonies, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage : L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Paris, Fayard, 2014.

[7]. O. Depont, Les Berbères en France. L’hôpital franco-musulman de Paris et du département de la Seine, Lille, Douriez-Bataille, 1937, p. 3 et 4.

[8]. 1935-2005. L’hôpital Avicenne : une histoire dans frontière, Paris, Musée de l’Assistance publique, 2005, p. 7. M. Hadj (1898-1974) dirige alors l’Etoile nord-africaine. L’hôpital de Bobigny n’a été ouvert à tous qu’en 1945.


Politologue spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française et des questions qui ont trait à l'histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison est maître de conférences en science politique à l'université d'Evry-Val d'Essonne et enseigne au Collège international de philosophie. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019. Nous le remercions d'accepter de partager ses chroniques avec L'Autre Quotidien. Vous pouvez le retrouver sur son blog.