Romantisme du confinement et privilège de classe. Par Arnaud Maïsetti
Dans les journaux ce matin, vaguement lus, l’écœurement devant ces appels à profiter de ces temps qui s’ouvrent : quelle allégresse, vraiment, d’avoir du temps pour lire, apprendre le piano et les langues étrangères, les chants des oiseaux et les silences ralenti de l’économie patriotiquement mis en arrêt forcé. L’écœurement devant les éditorialistes des intérieurs jouissant du temps comme hier encore des corps livrés à leur merci et pour leur contentement, sans autre consentement que leur bon plaisir. Piano où courir leurs doigts veules tandis que dehors meurent ceux qui meurent parce qu’ils sont dehors, et que crèvent davantage de notre enfermement ceux qui sont enfermés : langues étrangères qui ne seraient qu’un exotisme de plus dans leur vie où tout autre qu’eux est un folklore : chants des oiseaux qu’ils massacrent le reste de l’année pour construire des aéroports. Mais là, ils ont du temps à ne plus savoir que faire.
« Lisez », disait le chef à la télévision et tous au garde à vous : lire est ce qu’ils font quand ils n’ont plus rien à faire, et seulement pour continuer à capitaliser — des connaissances ou du fric, quelle différence à leurs yeux ? Profitez en pour faire du sport, ou des alexandrins : oui, quelle différence ?
Et puis, il y a les autres journaux : les intimes qui se multiplient désormais que l’audience désœuvrée est toute possiblement captive, les journaux de ceux qui vivent leur confinement comme une chance pour donner vue sur leur grand intérieur, pas seulement le quatre pièces meublé avec goût et sans vis-à-vis, mais celui qui est froissé par des douleurs et soulevé par des joies (tel chant de tel oiseau, tel vers de Lamartine). L’écœurement. Oui, haine de l’intériorité : ici comme toujours. J’aurais voulu un journal qui serait le contraire de la consignation des faits.
En regard, dans l’angle mort des journaux pleine lumière, il y a les mères seules avec leurs enfants, et les pères, et les femmes sous la terreur d’un qui cogne quand il peut, et il peut désormais à chaque minute, et les seuls dans les studios minuscules traversés par le soleil quelques minutes vers le soir, et les seuls qui trouvent foyer partout où ils peuvent, et que les flics chassent en leur demandant un papier justifiant de pourquoi ils sont là et où ils vont, et eux répondent qu’ils ne savent pas écrire, alors les flics exigent l’argent qu’ils mendient, et ils seraient heureux de repartir sans coup, et il y en a tant [1].
Tout à l’heure marcher pour seulement marcher : et j’ignorais alors que je faisais un déplacement bref à proximité du domicile lié à l’activité physique individuelle. Ce n’était pas du flânage : c’était la technostructure qui écrivait chacun de mes pas. Moi, j’avais la chance de pouvoir rentrer.
Les autres ?
Dans les journaux ce matin, les discours présidentielles, l’invitation à se cultiver pendant qu’on pratique des centaines de manœuvres de décubitus ventral dans des salles de réanimation sous-équipées, pendant qu’on cherche à se nourrir dans des villes où tous ceux qui procuraient des repas sont interdits de verser la soupe, pendant qu’on s’expose pour seulement soigner ou apaiser les douleurs, pendant qu’on est terrorisé dans le foyer qui est le contraire d’un chez-soi, pendant qu’on meurt : l’invitation à se cultiver est l’autre violence qu’on reçoit en plus de celle d’être contraint à rester nuit et jour dans le même jour, la même nuit.
Oui, comme écrivait la rage espagnole de cette banderole [2] : le romantisme du confinement est un privilège de classe. Autrement dit une insulte.
arnaud maïsetti - 18 mars 2020
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.